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 L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)

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Ihriae
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MessageSujet: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyJeu 13 Avr 2017 - 19:53

Bonjour à tous,

Il y a presque une décennie, je me lançais dans la publication de ma première fanfiction.

D’avril 2011 à avril 2014, sous vos encouragements, j’ai pu produire deux tomes d’un récit que certains d’entre vous ont pu apprécier. J’avoue que je ne m’attendais pas à un tel enthousiasme.  Un troisième tome était écrit, mais encore à l’état brut, sans relecture attentive. Je ne pensais pas parvenir jusque-là, m’attendant à tout moment à me lasser de ces personnages qui finalement ne m’appartenaient pas pour une partie d’entre eux, ainsi que d’un récit dont je connaissais le moindre détail.

Si la lassitude n’est pas venue, j’ai quand même eu l’envie de m’approprier totalement les personnages de mon récit et l’univers dans lequel ils évoluent. Ils doivent moins à leurs modèles télévisuels qu'à ceux de la toute première ébauche de L'OdP. Et encore... des esquisses de ce qu'ils sont devenus aujourd'hui. Ils ont tous suivis des directions différentes. Ils ont même parfois, un passé, des racines que l’on ne trouve pas dans ce travail précurseur / initial ou même dans l'ancien OdP. Lorsque je retravaille un texte, j'ai du mal à réécrire la même chose. Alors forcément, les différences deviennent de plus en plus importantes au fur et à mesure de l'écriture au point de se détacher complètement du modèle.   

De fait, j’ai profondément retravaillé beaucoup de parties de texte, j’en ai rajouté d’autres. Mais le temps de la vraie vie s’est fait ressentir. Ce temps qui passe, envahi par le travail, les concours, la vie familiale, etc… a fait que j’ai n’ai pu réécrire ma fiction aussi rapidement que je le souhaitais.

Il y a néanmoins un bon point dans l’histoire, c’est qu’à ce jour, je n’en suis toujours pas lassée, bien au contraire, et parfois même je me laisse surprendre lors de l’introduction d’un nouveau personnage, voire de la disparition d’un autre, ou encore lorsqu'un personnage secondaire prend plus d'ampleur que prévu, ou qu'un autre ne se révèle pas aussi intéressant que je le pensais en le créant.

Je ne cesse d’imaginer de nouvelles micro aventures à mes personnages, s’intégrant dans un récit plus vaste.
Sauf qu’au rythme où je vais, il me faudra doubler mon espérance de vie pour pouvoir toutes les écrire.

Cette nouvelle et définitive (mises à part quelques petites modifications) version de Les Ombres du Passé (L’OdP), rebaptisée L'Origine de nos Peurs, parviendra-t-elle à fédérer quelques lecteurs, et même de nouveaux lecteurs ? À vous de me le dire dans vos messages. Et comme toujours, vos conseils, vos encouragements, vos remarques seront les bienvenus pour ce premier tome, mais aussi pour les suivants (pas seulement des remarques orthographiques, ou sur le style, mais aussi des points du récits peu clairs, des questions restées sans réponses, des incongruités...).

Enfin, concernant le choix de la section pour la publication de cette saga au croisement de plusieurs sous-genres de la science-fiction (dont le voyage dans le temps, l'uchronie, la dystopie, l'utopie, etc. qui apparaîtront dans les différents tomes, normalement), mais aussi du fantastique et de la fantasy, parfois de l'horreur. J’ai finalement choisi la section Space Opéra, Planet Opéra, Thématique espace et/ou E.T mettant en évidence les thèmes qui apparaissent les plus fortement dans ce récit : les extraterrestres et l'espace.

vous l'avez compris après avoir lu ces quelques lignes, beaucoup de choses ont changé par rapport à la version initiale. À commencer par le titre : L'Origine de nos peurs (si je me souviens bien, vous en trouverez l'explication au cours de ce récit... à moins que ce soit dans le tome suivant, mais, malgré mon petit trou de mémoire, il me semble bien que c'est dans le tome 1).

Bien à vous, bonne lecture,

Ihriae


Dernière édition par Ihriae le Mar 17 Sep 2019 - 9:36, édité 9 fois (Raison : actualisation)
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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyJeu 13 Avr 2017 - 20:00

PRÉSENTATION

*****************************



Auteur : Ihriae

Titre du roman : L'Origine de nos peurs

Genre : Science-fiction

Rating : PG (Accord parental souhaitable)  


Note :
Certains lecteurs ont connu une première version de ce récit sous le titre L'Ombre du Passé / OdP. La présente, titrée L’Origine de nos Peurs (ce qui permet de conserver les initiales OdP utilisées sur les fora) en est une nouvelle. Ce qui fait que, même si la trame principale est familière à ces lecteurs,  d'autres, secondaires, ne le sont pas encore. Des personnages, encore inconnus, vont entrer en scène, apportant leurs émotions, leurs sentiments et leurs actions dont les conséquences, salutaires ou néfastes, agiront sur le récit central. D'autres, déjà présents, se verront dotés d'un nouvel éclairage. Enfin, des personnages qui étaient bien connus des lecteurs, ont été recréés. Ils peuvent ressembler physiquement à ce qu'ils étaient dans la première version, ou avoir subis de légères modifications morphologiques, mais leur histoire, leurs motivations, comme leur nom, leur identité profonde ont subi des modifications plus ou moins importantes qui les éloignent de leurs modèles. Enfin, les enjeux politiques, sociaux, économiques, scientifiques... se feront aussi plus présents. J'espère maintenant que tous les lecteurs prendront plaisir à découvrir ou à redécouvrir ce texte.


Mais encore...
Ce récit est une œuvre de pure fiction dont je suis l'auteur. Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

Remerciements :
À ma famille, à mes amis. Je pense à vous. Aux personnes que je rencontre chaque jour de mon existence, pour un sourire amical, un regard bienveillant, un bonjour, un merci, un « bonne soirée », « à demain »…
Aux lecteurs de tous horizons.


Pour tous mes textes, sans exception : © Tous droits réservés Ihriae / Ihriae Najaniri / NR. 2019 ©
Vous pouvez effectuer un téléchargement de mes textes pour vos lectures personnelles, mais ils ne peuvent être vendus ou loués sous quelque forme que ce soit, à qui ou à quoi que ce soit. Citations ou / et extraits ne peuvent être reproduits, notamment lors d'une publication, quelle qu'elle soit, sur quelque support que ce soit, qu'avec mon autorisation.
Cordialement,

Ihriae
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Dernière édition par Ihriae le Mar 23 Avr 2019 - 16:29, édité 8 fois
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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyJeu 13 Avr 2017 - 20:15

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



PROLOGUE 01.1

Janvier 1849 du calendrier grégorien. Oxford, Grande-Bretagne, Terre.

L’hiver 1849 fut l’un des plus terribles que la Grande-Bretagne ait eu à subir depuis le début du siècle. Un brouillard épais couvrait la région. Ce n’était pas la première fois. Toutefois, il ne subsistait guère des jours durant sur Oxford et sa banlieue. Il n’existait pas une pierre qui ne suintait pas l’humidité, pas une touffe d’herbe qui ne pourrissait à cause des pluies incessantes des semaines précédentes. La ville souffrait jusqu’au plus profond de ses entrailles. Une mousse gluante comme de la bave de crapaud rendait le sol glissant. Parfois, des morceaux de pavé collaient aux sabots des chevaux et s’extrayaient de leur habitacle d’origine. Des cavités se formaient dans la chaussée et une eau saumâtre et malodorante les emplissait en quelques minutes. Des égouts débordants s’échappaient des milliers de rats à la recherche d’un endroit sec.

Les élégantes de la cité évitaient de quitter leurs hôtels cossus de peur de salir leurs délicates toilettes au passage des voitures à cheval et de se briser une cheville en glissant. Celles qui s’y risquaient, d’une démarche maladroite, voyaient leurs efforts de coquetterie anéantis. L’humidité ambiante alourdissait les tissus et étiolait leurs couleurs. Les pesants chapeaux ouvragés finissaient par ressembler à des salades manquant cruellement de fraîcheur. La gent masculine s’en sortait mieux, grâce au gibus. La pluie semblait glisser sur celui-ci faute de prise. S’il gardait les crânes chauves ou éclaircis par les ravages de l’âge au chaud et au sec, l’eau finissait néanmoins par dégouliner le long de leurs épaules, leur dos et leur plastron. Elle alourdissait les manteaux d’hiver, tant et si bien que les Oxfordiens donnaient le sentiment de porter le poids du monde sur ses épaules.

Ceux qui s’adaptaient et tentaient de tirer le meilleur parti de cet univers de poisse, de pourriture et de froidure, ne portaient ni de jolies robes de soie, de satin ou de velours, ni de chapeaux à fleurs surmontés de voilettes, ou de manteaux en cachemire, sauf récupérés chez un fripier ambulant et usés jusqu’à la corde. Ils ne vivaient pas dans la sécurité des bâtisses opulentes ou le confort des hôtels somptueux, à moins de les squatter à l’insu des gardiens ou des propriétaires. Ils ne dormaient pas à l’abri de jolies chambres bien chauffées, mais sous des combles parcourus de courants d’air froid en hiver, baignés d’une suffocante chaleur en saison chaude. Ceux qui vivaient au sein des quartiers ouvriers n’étaient guère mieux lotis. Ils ne se plaignaient pas, de crainte que leurs malheurs empirassent. Les bâtisses, infiltrées par l’humidité étaient devenues insalubres. Le bois et le charbon, avalés par les poêles et les cuisinières en fonte, refusaient de brûler. Des miséreux, des vieillards et des infirmes vivaient au fond des étables, des porcheries, des poulaillers, ou au milieu d’amoncellements de cageots et de bouts de tissus tendus, dans un semblant d’espace personnel, à l’abri des regards.

La classe ouvrière connaissait un taux de mortalité extraordinairement haut. En vérité, plutôt de disparitions depuis des décennies. Quand un employé ne pointait plus à l’usine plusieurs jours de suite, quand une domestique abandonnait ses seaux pleins d’eau près d’un puits sans laisser la moindre trace, quand une prostituée n’effectuait plus les cents pas sur son trottoir, ils étaient alors considérés comme disparus, mais pas encore décédés, bien que nul ne se fasse d’illusion sur ce qui leur était advenu. Habituées aux règlements de comptes entre gangs rivaux, aux dettes impayées, aux crimes crapuleux, aux suicides et aux épidémies, et par manque de moyens, les autorités judiciaires n’entreprenaient rien. En revanche, lorsqu’un notable et sa famille disparaissaient, abandonnant leurs possessions, et un dîner à peine entamé, cela devenait autrement dérangeant.

Le premier à s’en émouvoir fut Cyrus Haviland. Il écrivit un compte-rendu détaillé au sujet des disparitions. Six cas sur la cinquantaine dont il prit connaissance. Il transmit son rapport à son supérieur hiérarchique. Pas à celui qui se situait directement au-dessus de lui, mais quelques crans plus haut. À cela, une raison simple : le premier avait disparu tandis qu’il se rendait chez sa mère, à la campagne, en périphérie de la ville. Trouvant curieux que les bouteilles déposées, la veille, sous le porche du cottage ne lui soient pas rendues, le laitier avait donné l’alerte. Leur absence indiquait que l’Inspecteur en chef ou l’un de ses proches les avait bien ramassées. Les bagages, déchargés et déposés sur le pavé, humide et froid, du hall de la résidence y étaient restés quatre jours durant. Jusqu’à ce que son subalterne, Haviland, investisse les lieux avec un collègue et six agents de ville. Ils ne trouvèrent aucune trace de présence humaine à l’intérieur de la propriété. Pas le moindre cheveu de la perruque de l’inspecteur en chef, de sa mère, ou du cocher qui les avait conduits chez eux. Les chevaux de la berline et les petits chiens de race de la vieille dame avaient également disparu. Rien, à part la carriole renversée, ne démontrait une lutte acharnée destinée à sauver leur vie. L’inspecteur prit soin de le mentionner dans son rapport. Il s’agissait de la cinquième absence considérée comme inquiétante.

La sixième était celle du super intendant, une semaine et un jour après son subalterne. Il avait disparu avec sa femme et leurs six enfants, un dimanche, probablement juste à la fin du déjeuner familial auquel participaient également sa sœur et son beau-frère et leurs trois marmots en bas âge. Au total, treize personnes s’étaient littéralement volatilisées. Le policier ne tenait pas à devenir le septième cas d’évanouissement, sans explication ni trace, relaté par l’un de ses collègues, et classé.

En règle générale, les enquêtes criminelles de province restaient de simples comptes rendus qui parvenaient rarement jusqu’à Londres. Là, ces affaires non résolues dépassaient ses compétences, raison pour laquelle il réclama des renforts. Ces derniers ne furent pas ceux auxquels il s’attendait.

En une semaine, Oxford vit débarquer un contingent constitué de policiers et de soldats coloniaux à l’uniforme impeccable et à l’allure aussi rigide que des barreaux de chaise. Les premiers n’étonnèrent pas. Les seconds détonnèrent carrément dans la société conventionnelle et hermétique de la cité. Pas autant que les hommes en costume sombre, lunettes à verres noirs, cerclés d’or ou d’argent, haut chapeau qui dirigeaient l’ensemble. Ils portaient des cannes qui, entre leurs mains, s’apparentaient à des armes. Ils n’évoquaient pas les forces de l’ordre habituelles. Quoique cette idée tienne d’une opinion personnelle et non d’une réalité prouvée, Haviland se fiait à ses intuitions et préférait se méfier. Ils agissaient sur les ordres de la Reine Victoria et de son Premier ministre, Lord John Russel, l’apprit-il plus tard. Ils prirent possession de l’ensemble des bâtiments de l’Université.

Les nouveaux arrivants ne correspondaient pas aux renforts idéaux imaginés par le policier. Ils n’accomplissaient pas les tâches habituelles et n’expédiaient pas celles qui paraissaient ingrates à un homme tel que Cyrus Haviland. Ils étudiaient, dans le détail, les dossiers des enquêtes en cours comme les anciennes, et ils menaient de nombreuses vérifications dans les endroits où les enlèvements s’étaient produits. Ils s’y rendaient, procédaient à des échantillonnages qu’ils confiaient, à des fins d’analyses, aux chimistes les accompagnant.

Selon Haviland, à part les six disparitions le touchant de près, il n’existait pas de nouveaux cas, quant aux anciens… Sans ressentir la moindre culpabilité, il se disait qu’il ne pouvait rien pour les morts. Il était certain du sort funeste des autres victimes. Seuls les vivants importaient. Cependant, il avait eu beau ordonner, distribuer des consignes, puis tenter de simples suggestions, à chacun de ses efforts, un officier l’écoutait poliment sans donner suite à ses demandes. Les nouveaux venus n’obéissaient qu’à une seule personne : un dénommé Lafferty.
L’ORIGINE DE NOS PEURS

Tome 1 : Esmelia


PROLOGUE 01.2
Cyrus Haviland ne connaissait ni son prénom, ni son grade, s’il en avait un. Il l’avait remarqué dès son entrée dans le poste. Lafferty était un homme de grande stature, au physique et à l’attitude charismatique. Il dirigeait le curieux régiment et ses lieutenants sans paraître leur donner des ordres ou leur imposer la moindre contrainte. Il ne semblait pas avoir de théorie sur les disparitions. Selon les brèves discussions que l’inspecteur d’Oxford capta entre les hommes en costume sombre et les militaires, ils devaient garder l’esprit ouvert.

Mais sur quoi ?

Une question qu’il se posait sans en trouver la réponse. Et les jours passant, l’inspecteur se demandait s’il désirait vraiment la connaître.

Charismatique, mais taciturne, le responsable de cette unité lui donnait des sueurs froides. Pas franchement le genre de personne avec laquelle il appréciait de passer des moments intimes. Ce Lafferty ne ressemblait ni à un policier, ni à un gangster repenti, encore moins à l’un de ces détectives grassement payés de Londres. Ses dépenses semblaient autant limitées que sa garde-robe. Il lisait beaucoup, dormait rarement et mangeait peu. L’inspecteur se demandait comment un corps aussi grand et athlétique pouvait supporter un tel régime. Il ressemblait davantage à un archiviste perdu au milieu de ses livres et parchemins, vivant en ascète qu’à un homme de loi. Ou bien, il devait s’agir de l’un de ces calvinistes purs et durs.

Les yeux gris de Lafferty ne recelaient ni méchanceté, ni cruauté, au contraire. Cela dit, son regard d’acier semblait aiguisé et pénétrant, pareil à la lame du surprenant sabre courbe qui l’accompagnait, même lorsqu’il lisait ou écrivait, installé à sa table de travail. Il s’exprimait rarement en dehors de son cercle de connaissances. L’inspecteur parvint à lui parler, une fois, brièvement. Il fut marqué par sa voix basse et profonde teintée d’un accent irlandais. Il choisissait chacun de ses mots comme s’il voulait s’en obliger l’économie. Saisi par une crainte instinctive, l’Oxfordien évita de croiser son regard. Le seul moment où il n’avait pu l’éviter, il eut l’impression que cet homme était parvenu à pénétrer au cœur des abysses de sa conscience pour y déchiffrer ses pensées inavouées.

Cyrus Haviland savait s’adapter en fonction de ses interlocuteurs. Il leur disait toujours ce qu’ils souhaitaient entendre, et ce qui servait ses propres intérêts personnels ou politiques. Aussi, n’était-il pas rare qu’il dise une chose aux uns et tout autre chose aux autres. S’il devait être mis en face de ses contradictions, en bon avocat qu’il aurait pu être, il niait farouchement allant jusqu’à trouver une satisfaction certaine à déstabiliser le contestataire, voire à le discréditer. Mais face à ce Lafferty, il lui était étrangement impossible de dire quoi que ce soit, car il semblait déjà tout savoir. Il s’abstint dès lors de méditer sur ses autres secrets. Ils en disaient encore plus long sur sa véritable nature. Il frémit intérieurement.

Lafferty prononça la fermeture de la Bod, la bibliothèque Bodléienne, au grand dam des étudiants, des professeurs et du personnel. Il ordonna le rapatriement de tous les ouvrages d’histoire, de géographie, de littérature concernant Oxford et ses environs, se trouvant dans les bureaux des professeurs, les salles de cours ou dans de petites bibliothèques annexes que quelques vieux enseignants s’étaient appropriés. Ces derniers ne comptèrent pas obéir à cet étranger à leur petit univers jusqu’alors tranquille. Aussi ne s’inquiétèrent-ils de ces ordres que lorsque les policiers vinrent fouiller leurs annexes, ainsi que leurs bureaux et leurs logements personnels. Ils n’eurent pas le temps de substituer le moindre des précieux ouvrages. Lorsqu’ils se plaignirent auprès de lui, le doyen les renvoya chez eux sans discussion possible avant de s’isoler dans ses appartements. Il n’était plus le maître de son Université, juste un locataire dont les nouveaux occupants ne souhaitaient visiblement pas la présence.

Malgré le renvoi de ses occupants habituels, le campus ne resta pas désert. L’officier de police et le directeur ne furent pas invités à partager les mystères que protégeaient jalousement les coloniaux. Toutefois, l’inspecteur remarqua que ces hommes ne s’occupaient pas de poursuivre les pickpockets, ou de régler les querelles de beuveries, les violences conjugales, de mettre fin aux paris illégaux et de fermer les tripots clandestins. Ils les arrêtaient, sans tenir compte de l’importance de leurs délits ou de leurs crimes, les conduisaient dans l’une des salles de Christ Church, les interrogeaient à l’abri des regards, avant de les relâcher en ville. Pour la plupart, du moins. Durant quelques jours, ce fut un incessant va-et-vient de brigands de tous genres, mais aussi d’honnêtes gens, au sein de la prestigieuse institution.

Ainsi qu’une partie de la population d’Oxford, le doyen et l’inspecteur remarquèrent que certains des guerriers provenaient de tribus issues des colonies. Le moins concevable pour les deux notables oxfordiens fut leur intégration aux forces de l’ordre, ou à ce qui y ressemblait, et qu’ils jouissaient des mêmes prérogatives que leurs collègues blancs. Ils transportaient, sans restriction, un arsenal semblant directement sorti de la Tour de Londres durant ses sombres moments.

Aucun de ces étrangers ne chercha à communiquer avec les derniers résidents de l’Université ou avec les habitants de la ville. Haviland pensa qu’ils ne parlaient pas anglais et ne dialoguaient qu’entre eux, dans leur langue d’origine. Une piètre explication qui le laissa satisfait néanmoins.

Le doyen parvint à une conclusion équivalente, avec une immense conviction, parce que cela lui convenait parfaitement. Il ne souhaitait pas adresser la parole à l’un de ces sauvages venus des profondeurs de l’Asie, des déserts d’orient, des savanes africaines, des jungles sud-américaines. Puis il vit débarquer et s’installer à l’intérieur de la cour d’All-Souls-College, les convois de chariots, anciennes propriétés d’un cirque ambulant. Au lieu de fauves, ils retenaient des prisonniers humains, pieds et poings liés par de lourdes chaînes. Ils furent rejoints dans leur prison par les bandits que n’avaient pas libérés les hommes de Lafferty.

D’abord offusqué qu’un tel traitement soit appliqué à des êtres humains, le directeur se ravisa en reconnaissant des criminels notoires parmi les prisonniers : une espionne et un meurtrier. À l’époque de leur “gloire”, la presse les surnommait “La Belle Indienne Sans Pitié” et “Le Croquemitaine”. La première sévissait aux Indes, sa patrie de naissance. De parents anglais, elle avait acquis, très jeune, les coutumes et certaines idées politiques de son pays d’adoption. Les journaux rapportèrent qu’elle avait secrètement épousé l’un des chefs d’une obscure tribu qui s’était ouvertement déclarée contre la couronne et prônait l’indépendance. Initialement arrêtée en tant qu’espionne, elle avait été accusée du meurtre par exsanguination d’une famille de colons, et de cinq soldats. Le Croquemitaine, lui, avait commis ses méfaits en Écosse. Les victimes étaient des enfants enlevés dans leur foyer pendant leur sommeil. Lors de son procès, il s’était cruellement vanté de les avoir cuisinés et mangés.

Le maître des lieux ne se sentit pas seulement horrifié de voir des criminels dans l’une des enceintes de son université, de les savoir si proches de lui. Il s’imaginait de taille à lutter contre eux si cela devait s’avérer nécessaire. Il n’avait pas une allure athlétique avec son ventre qui dans quelques années l’empêcherait totalement de voir la pointe de ses pieds, il était cependant assez grand et large d’épaule. De plus, il pratiquait régulièrement des exercices en plein air comme la marche et d’autres auxquels il s’empêcha, vivement, de penser.

Il fut surtout stupéfié par le fait qu’ils soient toujours en vie alors que, selon la presse, La Belle Indienne avait été officiellement fusillée à Pondichéry, et lui, pendu à Londres. Leur présence, celle des cages à fauves entreposées dans la cour, celle d’un bataillon d’infirmières et de médecins et, pour finir, l’arrivé de sept dignitaires religieux (un abbé, un pasteur, un imam, un rabbin, et curiosité, un chaman peau rouge, un sorcier noir et un moine bouddhiste), tous installés dans les chambres d’internat, n’avaient rien de rassurant. Le doyen y vit un danger auquel le diable ne pouvait être étranger. Il prit peur. Il remplit ses valises en quatrième vitesse et décida sur le vif d’aller passer les prochains jours chez sa sœur. Le temps d’oublier ce qu’il avait vu, ou cru voir. Il ne resta plus que le maître des clés, Vaxent Tenbarts, l’intendant de l’Université, sourd comme un pot, et à moitié aveugle et qui, ayant participé à plusieurs guerres en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique, se fichait comme du premier trou à ses chaussettes de l’agitation régnant sur son empire.

De son côté, Haviland jugea qu’il avait d’autres affaires en cours, certes mineures, en attendant d’en savoir plus sur le sort de ses supérieurs hiérarchiques. Il préférait se tenir loin de cette agitation qu’il regrettait d’avoir contribué à créer.
L’ORIGINE DE NOS PEURS

Tome 1 : Esmelia


PROLOGUE 01.3
Loin de cette agitation, Liam Finley, Peter Woodsburry et Tom Roberts se moquaient du diable et de sa cohorte, même s’ils se signaient à leur évocation. Les gamins, respectivement âgés de 13, 12 et 9 ans, remarquèrent effectivement l’apparition de nouveaux policiers et de militaires patrouillant dans les rues de leur ville. Ces derniers ne s’occupant pas d’eux, ils n’eurent donc pas, dans l’immédiat, aucune raison de s’alarmer de leur présence.

L’une de leurs préoccupations habituelles consistait à vider les poches de ceux qui possédaient de l’argent. Œuvrant près des tripots, il leur fallait surtout éviter les “gros bras”, les bandes et les barbillons qui n’hésiteraient pas à leur casser les genoux, à leur couper une main, ou pire. Leur soif d’aventures occupait le deuxième rang de leurs activités. Enfin, leur ultime obsession était celle de tout être vivant : survivre. Ils devaient dénicher à manger, ou de quoi gagner quelques pièces. Honnêtement.

Peter avait généreusement proposé de ramasser des escargots dans le parc du domaine de Pellegrin et de les vendre ensuite au marché. Avec de la chance, des gargotiers et des marchands de soupe les leur achèteraient. Les Anglais appréciaient les escargots sous leur forme alimentaire, les touristes du continent en raffolaient. Au pire, ils s’efforceraient de les manger afin de se remplir le ventre. Ils n’auraient pas à en avaler de grosses quantités tant ils étaient charnus.

La bâtisse des Pellegrin, une construction entourée d’un immense parc arboré s’élevait en bordure de la vieille cité depuis un bon siècle. La localité s’était étendue à l’ouest et au sud. Les propriétés, et les bâtisses construites à la même époque, ainsi que les terres qui les entouraient, avaient été avalées par les zones industrielles, intégrées aux quartiers résidentiels. Elles avaient contribué à l’évolution de l’agglomération, contrairement au domaine de Pellegrin. Aujourd’hui, la cité semblait s’en tenir à distance. Une avenue vide de vie séparait la ville de la propriété. Les oiseaux avaient déserté les arbres la bordant. Les cochers effectuaient un détour, et rares étaient les promeneurs s’aventurant sur cette artère. Son atmosphère pesante et son silence lugubre les inquiétaient.

Il en fallait beaucoup pour effrayer des gamins qui connaissaient la faim, la pauvreté et les aléas de la vie, et qui essayaient mettre du baume sur leur existence en ramassant les magnifiques gastéropodes. Ils entendaient les coquilles craquer sous les semelles de leurs souliers. Ils n’avaient qu’à se baisser et les ramasser dans la bruine épaisse tombée sur Oxford depuis ces derniers jours.

Les gamins en étaient aux deux tiers de leur récolte lorsqu’ils se rejoignirent au pied de l’immense édifice de briques. Elle n’était pas laide comparée aux majestueux édifices de la ville. Elle aurait même pu être rassurante avec ses briques de différents rouges, ses grandes fenêtres, ses arches soutenues par des colonnes, ses balcons, sa verrière, et ses toits tout en rondeurs. Pourtant, elle leur parut plus qu’impressionnante du haut de leurs jeunes années. Certains de ses éléments ne semblaient pas à leur place ou n’auraient pas dû exister leur parut-il. Il y avait quelque chose de déconcertant dans l’architecture de la vieille demeure. Ils ne parvenaient pas à définir en quoi, ni pourquoi. Était-ce le lierre d’un vert très foncé qui la recouvrait ? À cette saison, les feuilles auraient dû être tombées. Ici, elles arboraient une couleur chatoyante alors que le cœur de l’hiver battait avec force.

— ’savez c’qu’on raconte sur c’te bicoque ? demanda Peter Woodsburry sur le ton de celui qui en sait beaucoup sur la chose la plus secrète de l’Angleterre.

Peter était un garçon aux cheveux bruns, au teint maladif et au regard d’un bleu délavé. Il était petit et maigrichon. Néanmoins, les gamins de son quartier ne se seraient pas avisé de lui taper dessus, ou simplement de lui chercher des poux. D’abord, il savait jouer des poings et des pieds. Ensuite, ceux qui s’y essayaient encouraient la vengeance de Liam Finley, plus grand et plus costaud, que les gamins de son âge, et aussi malin qu’un singe.

Liam haussa les épaules. Il avait les cheveux d’un brun sombre, longs et attachés sur la nuque par une ficelle. Les taches de rousseur qui constellaient sa figure soulignaient ses yeux bleus et vifs. Habituellement, il était le plus bavard du trio, mais depuis qu’ils se trouvaient à l’intérieur du parc, il n’avait pratiquement pas dit un mot. En dehors d’avoir chacun une flopée de frères et sœurs, Peter et lui étaient cousins.

Contrairement à Tom Roberts.

Seul et unique enfant, Tom vivait avec son père. Sa mère était morte en lui donnant la vie. Il avait des cheveux blonds, une figure ronde et joufflue, preuve de sa bonne santé, et des yeux aux prunelles d’un marron très doux. Généralement, lorsqu’il s’absentait, des semaines, parfois des mois, son paternel, représentant en matériel agricole, le laissait aux bons soins de la voisine. Tom ne se plaignait pas de sa vie et Ann Donahue n’était pas une méchante femme. Au contraire, s’il avait eu son mot à dire, il aurait voulu que son père se marie avec elle. Souvent, il parvenait à échapper à la surveillance de cette bonne Donahue, trop occupée à vendre ses fleurs, en vue de rejoindre Liam et Peter. Si elle se fâchait à son retour, il trouvait constamment le moyen de lui ramener une babiole qui adoucissait sa punition.

— ’vas nous dire qu’y a des rev’nants dans c’te baraque ? avertit Liam qui connaissait le goût de son cousin pour les histoires d’êtres fantastiques et mythologiques.

— Non.

Tom s’attendit à ce qu’il y ait une suite. Peter n’ajouta rien. Ils restèrent le nez levé à regarder les fenêtres, cherchant à deviner quel genre de fantôme pourrait y apparaître. Tom eut le sentiment d’être observé depuis la lugubre bâtisse malgré le brouillard. Plus ils la contemplaient, plus cette impression se renforçait.

— Alors, qu’est-ce qu’on radote ? insista Liam que le silence inhabituel de Peter intriguait.

— Rien. Parce que ceux qui sont entrés dans c’te bicoque en sont jamais ressortis.

— Ah oui ? Dis pas qu’tu veux y entrer pour vérifier ? Parce que moi, j’croyais qu’on était là pour rafler des cagouilles, et si on veut les écouler avant la fin du marché, faudrait pas qu’on lambine trop.

— Moi, je ne rentre pas dans c’te baraque, lâcha Tom en baissant la tête. On finit ce qu’on a à faire et on s’tire d’ici, fissa.

Peter haussa les épaules.

— ’ai dit qu’on allait s’faire les meilleurs cagouilles d’Oxford, rien d’plus.

— De toute l’Angleterre.

— Quoi de toute l’Angleterre ?

Liam sourit.

— T’as dit : “on va s’faire les meilleures cagouilles de toute l’Angleterre”.

— Et que si on en ramasse assez, et qu’on les vend tous, avant la fin du marché on fera du bénéfice, ajouta Tom.

— Sûr que j’l’ai dit, acquiesça Peter. Et il est pas né c’ui qui m’fera mentir. Et si on fait ça souvent, on sera riche à Noël.

Il ponctua sa phrase d’un clin d’œil et d’un éclat de rire.

Simultanément, ils songèrent qu’être fortunés devait être très agréable, mais ce labeur ne les rendrait pas immensément riches. Au moins, il ne leur demandait pas de gros efforts.

Ils convinrent de se séparer pour terminer le ramassage et, de se rejoindre devant la grille du domaine d’ici une trentaine de minutes.

La moitié de ce temps passée, Tom remarqua que le brouillard était devenu plus intense. Il balança son sac de toile plein à craquer par-dessus son épaule. Il ne pourrait contenir plus d’escargots sans se fendre. Le garçon remonta lentement l’allée de graviers humides qui entourait de la demeure. Un crissement le stoppa net. Devant lui, une ombre apparut. Elle se situait à cinq mètres environ. Il mit un court moment à reconnaître la silhouette de Liam à travers le brouillard. Il soupira et se remit en marche vers lui.

À cet instant qu’il perçut les voix.

Pas vraiment des voix… Plutôt des chuchotements.

Il rejoignit Liam. Lui aussi avait les entendus.

— J’croyais que Peter était avec toi, s’étonna celui-ci.

— Bah, tu vois, il est pas là.

Un frisson parcourut le dos de Tom. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête.  Il avait continuellement le sentiment d’être surveillé. Il essaya d’écouter ce que disaient les murmures… Il parvint à saisir de vagues mots : joufflu… nuit… petit… Je les veux… Je veux ses dents… Petites dents…

Liam lui donna un coup de coude dans les côtes qui le sortit de sa léthargie.

— On dirait qu’une aut’équipe veut nous piquer not’business… La clique à Johnny Eccleston, j’te parie. Ils essaient d’nous faire peur et d’nous piquer not’butin… Va falloir qu’on leur fasse savoir : ici, c’est chasse gardée. Propriété privée. Va chercher Peter… Pendant c’temps, j’essaie de voir si y a moyen d’avoir l’dessus.

La frayeur de Tom descendit d’un cran. La bande de Johnny Eccleston ne figurait au premier rang de sa liste de souhaits, mais aucun de ses membres ne ressemblait à un esprit frappeur.
L’ORIGINE DE NOS PEURS

Tome 1 : Esmelia


PROLOGUE 01.4
Il avait aperçu Peter plus tôt, près de la fontaine. Il marcha dans sa direction d’un pas léger et discret, quoique moins assuré qu’il l’aurait souhaité. Il entendait constamment les chuchotements et les rires grinçants. Ils ressemblaient à des murmures étouffés. Il buta contre un obstacle. Pas un caillou, il en fut certain, et tomba le nez dans un mélange gravillons et de terre envahis d’herbe humide et froide. Son sac de toile passa par-dessus son épaule.

Il se releva, jurant à voix basse, replaça sa casquette sur sa tête et tourna sur lui-même pour comprendre ce qui l’avait fait chuter. Il vit le grand panier en osier de Peter, totalement renversé, vidé de son contenu. Tom commença à ramasser les mollusques éparpillés dans les cailloux humides. Ils tentaient de se carapater, lentement, mais sûrement. Il tira son propre sac à côté du panier avant de secouer sa veste trempée et terreuse. Un bruit sinistre, pareil à une mâchoire qui se referme sur le vide, à des godillots écrasant des coquilles d’escargot ou une tige de bois sec qui se casse, l’incita se redresser avec vivacité. Le bruit provenait de la fontaine… Là où il avait vu Peter, la dernière fois.

— Peter ? souffla-t-il faiblement, effrayé.

Son appel se répéta tel un écho, anormalement déformé, car il n’y reconnut pas sa propre voix. Cela provenait de la fontaine…

Retenant son souffle, Tom avança, lentement, aussi silencieux qu’un écureuil. L’eau sombre du baquet de la fontaine était gelée et la glace, opaque, gercée, légèrement sillonnée en creux par le sang encore chaud. Tom en conclut que l’animal auquel il avait appartenu était mort récemment. Il devait aussi être sacrément gros, car il y avait beaucoup de sang. Des éclaboussures sur la surface de la glace et sur la pierre, accompagnaient une ligne sanglante montant le long la sculpture qui surplombait la fontaine. Celui qui l’avait construite avait voulu représenter une sorte d’enchevêtrement de plantes exotiques. Au sommet, surgissait la tête d’un lion rugissant, la gueule grande ouverte et réellement sanguinolente. Un truc bizarre semblait enroulé autour de l’une des canines de pierre. La sculpture et la fontaine étaient adossées au mur nord de l’habitation. Dans la gueule du lion, se trouvait une cavité d’où la source aurait dû couler. Une bestiole s’était sûrement installée au fond de la canalisation. Elle y cachait ses réserves et évacuait les surplus de ses repas d’une manière ingénieuse. Quel genre de bête était-ce là ?

Tom eut beau se dire que sa peur était irraisonnée, il aurait quand même souhaité que Liam, ou Peter, soit à ses côtés.

Il grimpa, tant bien que mal, sur le rebord de la fontaine, attentif à ne pas mettre les mains dans le sang. Il s’assura qu’il pouvait marcher sur la glace sans la briser. Il se supposa léger. Néanmoins, il préféra en avoir la certitude et la testa en tapant du pied. Son instinct hurla désespérément qu’il commettait une bêtise, et qu’il la payerait cher. Ce fut plus fort que lui. Il pensa à Liam qui les attendait. Pas question de le rejoindre sans Peter. S’ils devaient se battre face à Johnny Eccleston et son équipe, trois ce serait mieux que deux. Liam ne se jetterait pas au sein d’une bagarre en étant certain de la perdre. Dans l’immédiat, Tom avait une excuse, et une excellente raison de rester ici : Peter repasserait sûrement au moment de prendre son panier…

Il faisait maintenant face à la gueule béante du lion. Si le fauve avait été vivant, il lui aurait trouvé une haleine de poney. Il n’empêchait… S’il n’était qu’en pierre, ça puait pire que dans un trou à rats.

Il tendit la main vers l’objet de sa curiosité, recroquevillé autour de l’unique canine encore entière du lion. Ça semblait vivant, ou frais, épais, charnu et sanguinolent. Il ne parvenait pas à le définir autrement que comme un bout de viande crue. Il devait le saisir afin de l’observer de près.

Sa main dévia légèrement. Il venait de sentir quelque chose sous son soulier. Il baissa le regard et vit trois petits cailloux blancs maculés de sang. Non… Pas des cailloux… Dans son esprit, le mot “dent” se fraya un chemin. Il se baissa et les ramassa. Oui… C’était des dents, pas les crocs d’un animal de chair et d’os, ni les ratiches que le lion de pierre avait perdues… Il les fit rouler au creux de sa main. Puis il observa avec circonspection la canine du lion, là où s’enroulait ce qui avait attisé sa curiosité. Il prit prudemment l’objet. Il était mou, moins qu’une grosse chenille cependant, et tiède. Il la porta à hauteur de vue.

Il faillit la lâcher lorsqu’il comprit ce dont il s’agissait. Il ne put amorcer son geste à cause des deux lueurs argentées qui s’illuminèrent à l’intérieur de la gueule béante du lion de pierre. Il se sentit incapable de bouger, tétanisé par la peur.

Un “visage” qu’il ne parvint pas à définir, sur le moment, que par ses grands globes oculaires remplis de mercure irisé, vides de pupille, sortit de l’obscurité. Tom ouvrit la bouche. Il hurla de frayeur lorsque la tête grise, telle de la cendre, imberbe, s’extirpa de la cavité, un cou malingre, des épaules décharnées et de longs bras osseux, terminés par de petites mains aux doigts crochus suivirent. L’étonnant gnome hurla à son tour. Ses vociférations ressemblaient aux grouinements d’un cochon sur le point d’être égorgé. Sa bouche s’ouvrit de façon démesurée découvrant quatre rangées de crocs blanc neigeux, partagées entre le haut et le bas de la mâchoire. D’autres tapissaient son palais et sa langue, ou ce qui ressemblait à une langue. L’horrible farfadet lui arracha des mains ce qu’il avait pris pour un être vivant et qui était… un petit doigt. Elle se renfonça dans le trou… Son trou.

Effrayé par la créature qu’il venait de voir, Tom lâcha les quenottes qu’il tenait encore au creux de son poing gauche et recula, pris de panique. Il patina dans la traînée de sang et partit à la renverse.

Couché sur le dos, par terre, devant la fontaine, il comprit que l’affreuse créature venait de lui dérober le doigt de Peter. Sa conscience essaya de contrecarrer cette pensée pour ne pas sombrer. En vain. Où se trouvait le reste de son ami ? À l’inverse de ce qu’il imagina d’abord, rien à part la goule de l’enfer n’était sorti du trou… Au contraire… Elle l’avait vidé de son sang, ce sang dans lequel il était en train de patauger, et elle s’était débrouillée pour y engouffrer son ami, de force… et le boulotter.

Tandis qu’il s’efforçait de garder en mémoire cette conclusion malgré le chaos qui menaçait de l’anéantir, il se releva à nouveau et courut, sans réfléchir, vers l’endroit où devait se trouver Liam. Il se sentait mal. Ses jambes lui faisaient l’effet d’être en coton, et ses pieds en plomb. Il repensa que la gargouille l’avait touché en reprenant la dent. Il avait eu l’impression d’avoir été égratigné par une branche morte. Pourtant, elle avait dû le contaminer, l’empoisonner… Une maladie mortelle… Bientôt, ses os se casseraient, s’effriteraient… Elle avait enfourné Peter dans l’étroite cavité grâce à cela…

Il se souvint des longs doigts noirs, griffus et secs du rejeton de Satan. Sa main ne lui avait pas semblé plus grosse que la patte d’un chat, mais avec des griffes infiniment longues. Tom sentit monter un haut-le-cœur. Il ne voulait pas finir dans un trou, les os brisés.

Il retrouva le panier de Peter et son sac de toile. Cette fois, il évita instinctivement l’obstacle malgré sa panique. Il s’arrêta et regarda autour de lui. Il voulut appeler Liam, seulement aucun son ne sortit de sa gorge. Ce qui lui sauva sûrement la vie, mais il n’en prit conscience que bien des années plus tard. Il entendit des sanglots à peine couverts par les susurrements… De nouvelles voix. Elles étaient plus nombreuses. Tom marcha lentement en direction des chuchotements et des gémissements. À travers la brume, il vit une forme mouvante sur le sol devant lui.

Il s’approcha, franchissant chaque voile de brouillard qui le séparait de l’ombre. Mais elle n’était pas seule. Elle était une multitude de petites silhouettes obscures. Elles bondissaient sur Liam, pareilles à des singes facétieux, et affamés, tirant ses cheveux et ses vêtements, griffant ses joues, arrachant des bouts de chair, bouffant le lobe de ses oreilles, lapant le sang qui coulait de ses plaies profondes, grognant avec rage.

Assez près, il distingua d’autres goules, aux faces grimaçantes, pareilles à celle de la fontaine. Comparées à Liam, elles étaient petites. Un pied, ou deux. Dix, si on leur étirait les bras et les jambes jusqu’au bout des griffes. Dix, ce devait être le nombre de gargouilles s’acharnant sur leur victime. Tom avança d’un pas vers lui. Il voulait secourir son ami. Il ignorait de quelles manières y parvenir. Son esprit, paralysé par cette vision d’horreur, refusa de lui en donner le moyen.
L’ORIGINE DE NOS PEURS

Tome 1 : Esmelia


PROLOGUE 01.5
Un des diables vit Tom et bondit du dos de Liam en direction de sa nouvelle proie. Elle atterrit avec souplesse entre son ami et lui. Elle le regarda avec ses grandes billes argentées. Elle sentit qu’il représentait un risque à l’égard de ceux de son espèce, car elle amorça un sifflement entre ses dents…

Avant qu’elle puisse donner l’alerte, et que ses forces l’abandonnent définitivement, Liam parvint à se traîner jusqu’au gnome. Au prix d’un dernier effort, il lui saisit l’une de ses deux pattes et tenta de se servir de la créature pour faucher les autres monstres. En vain. Alors, de son autre main qu’elle chercha aussitôt à mordre, il lui serra le cou et la retourna tête vers le bas. Il l’écrasa de toutes ses dernières forces dans sol caillouteux.

Le craquement des os du diablotin s’imprima durablement dans l’esprit de Tom.

Cela sembla être facile, autant que briser la tête en porcelaine de l’une de ces poupées de chiffon dont les petites bourgeoises ne se lassaient pas. Voyant le sort réservé à l’un des leurs, les gnomes s’acharnèrent davantage sur leur proie. Tom distingua la figure de son ami ensanglanté, tordue de douleur. Il vit ses lèvres fendues articuler un mot à son intention, puis de sa main libre, l’autre tenant toujours le gnome, il exécuta le signe qu’ils utilisaient lorsqu’ils se cachaient des condés ou d’une bande rivale et ne pouvaient se parler de vive voix. Il disait clairement « Va-t’en ! Fuis ! ».

Tom hésita à peine une seconde avant de détaler. Il courut vite, car sa vie en dépendait. Il entendit encore les chuchotements. Ils lui embrouillèrent le cerveau. Puis, ils disparurent lorsqu’il traversa l’avenue. Il prit alors conscience que, durant les attaques, ni Peter ni Liam n’avaient crié. Qu’est-ce qui les en avait empêché ? Les démons leur avaient-ils pris leur voix ?

La rue était déserte… Personne pour les aider… Il entra dans la ville… Il continua à courir sans voir âme qui vive. Il glissa sur les pavés, s’écorcha les genoux et les paumes des mains. Il se releva et recommença à courir. Il n’entendait plus les murmures. Pourtant, il sentit inconsciemment que jamais ils ne le quitteraient. Peter disait que personne n’avait pu raconter ce qui arrivait à ceux qui pénétraient dans la demeure parce que personne n’en sortait. Jamais. Les goules ne laissaient aucune trace de leurs actes malfaisants. Liam ne pouvait pas être sauvé. Quant à lui, tôt ou tard, elles le retrouveraient… Cette idée le terrorisa et eut raison de son esprit vacillant.

Il fut soudain arrêté par un mur, de plein fouet. Il voulut s’écarter, mais il se sentit soulevé du sol… Une poigne puissante. Il sentit son cœur dérater lorsqu’il vit la figure sombre au niveau de la sienne. Ses yeux laiteux aux pupilles ambrées… Il hurla quand la face ténébreuse sourit de toute sa denture d’une blancheur éclatante. À bout de forces et de nerfs, il finit par s’évanouir de terreur et d’épuisement.


Trois jours plus tard, un grand homme aux larges épaules légèrement voûtées se tenait debout au pied de la vaste habitation de la propriété Pellegrin, moins impressionnant qu’elle l’avait été. Il paraissait engoncé dans son manteau noir. Le domaine, lui, ressemblait à un territoire ravagé par la guerre avec ses fenêtres descellées dont les rideaux en lambeaux depuis longtemps pendaient lamentablement par les excavations à ciel ouvert. Les murs des façades étaient éventrés. Des parties entières manquaient. À l’intérieur, chacune des pièces semblait avoir implosé. Quant au parc, il n’en restait guère qu’un vaste champ labouré, constellé de fosses profondes et veiné de tranchées boueuses d’où s’échappaient des volutes de fumée. Les végétaux, débités en rondelles, étaient incinérés dans des fourneaux installés au milieu du boulevard. Au-delà de la rue, le trottoir était noirci d’amateurs de faits divers venus en nombre malgré le temps peu charitable. Quelques-uns, parmi eux, auraient pu être tentés de voler du bois en guise de chauffage. Ils s’en abstinrent. Ils ne tenaient pas à fréquenter le diable de près, encore moins à lui offrir le gîte et le couvert.

— Lafferty ?

L’interpellé sembla sortir d’une profonde méditation en voyant son nouveau lieutenant, Dorcas, un Anglais, approcher.

Vêtus de manière analogue, les deux hommes pouvaient être difficilement identifiés de loin. Toutefois, confondre Lafferty avec qui que ce soit était impossible. Il était plus grand que la moyenne des hommes qu’il dirigeait, plus âgé que ses subalternes et plus expérimenté que chacun d’entre eux. Distance, réserve ou pudeur, il n’avait exprimé aucune émotion face aux horreurs, au moment de leur découverte, dans les tunnels qui traversaient le domaine.

Dorcas, avec son visage poupon, aurait pu être son fils, mais ils n’entretenaient ni ressemblance physique, ni affinité psychologique. À la surface du regard bleu azur de l’anglais brûlaient les feux de la colère et du fanatisme. Il possédait la fougue et la révolte de sa jeunesse et il croyait profondément en sa mission.

Le regard de Lafferty était serein et averti. Il avait vu tant d’atrocités ces dernières années.

— Combien ? demanda-t-il d’une voix profonde et mesurée.

— Nous n’avons pas encore compté les animaux, sûrement des milliers, mais nous avons déjà découvert une centaine de dépouilles humaines… Enfin ce qu’il en reste… Je ne comprends pas… Personne ne s’en est rendu compte…

— Ces disparitions s’étalent sur deux siècles au moins. Poussée par la faim ou l’idée qu’elles pouvaient agir impunément, elles se sont enhardies et ont commis leurs premières erreurs.

— Les seules parties qu’ils ne dévorent pas sont les os de la tête. Elles se contentent de les nettoyer. Allez savoir pourquoi.

— Ils ont gardé les crânes en guise de trophées, j’imagine.

Cette évocation arracha une grimace de dégoût au jeune homme.

— Ils les ont exposés, devina-t-il. Dans leur salle du trône, il y en avait du sol au plafond.

— Ça leur ressemble.

— Saloperies de bestiaux… J’espère qu’on les a tous eus.

— Vous feriez bien de vous en assurer, répondit Lafferty. Nous reste-t-il des leurres ?

— Quatre, Monsieur. L’Indienne… Enfin ce qu’il en reste… Et quatre types ramassés la nuit dernière. Des écorcheurs de bovins.

Lafferty s’accorda un instant de réflexion avant de répondre. Il répugnait à se servir des femmes. Mais traîtresses ou meurtrières, ou les deux, elles devaient rembourser leur dette à la société. L’Indienne, en était-elle quitte avec ses infirmités permanentes ou mourrait-elle comme Le Croquemitaine ? Quant aux voleurs et aux écorcheurs, qui connaissait les raisons de leurs larcins ? Au sein de cet univers, la faim et la misère poussaient au crime des hommes humbles et honnêtes.

Il n’avait pas choisi les condamnés. Les autorités officielles lui avaient remis ces seuls appâts sur les ordres de la reine et de son Premier ministre. Si ces individus, par leur sacrifice involontaire, sauvaient des millions de vies, leur fin se justifiait plus que leur existence. Telle était l’opinion de sa reine, et donc la sienne.

— Mettez-les dans les cages et vérifiez que les Ke-lings survivants puissent y entrer facilement sans soupçonner qu’il s’agit d’un piège.

— Ce ne sera pas difficile. Nous avons pourchassé les créatures partout et nous les avons effrayées. S’il en reste, elles doivent être en colère et affamées, et elles deviendront imprudentes.

Lafferty ne releva pas et poursuivit sur un ton las.

— Arrangez-vous pour rendre vos pièges irrésistibles. On ne sait jamais.

— Entendu.

— Combien avons-nous tué de bestioles ?

— À peu près 4500. C’est le nid le plus important que nous ayons détruit jusqu’à présent. Ils avaient construit l’essentiel de leur forteresse sous le domaine. Les rabatteurs et les sentinelles vivaient en surface, à l’intérieur du manoir et dans les arbres.

— Si nous pouvons désigner cela comme un manoir. Il y a longtemps que ce terme lui est inapproprié. Ils se sont servis des pièces de leur vaisseau afin de remplacer les parties de la bâtisse qui n’ont pas résisté à l’usure du temps et des intempéries… Ou à leurs indélicatesses. Ces “bestiaux”, ces “créatures” selon vos mots, Dorcas, sont semblables à une meute de ratiers dans une cristallerie. Je m’étonne que nous ne les ayons jamais repérés jusqu’à ces derniers jours. J’imagine que les propriétaires des lieux ne sont plus de ce monde.

L’ORIGINE DE NOS PEURS

Tome 1 : Esmelia


PROLOGUE 01.6
Dorcas jubilait intérieurement. Il ne pouvait pas manquer l’occasion de briller devant cette illustre figure du CENKT.

— Granville s’est renseigné sur le sujet. Le fief était la propriété d’un Français : Rodolphe Pellegrin du Bois-Terreau. Il s’est volatilisé au moment de la Révolution française. Néanmoins, d’après les archives de la police, il y a eu de nombreuses disparitions de domestiques du temps où il vivait ici. Les enquêteurs ne sont jamais parvenus à prouver que des crimes avaient été commis. Le bonhomme avait la réputation de maltraiter son personnel. Certains domestiques ont pu partir sans demander leur solde. Les disparitions se sont multipliées dans la région après le départ de Pellegrin pour la France. Par conséquent, elles ne pouvaient être de sa responsabilité. Elles touchaient les humains, de l’enfant en bas âge au vieillard impotent, et les petits animaux. La rumeur a commencé à évoquer cet endroit comme maudit et démoniaque au début du siècle. Quant à moi, je ne pense pas que le propriétaire ait été victime de la Révolution. Pourquoi risquer sa vie en retournant en France ? Il y a fort à parier que lorsqu’il n’a plus été en mesure de les fournir en viande fraîche, les Ke-lings se sont retournés contre lui. À moins qu’il ait eu plus peur d’eux que de la guillotine. Tout est possible, évidemment, avec ces fichus français.

Lafferty ne releva pas l’ironie de son subordonné.

— Cela signifie que les Ke-lings sont installés dans la propriété depuis au moins cent ans. Nous venons probablement d’anéantir la colonie-mère, la dernière sur la Terre.

— Monsieur ? Où irez-vous après cette mission ?

Lafferty n’eut pas à réfléchir pour répondre.

— Dans les Alpes, avec mon équipe. Il semblerait que nous ayons affaire, là-bas, à un ennemi au moins aussi intelligent que l’être humain, peut-être plus : une tribu de Blanka edrojs.

— J’aurais aimé vous accompagner.

Il savait qu’il n’était pas suffisamment entraîné pour cela. C’était le genre de mission pour laquelle les plus aguerris, comme Lafferty, étaient entraînés toute leur vie durant : supprimer ce qui menaçait le monde et l’Humanité.

Il poursuivit néanmoins, histoire de tenter sa chance, au cas où Lafferty lui proposerait un voyage du côté des Alpes :

— J’aimerais beaucoup voir à quoi ils ressemblent vraiment. On dit qu’ils refusent qu’on les appelle Blanka edrojs, “Faces d’albâtre” parce que ça les rapproche trop des humains. Ils préfèrent se nommer Yamnas, ou Yam-nas, entre eux… D’après les documents que j’ai pu lire à leur sujet. En ce qui concerne les Ke-lings, je me demande ce qu’ils avaient en tête ?

Lafferty sourit. Il voyait où son collaborateur voulait en venir.

— Vous êtes jeune, et la chasse aux monstres est nouvelle pour vous. Ne leur donnez pas plus d’intentions qu’ils n’en ont, mais ne les sous-estimez pas non plus. Voyez les Ke-Lings : ils ont simplement commis l’erreur de s’attaquer à des gamins dont les familles sont implantées en ville depuis des années et de laisser l’un d’entre eux s’échapper. Ces gens n’auraient pas accepté que la mort de leurs enfants reste impunie. Sans notre présence, des émeutes auraient éclaté un peu partout dans la ville à cette heure… Il y aurait sans doute d’autres morts, mais les Ke-lings auraient pu continuer leurs méfaits durant des années sans être inquiétés.

— Sauf votre respect, monsieur, toutes les créatures ne sont pas mauvaises. Les Blanka edrojs, par exemple, vivent à l’écart des humains et ne cherchent pas à…

— Nous ignorons ce qu’ils sont capables de faire, ou ce qu’ils ont pu faire, le coupa Lafferty. Comme les Ke-Lings jusqu’à ces derniers jours. Allez dire cela à leurs victimes, et aux familles de celles-ci. En particulier à celles des gamins qu’ils ont désossés il y a trois jours, ou à Tom Roberts. Le gosse ne recouvrira jamais la raison et passera le reste de son existence dans un asile psychiatrique. Ousmane, le soldat qui l’a attrapé, se rend à son chevet matin et soir. Il dit qu’il a chassé les incubes et les images de mort de sa tête. Mais il ne peut alléger plus sa souffrance.

Lafferty avança de quelques pas en direction du parc anéanti. Il concevait les scrupules du jeune chasseur. Il en avait éprouvé au début. Cela lui semblait si loin. Il ne doutait pas que la moindre hésitation coûterait des vies. L’anglais l’apprendrait à son détriment s’il continuait à le nier. Il ne pouvait rien face à cela.

— Certaines espèces semblent inoffensives, poursuivit-il. Qui peut en avoir la certitude ? Comment savoir si ce n’est pas en vue de s’emparer de notre planète et d’asservir l’humanité, ou de la détruire ? Nous ne pouvons appréhender la menace que lorsque nous y sommes confrontés.

— On ne peut pas dire qu’elles aient un aspect sympathique.

— Parce que, selon vous Dorcas, l’habit fait le moine ?

— Non. Non… Évidemment, se défendit le jeune homme.

— Les Ke-lings ont assassiné de nombreux êtres humains, et sûrement davantage d’animaux. Ils sont des prédateurs. C’est leur nature de tuer. Nous ne pouvons tolérer qu’ils viennent modifier l’ordre établi de notre société, celui de notre chaîne alimentaire. Préalablement, il y a eu les Toppees, et avant eux, les Malluts, d’autres Ke-Lings et des créatures solitaires au cours des siècles passés. Des naufragés que leur crainte des hommes a poussé à tuer. Éventuellement des éclaireurs venus étudier le meilleur moyen d’éradiquer ce qui vit sur la Terre ou d’en exterminer les dominants, nous, et prendre notre place. Que sais-je ? Nous sommes le dernier rempart… le seul, face à ce genre de danger, et nous ne devons pas remettre en cause la légitimité de notre mission. Ne dormez-vous pas mieux en sachant que les menaces réelles sont éradiquées, et que les potentielles sont neutralisées, placées sous haute surveillance ?

Le jeune homme ne répondit rien.

— Ne dormez-vous pas mieux ? insista Lafferty en élevant le ton.

Ce qui n’était pas son habitude.

Son interlocuteur sursauta.

L’instant suivant, l’irlandais se retourna vers son collaborateur toujours surpris par son brutal changement d’humeur. Il avait un regard dur, et son visage affichait une volonté implacable.

L’anglais ne battit pas en retraite.

— Non, monsieur. Pas depuis que je sais qu’il existe une autre réalité. Je ne cesse de me demander quand l’un de ces fichus explorateurs, aventuriers, archéologues, ou je ne sais qui, tombera sur l’un des camps d’expérimentation du CENKT, ou dénichera un artefact non terrestre qui attirera au mieux des curieux, au pire de nouveaux visiteurs, ou bien déclenchera une pandémie en entrant en contact avec une créature infectée par une maladie inconnue. Je ne cesse de me demander quand nous devrons affronter l’invasion contre laquelle nous ne pourrons pas lutter, et ce que ces envahisseurs nous feront lorsqu’ils apprendront le sort réservé à ceux qui les ont précédés. Et je ne cesse de me demander ce que dira l’opinion publique lorsqu’elle découvrira… Nous pardonnera-t-elle de l’avoir tenue dans l’ignorance ? Non, monsieur, je ne dors ni beaucoup, ni bien.

Lafferty avait écouté, le visage impassible. Il connaissait les craintes de Dorcas parce qu’elles avaient été les siennes. Elles l’étaient toujours.

— Chaque menace en son temps. S’ils comprenaient ce dont nous sommes réellement capables, ils n’essaieraient pas de nous envahir. Vous devriez passer un moment avec notre scientifique. Une discussion avec lui vous remonterait le moral. Il a des théories intéressantes sur l’évolution de la vie. D’après lui, nous ne devons pas craindre l’avenir si nous avons une idée de ce qu’il peut nous réserver. Nous le pouvons en étudiant le passé et le présent. Il pense que nos “invités” peuvent nous en apprendre énormément, sur eux, et sur nous. Vous pourriez lui apporter personnellement les spécimens de Kelings que nous lui avons réservé pour ses études.

Dorcas allait se retirer. Lafferty le retint d’une main solide posée sur son épaule :

— Assurez-vous personnellement, cette fois, que ces spécimens soient bien morts. Quand il aura terminé, brûlez les dépouilles, mettez les cendres à l’intérieur d’une boite scellée et rapportez-la, personnellement, au Fort.

(À suivre…)


Dernière édition par Ihriae le Mar 17 Sep 2019 - 9:52, édité 20 fois
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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyJeu 13 Avr 2017 - 20:19

L’ORIGINE DE NOS PEURS

Tome 1 : Esmelia



PROLOGUE 02.1

30 mars 1875 du calendrier grégorien. Londres, Grande-Bretagne. Terre.
— Tu sais, sur certaines planètes, je suis considéré comme un dieu ?

La fillette aux longues nattes rousses secoua la tête, tandis que la femme de chambre aidait le dieu en question à se redresser dans son lit pour lui arranger ses oreillers. Heureusement pour elle, elle était aussi sourde que muette. Sans quoi, elle aurait refusé de pénétrer dans cette chambre et d’être en présence du pire païen de sa connaissance depuis longtemps. Ne serait-ce que parce que pour elle, qui allait à l’église tous les dimanches, il ne devait exister qu’un seul et unique Dieu tout-puissant.

L’enfant reporta son attention sur sa bottine qu’elle relaça tranquillement. Elle lissa sa jolie robe du dimanche. Enfin, elle le regarda avec curiosité. Sa petite bouche rose se tortilla un court instant, cependant aucun son n’en sortit. Ses pupilles noires, semblant déjà déborder dans un iris marron, se dilatèrent encore tandis que ses paupières se refermaient légèrement. Elle le jaugeait. Elle l’avait souvent fait ces derniers jours. Il lui avait raconté tant de récits invraisemblables à propos des déités, et des histoires de héros qu’il prétendait avoir connus. Tout n’était pas possible. À commencer par l’existence des divinités. Des contes pour effrayer les gamins tournant mal et les vieilles bigotes, disait l’oncle Charles. À chaque fois, la tante Emma le reprenait doucement. Elle, du haut de ses quatre années de petite humaine, presque cinq, elle devinait que de divinité, seule ou multiples, il n’y en existait plus. Cela ne signifiait pas qu’il ne demeurait rien ou personne.

Et si les dieux existaient encore, cet être mal en point, n’en faisait pas partie. Les divinités ne pouvaient pas mourir. Ni souffrir comme il souffrait. Elle avait vu les plaies de son dos. L’une d’entre elles, ancienne et apparemment cicatrisée, laissait supposer qu’un pieu ou une lance lui avait traversé la poitrine. D’autres, plus impressionnantes, ressemblaient à des marques de flagellation. Faites avec un fouet aux lanières de braises. Il en résultait de profondes entailles écarlate et purulentes qui tracassaient Darwin.

Il ne s’était pas montré aussi soucieux depuis le jour, pas si lointain, où Emma et lui l’avaient recueillie. Évidemment, il ignorait qu’elle avait ressenti leur inquiétude. Un après-midi, au cours des jours suivants, elle les avait entendus parler avec des représentants de l’ambassade anglaise et des policiers. Elle se souvenait de ces individus aux costumes en lin clair. Une énorme moustache, rousse pour l’un, brune pour l’autre, barrait leur figure cramoisie par le soleil syrien. Ils transpiraient à grosses gouttes comme si toute l’eau contenue à l’intérieur de leur organisme essayait de s’en échapper. Ils posèrent des questions à son sujet. Des ouvriers du chantier archéologique juraient l’avoir vue, dans la crypte, avant son effondrement. Même les employés de l’hôtel étaient persuadés qu’elle se trouvait sur le site archéologique. Pourtant, personne n’expliquait l’avoir découverte endormie dans la chambre de ses parents. Les enquêteurs ayant achevé leurs investigations concernant l’accident dont ses parents avaient été les victimes. Ils avaient conclu à un affaissement accidentel des catacombes. Les dépouilles des archéologues reposaient sous plusieurs tonnes de pierres. D’autres éboulements probables menaçaient l’ensemble du site. Les conditions de déblaiement semblaient compliquées, voire impossibles.

Avant de les quitter, les agents autorisèrent les Darwin à ramener la fillette en Angleterre. Ils leur conseillèrent de raconter à leur protégée que ses parents avaient dû partir en urgence sur un autre site archéologique, ou bien en voyage dans un endroit où ils ne pouvaient l’emmener. Ils ignoraient qu’ils ne seraient allés nulle part sans leur enfant. Mais elle ne les détrompa pas. Elle n’avoua jamais à qui que ce soit que celle-ci était morte sous la terre et les lourdes pierres antiques.

Mieux valait en rester à la seule version connue et acceptée : elle avait été trouvée endormie dans le lit de ses parents, dans la suite de ce grand hôtel où descendaient les Européens de passage. Le médecin venu l’examiner lui avait décelé une légère fièvre. Son état permit aux enquêteurs de supposer qu’elle était restée dans la chambre pour se reposer et guérir. Les employés du chantier, comme ceux de l’hôtel, vaquant à leurs occupations, n’avaient pas pu voir l’enfant avec ses parents. Ils ne pouvaient qu’avoir confondu le jour de l’accident avec l’un des précédents.

La réalité s’avérait différente.

Sale, poussiéreuse, les vêtements déchirés, les cheveux emmêlés, elle s’était réveillée dans une chambre, ignorant qui elle était, comment elle y était parvenue, et sans mémoire des instants précédents. Après s’être toilettée à grandes eaux, mis des vêtements propres, elle avait jeté ceux abîmés dans un sac relégué au fond d’une armoire. Elle avait attendu la nuit pour le jeter, lesté d’une pierre, dans d’un puits loin du palace, certaine que personne ne le retrouverait. Ensuite, elle était retournée dans la chambre, anormalement épuisée, le corps frissonnant, décollé, désolidarisé de l’esprit de la fillette qui l’avait habité. Son âme était une page blanche… Elle s’était endormie, à la façon d’un nouveau-né qui trouverait dans le sommeil les forces régénératrices nécessaires au développement de son corps et de sa conscience.

Cette pensée n’appartenait pas à l’enfant… Elle provenait de celle qui avait pris sa place. Elle se souvenait de sa douleur et de son énergie à survivre, à s’accrocher à cette fragile enveloppe qui allait devenir la sienne pour les années à venir. Où se trouvait-elle juste avant ? Elle se souvenait vaguement d’un autre monde, d’une autre époque, lointaine, puis de l’obscurité d’une tombe. Rien de plus, si ce n’était l’absence de peur, comme s’il s’agissait d’un acte naturel ou d’une décision volontaire. Elle avait bataillé pour s’ancrer dans ce corps et pour que le cœur de cet organisme si frêle, si fragile continue à battre. Enveloppée de cette chair qui peinait à se réchauffer, elle lui avait fait don de sa propre énergie, ou de ce qu’il en restait. Elle s’était scellée au fantôme de l’âme qui l’avait quitté. Elle oublierait tout. Jusqu’au moment où, enfin, elle devrait accomplir sa mission. Elle en avait l’étonnante certitude. De cette existence, elle ne garderait guère plus de souvenirs que la précédente, lorsqu’elle se glisserait dans une nouvelle enveloppe. Mais pas avant longtemps…

À cet instant, elle se sentait faible, pas encore habituée à sa physiologie juvénile et à ses fonctions. Elle devait reprendre des forces. Du temps serait nécessaire pour qu’elle adapte à son nouvel environnement, pour juger du chemin parcouru et évaluer celui qu’il restait à effectuer. Il lui faudrait établir une stratégie et préparer les prochaines étapes de la translation. Elle devait être impérativement semblable aux humains de cette planète, de cette époque, et non être une revenante, un spectre dans une enveloppe étrangère. Le langage était une de ces fonctions essentielles pour y parvenir, et difficiles à acquérir.

Ce n’était pas qu’elle ne voulait pas parler. Elle ne le pouvait pas. Elle avait essayé, mais sa gorge refusait d’obéir. Les mots restaient coincés à mi-chemin entre son cerveau et ses cordes vocales. Elle se souviendrait longtemps de la douleur… de sa gorge enflammée… Ce mal s’ajoutait à la crainte de ne pas pouvoir faire vivre son nouvel organisme et de ne pas lui survivre. Il fallait simplement comprendre de nouveau le mode d’emploi de la machine complexe, de cet instrument neuf, si délicat et sensible. Le faire fonctionner ne devait pas être si compliqué. Elle avait tant de choses à préparer dans cet univers. Elle avait oublié lesquelles, mais elle s’en rappellerait l’heure venue. Comme avec ce corps, elle était en territoire inconnu.

Dans pareilles conditions, difficile de s’exprimer avec les humains de son âge. Les Darwin ne l’envoyèrent donc pas au pensionnat dans lequel ses parents l’avaient inscrite. L’oncle Charles et la tante Emma repoussèrent aussi l’idée de la placer dans une institution spécialisée comme le préconisa un médecin. Et, si elle refusait de parler, au moins elle savait écouter, et apprendre. Ils n’en doutèrent pas un instant.


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PROLOGUE 02.2

Depuis que L’Étranger avait élu domicile chez les Darwin, elle allait régulièrement le retrouver dans sa chambre lorsque la femme de chambre s’y rendait pour y faire un peu de ménage après lui avoir déposé son petit-déjeuner sur la table de chevet. Ou en fin de matinée, au laboratoire du vieux scientifique avec lequel il avait de longues discussions. Ou encore à l’orangerie l’après-midi après sa sieste. Elle préférait nettement cette dernière avec ses grandes verrières protégeant les plantes exotiques ramenées de ses voyages par le scientifique, à son laboratoire sombre, aux odeurs de mort, encombré d’objets énigmatiques et menaçants, et d’animaux empaillés. De plus, il y faisait chaud.

Elle recherchait la compagnie de L’Étranger pour ses fabuleux récits mythologiques et pour ces mondes merveilleusement incroyables qu’il disait avoir visités. Elle avait ressenti la nécessité oppressante de le savoir proche d’elle, de le surveiller. L’état dans lequel il se trouvait ne lui permettait pas de se montrer dangereux. Certains souvenirs lui étaient revenus, et elle avait deviné les raisons de cette attraction pour cet être. Ils avaient chacun leur lot de missions à accomplir, mais il était trop tôt. Il n’était pas encore préparé à ce que l’avenir et le destin attendaient de lui…

Il y avait tellement à faire… Elle devait tout apprendre ou réapprendre, sur elle, sur l’humanité et sur la vie en général. Elle espérait que son tuteur lui enseignerait comment l’Être humain, parvenu au sommet de la chaîne alimentaire et à un degré tel d’intelligence, avait créé des civilisations extraordinaires et en avait détruit autant. Il pouvait, après à des siècles de recherches scientifiques, quitter le sol de sa planète natale grâce à des dirigeables. Bientôt, il construirait de gigantesques croiseurs pour aller dans les étoiles. Apprendrait-il à combattre un ennemi dont la puissance était telle que nul ne pouvait la concevoir ?

Elle reporta sa curiosité sur le blessé alité. Elle chercha chez cet être déconcertant ce qui était susceptible d’en faire un Créateur. Il avait de longs cheveux sombres bouclés, retenus derrière la tête par de fines tresses, une barbe fournie et courte, la peau tannée pareillement à celle des hommes qui parcouraient les étendues désertiques de sable, de terre sèche ou de glace dès leur enfance. Ses yeux fiévreux d’un noir profond paraissaient avoir vu tellement de choses. Ils étaient ceux d’un aigle. Toutefois, avec elle, son regard se faisait amical, et espiègle. Il ne riait cependant jamais et restait constamment sur ses gardes.

Homme ne pouvait être le terme approprié, en ce qui le concernait. Elle le perçut. Autant qu’elle, il n’en arborait que l’aspect. Il devait être plus qu’un homme, assurément. Un souverain céleste ? Il possédait la prestance, la carrure et la volonté d’un héros. Cela, elle ne pouvait le nier. Cependant, il ne ressemblait pas à un géant. Dans les épopées qu’elle connaissait, les Divins, êtres extraordinaires, détenaient des pouvoirs incommensurables. Les demi-dieux, eux, n’étaient pas immortels, ni éternellement sans âge. Lui, il ne ressemblait pas à un vieillard. Pourtant, ne lui avait-il pas raconté avoir été un enfant au cœur des vastes empires antiques et y avoir grandi ? Il était devenu adulte à l’époque où ces derniers amorçaient leur effondrement, et où de nouvelles civilisations légendaires s’élevaient et se faisaient connaître des humains, dans leur histoire et dans leurs mémoires. Il disait aussi avoir vécu le futur, ou un futur possible.

L’être à l’apparence d’homme assis dans le lit, devant elle, était une force de la nature. Il n’aurait jamais dû survivre à de telles souffrances. Elle ignorait à quoi il avait survécu au juste. L’avait-il seulement raconté au scientifique ? Qui l’avait torturé ou contre quoi s’était-il battu ? Quels chemins l’avaient conduit chez les Darwin ?

Elle ne connaissait qu’une seule catégorie de créatures capables de survivre à de telles meurtrissures, mais aucun membre de cette espèce ne pouvait prétendre être une divinité, car tous avaient été exterminés, depuis des millénaires. À moins que ce soit ça le véritable mythe : la mort des dieux…

Elle regarda dans les profondeurs de sa conscience, furtivement. L’être meurtri se révélait assurément séculaire, et fort bien chevillé au corps dans lequel il résidait. Il était unique dans son genre. Deux êtres, une seule âme. Elle l’envia pour avoir réussi cette fusion parfaire entre l’hôte et le… la… Elle ferma les yeux et les rouvrit presque aussitôt… Il l’avait sentie lorsqu’elle avait regardé à l’intérieur de son âme. D’ordinaire, personne ne le pouvait. Elle n’y avait pas discerné de menace, juste une forme de défiance, et de l’appréhension. Il la devinait capable d’accomplir cet exploit et avait espéré qu’elle agisse ainsi. Mais pourquoi la rejeter, lui refuser l’accès de sa personnalité profonde ? Il en connaissait pourtant les risques pour lui comme pour elle.

Comment le savait-il ?

Elle ignorait quoi penser à son sujet. Il s’avérait finalement plus surprenant que les individus qu’elle avait pu rencontrer. Rares étaient les êtres qui se rendaient compte de ses incursions dans leur esprit, uniques demeuraient ceux qui parvenaient à résister en la repoussant ou carrément en l’expulsant…

Elle se décida. Non, il n’était pas un Immortel. Les Éternels étaient des imbéciles prétentieux, imbus de leur puissance. Il n’appartenait pas à ceux-là. Elle le sentait.

Blessé, un être suprême s’autoguérissait grâce à ses pouvoirs magiques. Lui, certains jours, il ne trouvait pas la force de marcher, et il dormait beaucoup. Les dieux ne sommeillaient pas. Ils ne rêvaient pas non plus. Ses sommeils à lui étaient profondément agités. De sa chambre voisine, elle l’entendait gémir la nuit. Enfin, ils ne relataient pas à des gamines comme elle les aventures de héros aux prises avec des monstres.

Que comprenait-elle aux Êtres divins ? En avait-elle déjà rencontré ?

Elle secoua la tête. Non…

Charles et Emma l’appelaient Adad. Elle trouvait que ce prénom dégageait une bonté étonnante pour quelqu’un qui ne voulait précisément pas l’être. Qui était-il réellement ? D’où venait-il ? Elle pouvait répondre à ces deux questions : un voyageur venu des étoiles. Mais pas aux autres. Pas encore…

Il incarnait bien plus qu’un souverain céleste. Il s’avérait être un dragon… Un dieu-chimère… Un Drægan… Plus qu’une légende, il représentait un mythe. Leur rencontre ne pouvait pas être due au hasard. Elle l’avait enfin trouvé… Ou il l’avait retrouvée, elle… Trop tôt. Beaucoup trop tôt.

— Pardon, tu peux répéter, jeune demoiselle ?

Elle secoua de nouveau la tête pour dire non.

— Qu’est-ce qui te fait croire que je ne suis pas un dieu ?

Elle aurait pu descendre du fauteuil où elle se trouvait assise, aller poser son doigt dans l’une de ses douloureuses plaies et appuyer suffisamment fort pour le faire pester comme à chaque fois que l’oncle Charles venait changer ses pansements. Et quelle aurait été l’utilité d’un tel geste hormis lui infliger davantage de souffrance ? Elle voulait qu’il se rétablisse. Il devait guérir quoi qu’il soit destiné à réaliser dans le siècle à venir.

Quel serait son rôle exact dans l’avenir de cette galaxie ? Personnifierait-il celui qui mènerait la bataille finale, ou serait-il de ceux qui se sacrifieraient pour que la vie subsiste ? Participerait-il à la destruction totale ? Deviendrait-il un obstacle qu’il faudrait éliminer ? Plusieurs existences seraient indispensables pour le découvrir. Obtiendrait-elle ce temps ?

Il soupira. Il ne la quittait pas des yeux, guettant une réaction sur son visage ou dans son attitude. Il attendait qu’elle prononce ses premiers mots d’humaine tout en se demandant si les pouvoirs de Mead’ pouvaient la guérir de son mutisme.

Elle fit un gros effort pour ne pas sursauter de frayeur. Il lui refusait l’accès à ses pensées, farouchement. Mais lui ne se gênait pas pour pénétrer dans les siennes. Il savait exactement qui elle était, ce qu’elle était. Il connaissait son secret le plus intime et voulait qu’elle le sache. C’était aussi sa façon de lui interdire de recommencer. Son esprit était son territoire à lui, et personne n’en franchissait les limite sans son autorisation. Il n’hésiterait pas à tuer celui ou celle qui passerait outre son refus.



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PROLOGUE 02.3

Aucune menace n’avait bruissé avec autant de clarté dans son esprit. Elle la reçut avec une telle force. Elle sentit sa volonté de lui implanter cet avertissement comme une marque inaltérable. Il fallait des années d’apprentissage pour arriver à un tel niveau de dextérité, à condition de faire partie de ceux qui en étaient capables, et d’être particulièrement doué pour cet exercice. Il lui avait littéralement lacéré l’intérieur du cerveau avec une telle facilité, sans bouger un cil, sans cesser de l’observer. Il n’avait pas cherché à aller plus loin, à fouiller son esprit, contrairement à elle. Il prit soin de ne pas se montrer menaçant. Il lui suffisait de savoir qu’elle retiendrait la leçon, et qu’il garderait son secret. Jamais, depuis son réveil dans cette chair, elle ne s’était sentie si ébranlée, si désemparée.

Oui, il était extérieur à cette planète. Oui, il était un être surprenant. Pas humain malgré son apparence, et il la connaissait. C’était une impression curieuse. Elle évita de le regarder. Assise dans son fauteuil, près de l’une des deux fenêtres de la grande pièce, elle tourna la tête en direction du jardin anglais qui sortait de l’hiver. Elle le regarda comme si c’était la première fois qu’elle le voyait depuis le début de son séjour chez les Darwin. Bizarrement, elle ne se sentait plus aussi seule qu’avant.

L’avait-il déjà rencontrée ? Dans une autre vie, peut-être. Une vie dont elle ne parvenait pas à se souvenir. Où était-ce seulement son instinct et une très bonne connaissance des âmes ? S’il était vraiment, ne serait-ce que la moitié de ce qu’il prétendait être… Voilà ce que lui soufflait la partie humaine de son être. Mais l’autre lui disait qu’il était bien plus que ce qu’il lui montrait.

Elle eut soudain le sentiment d’être déchirée, coupée en deux, entre le passé et le présent, entre ce qu’elle était au plus profond d’elle et ce qu’elle était en surface. Si seulement sa mémoire ne lui faisait pas défaut et lui montrait autre chose que des rémanences, des pensées, des sentiments, des impressions. Il ne restait que les vestiges de l’âme qu’elle avait été avant la translation. Ceux-ci disparaîtraient petit à petit alors qu’elle grandirait… Elle oublierait. Elle parvenait déjà difficilement à différencier ces deux parts d’elle-même. Elles se fondaient l’une dans l’autre, s’amalgamaient.

Non, pas exactement…

Sa mémoire non-humaine serait dissimulée sous un voile. Le moment venu, elle remonterait à la surface et elle poursuivrait sa mission…

D’ici-là, elle rassemblerait les souvenirs épars d’une enfant reprenant vie après la disparition de ses proches. Elle apprendrait à ressentir, à comprendre ce monde et les êtres qui l’entoureraient désormais. Il en serait ainsi, au fur et à mesure des futures translations, jusqu’à l’accomplissement de sa mission.

Elle le sentit sourire, intérieurement, derrière dans son dos. Un frisson glacé parcourut son échine et atteignit son système nerveux. Elle détestait être prise en faute. Était-il satisfait du tour qu’il venait de lui jouer, à elle, la voleuse de pensées ? Elle se demanda si le pouvoir de pénétrer à l’intérieur des âmes était présent dès la naissance chez ceux de son espèce. S’il ne l’avait pas déjà rencontrée, elle, il avait peut-être rencontré quelqu’un comme elle… Peut-être s’était-il entraîné en vue de résister à une attaque psychique.

Elle sentait combien il pouvait être rusé, pernicieux. Enfant ou non, humaine ou pas, il n’hésiterait pas à la punir si elle passait outre son avertissement. Elle ne le craignait pas. Quoi qu’il puisse tenter contre elle, il ne lui ferait aucun mal parce qu’elle se montrerait plus forte. Si elle le souhaitait, s’il représentait le moindre danger pour elle, elle pouvait le détruire d’une simple pensée. C’était une sorte de mécanisme d’autodéfense. Cela ne devait pas arriver. Autrement, elle le perdrait à tout jamais. Ses efforts, pour amorcer le sauvetage de toutes les espèces pouvant vivre sur la planète, resteraient vains. Cependant, elle comprenait son exigence d’intimité. Elle le lui accordait volontiers sans pouvoir s’empêcher de s’interroger à son sujet.

Existait-il un secret qu’il cachait si profondément qu’elle ne pouvait le percevoir ? Avait-il connaissance d’une information qu’elle ignorait ? Espérait-il quelque chose d’autre d’elle ? Elle n’eut pas à rentrer de nouveau dans son esprit pour ressentir chez lui une sorte de confusion, une émotion parvenue d’un passé lointain, mais qui restait présent en lui.

Il aurait besoin d’elle, un jour. Il le pressentait déjà.

Le voyageur s’était réfugié chez les Darwin à cause de ses blessures. Il espérait comprendre le mal qui s’attaquait à son corps, et ce qu’il était devenu. Il voulait que le vieux chercheur trouve le moyen d’en enrayer la propagation. Mais pas seulement.

Il convoitait un artefact découvert en Assyrie par Henri, le père de la fillette, son père, confié au naturaliste qui l’avait relégué au grenier, parmi des boites scellées et des instruments oubliés. Cet objet, le Drægan en avait parlé dans certains de ses récits. Il le désignait sous le nom de l’Occulteur de Mondes . Un jour proche, il lui demanderait d’aller le prendre et de le lui remettre. Elle le ferait. Cela ne s’apparenterait pas vraiment à un vol parce que l’objet lui appartenait.

Semblable à une bulle de savon disparaissant après avoir longuement voyagé, la pensée s’évapora sans qu’elle sache d’où elle provenait. Elle perdit connaissance en s’envolant vers le ciel pour l’atteindre. En éclatant, elle dispersa ses particules irisées dans l’air.

Il y avait encore Constance, sa mère…

Depuis que L’Étranger avait vu son portrait posé sur le piano, il ne cessait de questionner Emma et Charles. Constance, ou quelqu’un qui lui ressemblait beaucoup, habitait un fragment refoulé de la mémoire du blessé. Le souvenir ne demandait qu’à ressurgir… Elle eut le temps de voir des images d’elle dans son esprit… Des yeux bruns en amandes, de longs cheveux, blond roux, nattés, un sourire éclatant dans un visage clair rempli de taches de rousseur. L’avait-il connue avant l’accident ? Elle y avait aussi distingué l’ombre de deux hommes. Elle avait ressenti le respect que leur portait Adad Melqart. L’un pouvait être son père… Un autre dieu… Ces êtres occupaient une place spéciale dans sa mémoire…

Sa rencontre avec Constance aurait dû être imprimée dans les souvenirs de la fillette. Elle aurait dû la retrouver, la lire. Elle se serait adaptée à la situation. Les souvenirs intimes de celle qui, autrefois, fut humaine autant d’âme que de corps, ressemblaient parfois à un rêve inaccessible ou à une réminiscence lointaine… Même pour un Tisseur comme elle. Il lui aurait fallu une clé qu’elle ne possédait pas… Était-ce si important ?

Une autre bulle sortie du néant s’épanouit dans sa conscience hybride... Mead’ avait tissé son propre destin et pensé à tout, jusqu’à l’impensable. Bientôt, avec les siens, d’autres tisseurs, elle pourrait connaître le repos éternel et l’oubli total pour disparaître à son tour. Non, ce n’était pas exact. Les Tisseurs n’avaient nullement trouvé la paix… Au contraire.

Elle en ressentit de l’amertume et une profonde déception. Jamais elle ne disparaîtrait pour se fondre dans l’obscurité ou la luminescence du néant. C’était à cause de cet avenir qu’elle se trouvait ici, qu’elle devait survivre et veiller aussi longtemps que cela lui serait possible.

Et protéger…

Elle se sentit soudain si fatiguée. Elle voulait tellement s’endormir. Elle devrait résister des jours, des semaines, des mois, des années, peut-être des siècles, pour faire ce qui était attendu d’elle et tout en semant les premières graines d’un autre futur possible.



(Suite chapitre 01...)


Dernière édition par Ihriae le Jeu 5 Sep 2019 - 19:50, édité 12 fois (Raison : Corrections diverses)
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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyVen 14 Avr 2017 - 19:00

Note de l'auteure :
Ce chapitre et les suivants sont en cours de relecture et de correction plus approfondies (suppression des coquilles, révision de l'orthographe et de la grammaire, répétitions, éléments inutiles à la compréhension du récit...) et... temporalité (2124-25), ainsi que l'accentuation des différences entre les deux... Non, par respect pour ceux qui n'ont pas encore lu la suite  ange , je ne spolierai pas. Twisted Evil  Evil or Very Mad  affraid .
Cela peut prendre du temps avant que je parvienne au bout de ce travail et à vous donner une meilleure version de chaque chapitre.
L’ORIGINE DE NOS PEURS



Tome 1 : Esmelia


CHAPITRE 01.1


1882 – 2125 du calendrier grégorien. Les cinq continents, planète Terre.

Elle oublia.

Les souvenirs de Mead’ disparurent vers l'âge de douze ans. Anna-Louise oublia même qu’elle était Mead’ et non la copie évolutive d’un esprit disparu depuis des années. À onze ans, elle décida que pour être ce qu'elle paraissait être, une jeune humaine issue d'une famille plutôt aisée, il lui fallait vivre comme telle. Elle quitta l'Angleterre, son oncle et sa tante adoptifs, pour la Suisse et le pensionnat dans lequel elle aurait déjà dû entrer quelques années plus tôt pour y faire ses études. Au passage, elle fit un séjour en Italie, pays qu'elle trouva bien plus à son goût que l’Angleterre rien que pour son climat ensoleillé.

Élève studieuse, elle n’eut pas à craindre les remontrances des religieuses qui dispensaient les cours au pensionnat. Être séparé Charles et Emma fut sans doute la chose la plus difficile qu'elle ait eu à vivre durant ces années. C'était peut-être le signe indiquant que le caractère humain prenait le dessus sur celui du Tisseur. Partir, s'éloigner, le temps que le processus de fusion suive son cours était la meilleure des options pour Mead’. Elle ne voulait pas que quelqu'un découvre qu'elle était l'une de ces créatures que de mystérieux hommes, vêtus de longs manteaux noirs à hauts cols, et coiffés de gibus, été comme hiver, pourchassaient. Ils en livraient quelques-unes à Charles pour qu’il les dissèque, les étudie sans jamais rendre ses conclusions publiques.

Il n'en parlait jamais. Pourtant, chaque fois qu’il prévoyait la visite de l’un de ces hommes, un poids très lourd semblait s’abattre sur lui et le remplir d’une profonde tristesse. Elle n’avait pas eu à lire dans son esprit que ces créatures n'étaient pas terrestres. Elle le savait. Elles n'étaient pas non plus mortes de manière naturelle. Elles avaient toutes été exterminées par ces hommes aux vêtements aussi sombres que leurs occupations. C’était cela qui rendait le naturaliste si malheureux, et honteux de participer à leur entreprise.

Avait-il deviné, d’une manière ou d’une autre, qu'elle était l'une d'entre elles, en partie du moins ? Indubitablement, s’il lui arrivait quelque chose, Emma et lui en seraient meurtris. Elle ne voulait pas leur infliger cette souffrance. Encore leur faire risquer leur vie pour elle face aux hommes à gibus. Ils avaient déjà fait preuve de témérité en hébergeant L’Étranger. Celui-ci n’ignorait pas qui étaient ces hommes et ce qu’ils faisaient. Il n’avait jamais caché qu’il ne les aimait pas, et il ne comprenait pas que le Grand Darwin ait accepté de travailler pour eux.

Après trois semaines de convalescence et de soins, Adad Melqart avait quitté la demeure familiale avec L'Occulteur de Mondes. Après l'avoir volé dans le grenier de son oncle, parmi sa collection d'objets anciens relégués au grenier, et avant de le remettre à L’Étranger, elle l'avait gardé et étudié toute une nuit. C'était un objet en or qui ressemblait à une montre gousset, ou à un de ces pendentifs dans lesquels on cachait des photos de famille, la photo d'un amoureux, ou un talisman. Elle n'avait pas pu l'ouvrir pour voir ce qu'il cachait dans ses entrailles. De fins motifs, probablement gravés par un orfèvre oriental, parcouraient toute sa surface, des deux côtés. Ces lignes continues, courbes, qui s'entrecroisaient avaient-elles une signification ? Un tel objet devait valoir une petite fortune. N'importe quel homme aurait essayé de le vendre à un collectionneur ou à un musée plutôt que de le laisser prendre la poussière dans un grenier… Peut-être était-ce ce qu’il comptait faire un jour… Sinon pourquoi Charles l’avait-il gardé ?

L’Étranger était guéri, du moins en apparence, mais son mal était bien plus profond que ne le laissaient voir ses blessures. Ni la tante Emma, ni l'Oncle Charles n'avaient reparlé de lui après son départ, sauf pour lui dire qu’elle ne devait jamais évoquer son existence en présence d'autres personnes qu'eux-mêmes. De toutes les façons, même sans leur interdiction, jamais elle n’en aurait parlé devant le nouvel assistant de Charles, ce Dorcas qui imposait, depuis peu, sa présence au scientifique chaque fois qu’il devait étudier les cadavres de créatures. Le vieil homme n'appréciait guère cette interaction dans son travail, aussi emprunte de respect fut-elle. Cependant, il tempérait en se disant que c'était le prix à payer pour étudier des spécimens uniques.

Dorcas tentait de brouiller l'image que l'on se faisait de lui, de cacher ce qu'il était vraiment derrière son allure d’étudiant passionné et un peu naïf. Il n'en restait pas moins l’un de ceux qui pourchassaient des êtres comme elle. Il était très malin et encore plus dangereux. Durant les dernières semaines où elle l'avait croisé avant de partir en pension, il semblait avoir pris de l'assurance, et ses aises, dans la demeure familiale. Il posait beaucoup de questions sur Henri et sur Constance... Sur Constance, en particulier... Il prétendait qu'elle ressemblait à une autre femme qu'il n'avait jamais connue personnellement, mais que l'un de ses amis, qu’il avait appelé Lafferty, avait beaucoup aimée bien des années plus tôt. Cette femme était morte, bien avant la naissance de Constance. Elle doutait que Dorcas et ce Lafferty eussent été vraiment des amis. Pourtant, à la manière dont il parlait de cet homme, elle avait pu sentir du regret dans sa voix, et aussi une pointe d’agressivité à son égard, comme si l’un avait trahi la confiance de l’autre.

Elle avait quitté l’Angleterre et oublié Dorcas. Elle était ressortie du pensionnat sept ans plus tard, diplômes en poche, et humaine parmi les humains, quoiqu'un peu plus douée que la moyenne. Ce qu'elle avait écrit dans son journal lorsqu’elle était enfant ne ressemblait plus qu'à des histoires écrites par une petite fille passionnée de récits fantastiques. Néanmoins, elle se serait bien gardée de le montrer à quiconque, sauf à une personne en qui elle aurait une totale confiance et qui ne la prendrait pas pour une folle à interner.

Elle rencontra cette personne sur le bateau qui la ramenait en Angleterre.  Adam Larsen était un homme très séduisant. De dix ans son aîné, il était le prétendant que toutes les jeunes filles du pensionnat rêvaient d'épouser un jour. C'était elle qui avait eu cette chance. Brun, le regard gris acier, la mâchoire carrée et volontaire, il était doté d'un charisme incroyable qui faisait converger tous les regards dans sa direction. De nationalité danoise, il souhaitait immigrer aux États-Unis. Il n’avait pas été plus loin que l’Angleterre dès l'instant où son regard s'était posé sur celle qui allait devenir son épouse quelques temps plus tard.

Ce qui avait attiré Anna-Louise, c’était son regard incroyablement vif, comme si rien ne pouvait lui échapper, et son sourire franc. Adam était effectivement quelqu’un de très direct. Il ne s'était pas embarrassé de préambule, ni d'artifices pour lui faire sa demande en mariage. Instinctivement, il avait dû comprendre qu’Anna-Louise n’était pas ce genre de femme.

Quelques mois plus tard, Anna-Louise, l'enfant habitée par un esprit qui n’était pas le sien, qui avait rencontré un drægan, peut-être le dernier de son espèce et qui avait volé pour lui L’Occulteur de Mondes, avant de devenir une jeune femme ayant presque tout oublié, épousait Adam Larsen. Au cours de sa naturalisation britannique, il devint Adam Larson. Nul ne savait alors qu’il était le futur fondateur des industries Larson. Ce fut une union des plus heureuses qui auraient pu continuer des années encore... si la mort n’avait séparé les deux amoureux.

Anna-Louise mourut à vingt-quatre ans en donnant naissance à son premier enfant, une fille, qui fut prénommée Olive. Adam Larson fut un veuf inconsolable durant les dix années qui suivirent. Il lui fallut ces dix années pour comprendre qu'il avait aimé un fantôme. Ce fut au contact d'un autre fantôme, sa fille, qu'il commença à percevoir ce que le commun des mortels ignorait.

Grâce à elle, et au journal qu’Anna-Louise avait tenu de ses quatre à douze ans, il avait entrevu la véritable nature de son épouse. Il avait compris ces moments d’absence suffisamment fréquents à certaines périodes pour qu’il s’en aperçoive. Plusieurs fois, il l’avait suivie. Il s’était rendu-compte qu’elle se rendait toujours au même endroit, une bibliothèque, toujours la même. Elle s’installait toujours à la même place, et consultait toujours les mêmes ouvrages, des livres d’histoire, très anciens, qu’elle passait des après-midi entiers à lire. Lorsqu’elle rentrait le soir, elle ne rappelait que d’une promenade en ville, à faire les magasins. Elle s’étonnait toujours de n’avoir rien acheté. Pas même les choses dont elle avait envie ou besoin.  

Même s’il avait mis très longtemps à y croire et plus encore à l’accepter, il avait retrouvé cette part manquante qu’elle évoquait parfois avec lui et dont elle parlait dans son journal. Cela n’avait rien changé à ce qu’il ressentait pour elle. Il l’avait aimée dès le premier regard, et de plus en plus chaque jour. Ce qu’elle avait été, ou crut être, lui importait peu, car cela faisait partie de sa personnalité.

Jusqu'à ses dix ans, Olive fut une enfant avec une mémoire d'adulte. Elle possédait les souvenirs intacts des deux vies d'Anna-Louise, celle de l'être qui avait pris la place de l'enfant, et celle du fantôme de celle-ci. Ces vies étaient à la fois si distinctes et si entremêlées qu'elle-même avait eu des difficultés à les différencier les premières années. Le cerveau d'un petit d'humain n'était pas ajusté pour ce genre de cohabitation, pas plus que celui d'un adulte d’ailleurs. Mais Mead’ savait ce qu'il fallait faire. Elle n'était pas revenue d'entre les morts. Elle s'était simplement endormie dans le corps d'Anna-Louise depuis ses douze ans, et elle s'était réveillée dans celui de son enfant...
Tome 1 : Esmelia


CHAPITRE 01.2
Mais elle aurait dû être la seule. Les souvenirs d’Anna-Louise auraient dû disparaître avec elle. Pourquoi étaient-ils restés imprimés dans l’esprit d’Olive ? Comment Mead’ parviendrait-elle à concilier sa mémoire avec celle d’Anna-Louise et celle d’Olive en même temps ? Mead’ avait supposé que quelque chose dans la transition n’avait pas fonctionné, ou bien que les âmes miroirs ne fonctionnaient pas comme la sienne. Elle n’avait pas le souvenir d’avoir vécu une telle situation. Olive ressentait déjà la présence de Mead’ comme une force d’invasion, et elle luttait contre elle de toutes ses forces. Ce qui était étonnant pour un être dont l’âme était inexistante…

Aurait dû être inexistante, corrigea Mead’. Elle savait qu’elle était plus forte qu’elle, et si Olive s’avérait être une rebelle, elle la ferait taire…

Son père avait-il compris dans quoi Olive se débattait ? Il avait lu le journal de son épouse et il l'avait remis à Olive lorsqu’il avait compris qu’elle était capable de le lire à l’âge où les autres enfants commençaient seulement à apprendre. Olive aimait son père plus que tout. Ce sentiment n’était pas cérébral, mais instinctif, inscrit dans sa chair, un élan du cœur. Pourtant, elle le connaissait si peu. Depuis la mort d'Anna- Louise, il s'était plongé dans le travail. Il avait effectué de bons placements, investi dans différents commerces et racheté des entreprises qui n'avaient cessé de prospérer. Ses rares moments de liberté, il les consacrait néanmoins à son étrange enfant-femme. Il l’aimait lui aussi, mais elle l’effrayait pas sa maturité, et surtout par sa similitude avec Anna-Louise. Lorsqu’elle pénétrait son esprit, elle ressentait en lui le sentiment d’être un animal face à un piège et qui, tôt ou tard, n’aura d’autre choix que de s’y jeter.

Adam Larson se remaria à l'aube du vingtième siècle. Moins par amour que pour faire taire ses angoisses, en s'assurant que sa nouvelle femme, Rose, serait plus une mère de substitution qu'une marâtre pour Olive. Si elle fut surprise par la maturité de la petite fille, la jeune femme mit néanmoins un point d'honneur à l'élever comme son propre enfant. Deux ans plus tard, Rose donna un fils à son époux qu’ils nommèrent Adam junior.

Quelques mois plus tard, Mead’ s’endormit à nouveau. Simultanément, tous les souvenirs d’Anna-Louise disparurent de l’esprit d’Olive. Ce fut très brutal. Elle dût réapprendre tout ce qu'une enfant de son âge aurait dû savoir. Rose ne ménagea pas sa peine alors qu’elle avait déjà fort à faire avec le bébé, Adam junior. Mais l’esprit d’Olive resta vierge. Pour expliquer à leur famille et à leurs amis ce qui était arrivé à leur fille, les Larson évoquèrent les ravages d'une méningite. Ensemble, ils s'en tinrent à cette seule et unique explication.

Adam Larson en avait une autre qu'il avait gardée pour lui seul. Ce secret, il ne l'évoquait qu'en présence d'Olive en espérant que cela ravive quelque chose en elle. Il devinait inconsciemment qu'elle ne serait rien de plus qu'une enveloppe vide. Peut-être, pensait-il qu’à force de stimulation, il pourrait réveiller Mead’, et à travers elle ramener quelque chose d’Anna-Louise. Il eut beau l’encourager, la solliciter et, parfois même, la bousculer hors du cocon dans lequel Rose et lui la maintenaient constamment, rien n’y fit. Olive resta une coquille vide durant toute son adolescence.

Malgré tous les soins dont elle fut l'objet, Olive resta une page blanche tandis que son corps, lui, continuait à évoluer vers l'âge adulte. Au cours de sa seizième année, les Larson s'installèrent dans une vaste propriété dans le nord de l'Irlande. Adam Junior eut du mal à accepter ce changement. La campagne lui faisait peur. Ses parents lui demandèrent alors d’emmener Olive en promenade au moins une heure par jour. Le grand air ne pouvait que leur faire du bien à l’un comme à l’autre. Pour Adam junior, cette promenade journalière qui aurait dû être une corvée était adoucie par la présence silencieuse d’Olive. Sa simple présence, même silencieuse, lui semblait rassurante.

Un jour, en plein après-midi, il était revenu auprès de ses parents, seul et en pleurs. Il leur avait expliqué que trois garçons l'avaient frappé, et avaient forcé Olive à les suivre. Adam Larson Sénior avait aussitôt prévenu la police. Malgré la tempête qui était survenue ce jour-là, et dans la nuit qui avait suivi, une battue avait été organisée à travers la campagne et les forêts environnantes. La jeune fille avait été retrouvée à l’aube, dans les ruines d'un château détruit par les ans et les guerres d'autrefois. Elle semblait tout droit sortie de la Tamise, trempée jusqu’aux os. Ses vêtements étaient souillés de terre et de sang. Elle était choquée, traumatisée. Son mutisme et son absence de réactions n’avaient rien arrangé face à des policiers dont le peu d’entrain à mener l’enquête sur le viol d’une jeune fille à l’esprit dérangé, fut-elle la fille de l’un des hommes les plus riches du Royaume-Unis, était flagrant. La description des trois garçons donnée par Adam Jr ne correspondait à personne dans la région.

Toute sa vie, Adam Larson Jr s'était senti responsable de ce qui était arrivé à Olive, et le sentiment d'impuissance qui en était né l'avait rongé, fragilisé, de plus en plus chaque jour.

Olive était restée dans un état catatonique depuis ce jour. Il n’y avait pas une très grande différence avec ce qu’elle était avant. Elle n’était rien de plus qu’une poupée de chiffon, silencieuse, que l’on déposait à un endroit, et qui n’en bougeait plus jusqu’à ce qu’on la reprenne. La seule chose qu’il pouvait lui arriver de faire, si on lui mettait un crayon dans la main et une feuille devant elle, c’était dessiner. Elle ne représentait toujours et encore qu’une seule chose : un monstre, mi animal, mi humain. Sa partie supérieure était celle d’un humanoïde. Sa peau était parcourue de tatouages ou de cicatrices étranges, et la partie inférieure était celle d’un caprin, avec de longs poils. Sa tête tenait autant de l’humain que de la bête, un museau, un regard qui semblait intelligent, et de longues oreilles comme celle d’un cerf. Un faune peut-être... Ou une créature qui s’en rapprochait. Pourquoi dessinait-elle cet unique motif ? Où avait-elle pu le voir ?

Quelques mois après l’enlèvement d’Olive, les rondeurs de sa future maternité apparurent brutalement. Comme si après l’avoir longtemps refusé, son corps s’était fait une raison. Olive n'avait plus quitté sa chambre jusqu'à la naissance de sa fille, deux mois plus tard. La sage-femme qui l’avait aidée à accouchée, effrayée, avait juré avoir tenu entre ses mains un nouveau-né sans souffle, ni battement de cœur. Mais comme un écho à la vie envolée de sa mère, le bébé s’était soudainement mis à respirer. Cette arrivée dans la vie tenait du miracle. L’enfant avait un regard que la sage-femme et le médecin n’avaient jamais connu chez un bébé. Un regard qui disait « je sais tout de vous, je vous connais, je sais exactement qui vous êtes... ». Cela les effraya encore plus que l’absence de vie initiale chez cet enfant.

Adam Larson la prénomma Audrey.

Audrey Larson, née d'un père inconnu, connut peu de choses de la triste vie de sa mère. Était-ce parce que cette vie n'était que brumes ? Ou bien était-ce parce que le processus devenait de moins en moins difficile pour Mead’ et que celle-ci était parvenue à faire barrage aux souvenirs traumatiques d’Olive ? Durant toute la petite enfance d’Audrey, Adam Larson craignit qu’il lui arrive la même chose qu’à sa mère. D’une certaine manière, sa crainte était partagée.

Mead’ disparut à l’aube des cinq ans d’Audrey. Comme elle l'avait fait pour Anna-Louise, quarante ans plus tôt. Un être doué d’une âme miroir prit sa place et s’accommoda de son existence tronquée.

Audrey ne chercha pas à résister lorsque Mead’ et le savoir de celle-ci s’endormirent. Elle fut ce que l’on attendait d’elle : une enfant vive et intelligente. Elle fit des études et devint reporter pour un journal local de la Côte Est du Canada. Elle se construisit sa propre vie, indépendante et libre. Même si elle n'avait pas souvent l'occasion de leur rendre visite en Irlande ou en Angleterre, elle ne perdit pas le contact avec sa famille. Cependant, elle ne revint auprès de son grand-père et de son oncle que pour l'enterrement de Rose, la seconde épouse d’Adam Larson, la mère d’Adam Jr, la seule mère qu'elle avait connue. À cette occasion, Audrey fit la connaissance du meilleur ami d'Adam Larson Jr. Il s'appelait Liam Turney. Malgré les tentatives de dissuasion d’Adam Jr, quelques mois plus tard, elle l'épousait.

Au beau milieu de cette première partie du vingtième siècle, comme une tornade, la crise emporta tout sur son passage : de puissantes industries comme de petites exploitations agricoles familiales, des emplois, des logements, des hommes, des rêves et des idéaux. Malgré de bons placements, et une très grande prudence de la part de leur fondateur, les entreprises Larson ne firent pas exception. Adam Larson junior perdit plus de la moitié de la fortune familiale. Il fut victime d'un accident de voiture deux mois après le fameux Jeudi noir. La presse anglaise s'attarda moins sur cet accident qu'elle qualifia sans état d'âme de suicide, que sur les tragédies qui s'étaient abattues les unes après les autres sur Adam Larson Senior. Elle fit de lui le symbole d'une Europe durement touchée mais qui finit toujours par se relever.

Adam Larson Senior n'en demandait pas tant.

Son fils laissait derrière lui une veuve qui n'avait jamais été en très bons termes avec son beau-père, et un bébé, Robert. Au lendemain de la mort de son époux, elle quittait l'Irlande après avoir déposé son fils dans le hall de la demeure familiale. Son grand rêve était de faire carrière à Hollywood, mais elle était persuadée qu’elle n’y parviendrait jamais avec un enfant dans les bras.
Tome 1 : Esmelia


CHAPITRE 01.3
Elle n'alla pas jusqu’à Hollywood. Par un curieux détour, elle se retrouva en Allemagne et y devint une actrice appréciée des réalisateurs, du public, et surtout d’un homme qui allait œuvrer à l’accession au pouvoir d’un parti encore marginal, une poignée d'années plus tard. Elle l’épousa en même temps que ses convictions politiques. Elle se voyait en égérie de la future Allemagne du troisième Reich. Les portes de Hollywood lui seraient alors bientôt ouvertes. Elle s’était totalement trompée. Nul ne connut les exactes circonstances de sa mort. La presse à scandales de l’époque prétendit qu’elle s’était suicidée, puis qu’elle était morte d’une overdose après avoir appris que son amant allait la quitter.

Ignorant tout de la vie qu’avait pu mener sa mère biologique, Robert grandit chez son grand-père. Un temps, il fut question qu'Audrey et Liam l'adoptent, mais leur union en péril ne le leur permit pas. Trois ans après s'être mariés, ils se séparèrent. Liam partit aussitôt pour l'Amérique du Sud à la recherche de vestiges et de reliques aztèques. Il ne sut jamais que Lisiann mourut en mettant au monde une fille cette même année.

Lisiann prit conscience de son existence à l'aube d'une ère nouvelle, celle d'un monde moderne, bâtie sur une guerre et la mort de millions d'hommes qui étaient nés et avaient vécu sur des continents différents avant de venir mourir en Europe ou en Asie. Adam Larson éleva son arrière-petite-fille, Lisiann avec son petit-fils Robert qui la considérait plus comme sa petite sœur que comme une nièce. À un peu plus de soixante-dix ans, Larson Senior assuma ses nouvelles "paternités" et la reprise en main de ses affaires.

Alors qu'on le disait ruiné, le vieux lion renaquit, tel phénix, de ses cendres. Comme la première guerre mondiale lui avait apporté ses profits les plus conséquents, la seconde en fit de même, et plus encore. Nombre de ses entreprises se lancèrent dans l'équipement militaire : uniformes, armes, munitions, matières premières... Il engagea des scientifiques pour mener ses propres recherches et créer de nouvelles armes. Les chercheurs de l’un de ses laboratoires travaillèrent ainsi en étroite collaboration avec ceux de Los Alamos, sur le Projet Manhattan.

Lisiann et Robert grandirent sans s'inquiéter de leur avenir. Lisiann fut une fillette qui montra, très tôt, un don pour le langage ordurier et la bagarre. Adam Larson eut toutes les peines du monde à calmer ce trop plein de vitalité et sa volonté de se heurter aux autres enfants comme aux adultes. Elle ne craignait pas le danger car elle n’en avait aucune conscience. À elle seule, elle démontra autant de caractère que sa mère et son arrière-grand-mère. En elle, il ne pouvait s'empêcher de les revoir toutes les deux. De ce qui aurait pu être une douleur, il avait fait une force et une bénédiction. En son petit-fils, d'une autre manière, il avait aussi retrouvé quelque chose de son fils.

Cela l'avait aidé à vivre à chaque fois qu'il avait perdu les êtres les plus chers de son existence. Pour canaliser l’énergie de Lisiann, il choisit de l'envoyer au pensionnat qu'avait fréquenté Anna-Louise. Il savait, qu’instinctivement, Mead’, endormie en elle, y retrouverait un environnement connu et rassurant. Elle seule pourrait contrôler Lisiann.

Lisiann devint une jeune fille accomplie. Elle fut aussi indépendante et têtue que Robert fut soumis et dévoué à son grand-père. Elle se passionna pour tout ce qui touchait à l'espace. Très tôt, elle fit part de son intention de devenir la première femme à voler dans une fusée. Pour Robert, son rêve relevait de l'utopie. Il était bien placé pour le savoir. Il avait effectué des placements financiers dans le domaine spatial en espérant qu'il serait suffisamment porteur dans les vingt ou trente prochaines années. En tant qu’investisseur, il connaissait suffisamment bien le milieu aéronautique pour comprendre qu’une femme n’y serait jamais admise avant longtemps. Un jour peut-être… Il y avait bien eu des pionnières dans tous les domaines. L’aviation n’y avait pas fait exception. Mais le voyage spatial, ce ne serait pas pour tout de suite.

Il avait investi des sommes encore plus importantes dans la recherche sur la robotique. Il en avait entrevu les retombées indirectes : celles qui, dans dix, vingt ou trente ans, seraient à la portée du commun des mortels.

À défaut de pouvoir voler dans l'espace, Lisiann travailla sur les différents moyens d'entrer en communication avec une intelligence extraterrestre. Elle avait créé sa propre station de recherche. Du moins si l'on pouvait appeler cela une station de recherches. Celle-ci n'avait rien à voir avec les centres de la Larson Industries. En comparaison, ses moyens semblaient artisanaux. En plus, elle tenait tout entière dans une vielle camionnette. Avec elle, Lisiann avait commencé par sillonner le Canada, en long et en large, puis les États-Unis.

Si cette obsession put paraître étrange à tous ceux qui ne connaissaient pas Lisiann, voire être une forme de folie. Pour Adam Larson, il était parfaitement normal qu'elle cherche à renouer, d’une certaine manière, avec ses origines. Peut-être même était-elle guidée par Mead’ sans qu’elle en ait conscience, et par la mission que celle-ci devait accomplir.

Le vieil homme n'avait plus aucun mal à appréhender la véritable nature des descendantes d’Anna-Louise. Mais Lisiann possédait ces mêmes obsessions qui la renvoyaient à ses ancêtres. Une autre chose la rendait différentes. Elle était unique car douée d’une âme, ou de ce qui s’en rapprochait le plus. Adam Larson senior avait toujours considéré comme étant une injustice le fait que son épouse et ses descentes n’aient jamais eu leur libre arbitre. Même s’il savait que l’avenir de l’humanité en dépendait. Finalement, Dieu ou la nature tentait de réparer cette erreur.

Le résultat n’était pas encore parfait, mais il espérait que d’ici quelques générations, deux ou trois, la présence de Mead’ aurait disparu. Même si, durant un temps, il avait espéré que Lisiann soit plus conforme aux femmes de son époque, il l’aimait telle qu'elle était, vivante et indépendante, et non une poupée pilotée par une âme venue d'un autre monde. Cependant, une partie de lui savait que ce n’était qu’une illusion. Lisiann n’était qu’une sorte d’âme miroir qui reflétait ce qu’elle aurait pu être si elle avait été pleinement consciente.

En ce qui concernait Robert, elle était sa sœur adoptive et aimée. Il acceptait son caractère tantôt fantasque, tantôt rêveur, parfois absent ou distrait. À part son amour immodéré pour la science-fiction, Lisiann était une jeune femme comme les autres qui aimait ces nouvelles musiques sur lesquels tous les jeunes se déhanchaient, et le cinéma en plein air. Robert n’avait jamais vu en elle une femme modèle au foyer. Et il s'en félicitait. Si elle n’avait pas été sa nièce, il en serait probablement tombé et aurait souhaité qu'elle devienne la mère de ses enfants. Enfin, si elle n’avait pas été ce qu’elle était par ailleurs… Il savait à quoi s’en tenir sur ce point. Il ne voulait pas que son grand-père au crépuscule de sa vie connaisse un deuil, une fois de plus, même si c'était pour accueillir une nouvelle vie. Robert ne voulait pas connaître les mêmes tragédies que lui. Il espérait que si Lisiann se mariait un jour, avec un peu de chance, avec son caractère indépendant, ce serait avec un homme qui aurait déjà des enfants, ou lorsqu’elle-même ne serait plus en âge d'en avoir...

Son vœu ne fut pas exaucé. Lisiann rencontra Aubrey Danatess, un jeune professeur d'université, américain, passionné de futurologie, dans une convention de science-fiction, en Californie. Il était engagé volontaire dans l'armée américaine, et à la veille d’un départ pour une guerre lointaine. Elle l'épousa quelques mois après leur rencontre, lors d'une permission.

Peu après leur mariage, Aubrey disparut au cours d'une mission en Asie. Lisiann revint s'installer dans la demeure familiale en Irlande. Elle n'avait jamais montré combien cette disparition l’avait affectée. Non parce qu’elle le pensait mort. Au contraire, elle ne cessait de répéter qu'il était encore en vie, quelque part, dans une jungle D’où lui venait cette certitude ? Était-ce seulement pour ne pas inquiéter Adam et Robert ? Elle découvrit quelques semaines après cette disparition qu'elle était enceinte. Connaissant les conséquences, elle aurait pu interrompre sa grossesse, mais elle n'envisagea même pas cette solution. Elle voulait donner naissance à ce bébé. La mort dans l’âme, Robert attendit l’inéluctable, espérant toutefois un miracle.

La jeune femme mit au monde une fille qu'elle prénomma Helena. Avant de s'éteindre, comme l'avaient fait ses ascendantes, elle avoua à Adam Larson qu'elle avait lu le journal de ses ancêtres bien avant qu'il le lui confie. Grâce à ce qu’elle y avait appris, elle avait pu décider de la direction à donner à sa vie. Elle estimait l’avoir bien remplie et ne rien regretter.

Helena n'hérita pas du caractère fantasque de sa mère, seulement de sa détermination à mener sa propre existence, selon ses règles, et malgré ses moments d’absence. La présence de Mead’ fut pourtant prééminente jusqu'à l'âge de dix ans. Elle s’accrochait à la lumière de ce corps qui n’était pas le sien.

Cependant grâce à cela, durant les dix dernières années de sa longue vie, Adam Larson put à nouveau parler à Anna-Louise, à Audrey et à Lisiann. Seule Olive resta absente malgré ses demandes. Ils évoquèrent leurs vies passées, tout un siècle d'évolution humaine, de souvenirs heureux, d'épreuves malheureuses. Son caractère était tel qu’Adam aurait préféré ne se rappeler que les bons moments, essentiellement.  
Tome 1 : Esmelia


CHAPITRE 01.4
Anna-Louise lui apprit qu'elle avait gardé, durant quelques années, un œil sur cet étranger, Adad Melqart, que son oncle adoptif, le célèbre Charles Darwin avait soigné. Puis, elle n’avait pu trouver que de rares traces de lui, sans jamais avoir la preuve de sa présence réelle. Ce personnage, il n’avait jamais pu l’oublier car elle l’avait évoqué à quelques reprises durant leur union. Cette façon qu’elle avait de parler de lui, à la fois passionnée et respectueuse, mais aussi incertaine et inquiète, avait parfois déclenché chez lui une forme de jalousie. Il s’était toujours bien gardé de le lui monter. Leur union reposait sur une entière confiance en l’un et l’autre. Il avait bien songé à rechercher cet homme, mais le temps lui avait manqué. Peut-être que retrouver cet Adad Melqart lui aurait coûté la perte d’Anna-Louise… Il s’était alors convaincu qu’en parler était suffisant. Mais l’idée de le rechercher lui revint souvent après le décès de celle qu’il avait aimé par-dessus tout.

Olive n’avait jamais poursuivi la quête de sa mère. La trace de L’Étranger avait alors été perdue. Audrey, elle, en tant que reporter avait enquêté sur des faits étranges auxquels Melqart aurait pu être lié, sans jamais pouvoir le retrouver. Elle n’avait jamais obtenu non plus la preuve de l’existence réelle de ces créatures extraterrestres ou mythiques dont elle ne cessait de rêver, ou qu’elle disait voir, parfois subrepticement. Elle était persuadée que ces choses ne voulaient pas qu’on les voie et qu’elles avaient un pouvoir pour cela. Peut-être que ce pouvoir ne fonctionnait pas sur Mead’...

Il y avait eu un autre fait étrange lié à la recherche de Melqart. Lisiann était parvenue à entrer en contact avec une intelligence robotique qui prétendait se trouver à bord d'un vaisseau. Elle avait d’abord pensé à un mauvais canular. Mais grâce aux informations données par cette soi-disant Intelligence Extraterrestre Artificielle, et à son instinct d’enquêtrice, elle avait retrouvé la trace de L’Étranger, ou du moins de quelqu’un qui avait été très proche de lui : une japonaise nommée Etsuko Wong. Cela avait été la seule fois où elle avait communiqué avec cette intelligence venue d’un autre monde.

Il n’avait pas vraiment eu à rechercher Etsuko Wong. Elle était encore en vie, très âgée, et connue comme étant à la tête de l’une des plus grosses fortunes mondiales. Elle avait d’abord épousé un anglais, puis un américain. Elle avait eu des enfants, des petits enfants... des héritiers qui dirigeaient aujourd’hui une société encore plus puissante que les Industries Larson. Mais Lisiann ne trouva pas celui qu’elle recherchait. Il semblait s’être volatilisé de la surface de la Terre. Ce qui, selon Mead’ pouvait s’avérer plus que probable.

Quelques années plus tard, alors qu’elle était enceinte d’Helena, Lisiann avait eu d'autres contacts avec un groupe se disant composé de résistants extraterrestres réfugiés sur la Terre. Outre l’aspect incroyable de cette affirmation, son instinct, ou plutôt celui de Mead’, l’avait portée à se méfier, à rester prudente. Pour une raison qu’elle ignorait, elle avait cru à ce qu'ils prétendaient être, mais elle avait aussi eu le sentiment que leurs intentions n'étaient pas aussi honorables qu'ils le prétendaient. Et si elle répondait à leurs demandes, ou si même elle les rencontrait, ils mettraient Mead’, ainsi qu’elle-même, en danger. Elle, et ses descendantes.

Pour Mead’, il était encore trop tôt. Elle n’aurait pu lutter contre des ennemis potentiels tout en protégeant Lisiann... Elle avait poussé Lisiann à cesser toute forme de communication avec ces créatures quelles qu’elles soient en introduisant le sentiment de danger dans son esprit.

Robert assista à chacun des entretiens de son père avec Mead’ avant que celle-ci finisse par s’endormir pour laisser la place à Helena. Pas un instant, il ne remit en doute les étranges révélations de cette petite fille qui s'exprimait comme une adulte. Sa mère, Lisiann, avait été ainsi un très court temps. Il avait aussi entendu dire beaucoup de choses sur Anna-Louise, Olive et Audrey. Tout ce que racontait cette enfant expliquait les mystères avec lesquels il avait dû vivre toute son enfance et une partie de son adolescence, toutes ces choses que son grand-père n'était jamais parvenu à lui expliquer.

Robert lut aussi le journal tenu par Anna-Louise, Audrey, Lisiann. Même Mead’ y avait laissé quelques phrases. Du moins quelques-unes qu’il pouvait comprendre car nombre d’entre elles était écrites dans une langue qu’il ne parvenait pas à déchiffrer. Plus que son grand-père, il eut la bonne distance pour appréhender chaque élément de leur histoire, les liens pouvant exister entre eux, et les information que son grand-père avait pu recueillir concernant cet Adad Melqart, ou bien des faits étranges auxquels celui-ci pouvait être lié. Ce qui se résumait pour l’essentiel à des hypothèses impossibles à vérifier. Il avait fallu chercher au-delà du visible, de l’officiel, et pousser les témoins potentiels dans leurs retranchements. Malgré cela, il n’avait obtenu aucune avancée significative. Il s’était même dit que cet homme n’était peut-être un immortel et qu’il était mort de vieillesse depuis longtemps.

Adam Larson avait refusé jusqu’à sa mort de croire qu’Anna-Louise ait pu s’être trompée sur Adad Melqart, même si lui-même n’y avait cru que sur le tard. D’après Mead’, la pérennité de l’humanité dépendait de la survie des descendantes d’Anna-Louise, et de cet Étranger, rien de moins.

Adam Larson mourut à l'âge vénérable de Cent-deux ans.

Mead’, qui avait vécu cinq existences auprès de lui durant près de quatre-vingt-dix ans, en conçut une peine qu’elle ne se souvenait pas avoir déjà connue avant son réveil dans le corps d’Anna-Louise. Ce fut une expérience étrange pour elle. Sentir que sa douleur était autant physique que psychique... Devenait-elle plus Humaine que Tisseur ? Elle ne pouvait pas ignorer cette douleur qui la faisait souffrir. Le seul moyen qu'elle avait de la supporter était de se retirer, de laisser sa place à sa nouvelle incarnation, Helena. Elle lui légua une partie de son savoir. Juste ce dont elle avait besoin, et une certitude : jamais elle ne serait seule. Mais très vite, Helena avait su faire preuve, comme ses aînée, d’une personnalité et d’une indépendance si fortes que Mead’ avait eu toutes les peines à les maîtriser.

Quelques années après le décès d’Adam Larson, Aubrey Danatess, le père d’Helena, réapparut dans l’existence de Mead’. Après une longue période de captivité dans un monde qui lui avait paru étrange et qui avait fait de lui un homme brisé, et bien différent de ce qu’il avait été, il avait trouvé refuge au sein d'une ethnie pacifique et isolée de toute civilisation moderne. Il avait ainsi vécu de longues années au plus profond d’une forêt tropicale. Il s'était reconstruit à sa manière. Sa fascination pour les mondes inexplorés et les civilisations inconnues avait été son point d’ancrage. Il avait vécu en homme libre au sein de cette tribu paisible. Il l'avait quittée lorsqu'il avait senti que c'était le bon moment pour lui.

Le hasard d'une rencontre avec une patrouille de soldats américains en reconnaissance dans la région avait précipité son retour à la civilisation. On l'avait rapatrié aux États-Unis. Il était resté sur une base militaire durant près de six mois et avait subi des centaines d'interrogatoires pour savoir ce qui lui était arrivé durant ces dix années où il avait disparu.

Petit à petit, il avait retrouvé ses réflexes d'homme occidental. Il s'était aussi souvenu qu'il avait une femme... dont la famille richissime vivait entre l'Amérique du Nord, le Canada et l’Irlande. Qui disait richissime, disait aussi influente. On le retenait sur cette base contre son gré. Il en avait plus qu’assez. La famille Larson pourrait sans aucun doute le sortir de cette mauvaise situation dans laquelle il se trouvait et qui ne faisait que trop durer.  

Aubrey n'était pas un mauvais homme. Tout ce qu'il souhaitait, c'était retrouver sa femme, Lisiann et reprendre le cours d'une vie normale. Mais en son for intérieur, il s’était dit que si elle avait refait sa vie, il ne comptait pas s’y imposer. Il repartirait sans un regret à la recherche de nouvelles civilisations. Il aurait simplement fait ce qu’il avait à faire.

Au lieu d'une femme, il trouva une jeune fille de onze ans, Helena. Un seul regard sur elle et il ne se sentit pas le cœur à partir sans se retourner. Il décida qu'elle vivrait avec lui. Robert Larson tenta de s'y opposer, en vain. Il proposa à Aubrey le poste de son choix dans l'une de ses entreprises ainsi qu'une confortable rente mensuelle en plus de son salaire pour que Helena continue à être élevée au sein de sa famille maternelle.

Aubrey déclina toutes les propositions et emmena sa fille avec lui. Au cours des années qui suivirent, ils voyagèrent ensemble à travers le monde, tantôt à la recherche de tribus isolées, tantôt sur des sites de fouilles archéologiques. Cette vie de bohème qui était aussi dans l'air du temps n'était pas pour déplaire à l'adolescente, puis à la jeune femme qu'elle devint. Elle ne vécut pas ses jeunes années comme celles de la contestation, mais bien comme celles de la liberté : liberté d'être, liberté de vivre, liberté de courir à travers le monde, affranchie des carcans trop rigides à son goût de sa famille maternelle… et de Mead’. Du moins le croyait-elle.

Combien de fois cette liberté aurait pu lui être retirée ? Elle ne les comptait plus depuis longtemps. Plus d'une fois, son père et elle avaient dû fuir une menace, identifiée ou non. À sa décharge en matière de reliques ou d’œuvres d'art local, lorsqu'il fallait les protéger de la destruction ou du pillage de guerre, Aubrey Danatess n'avait pas plus de scrupules que certains pilleurs de tombeaux. Il s'était ainsi heurté à d'autres chasseurs de reliques, à des bandits, et même des fanatiques d’un bord ou d’un autre. Par chance, il avait toujours été assez malin pour s’en sortir. De même que sa fille.

Helena, avec ses longs cheveux blonds un peu fous, son teint pâle qui n’avait jamais vu le moindre maquillage, son corps longiligne, était la parfaite illustration de la jeune femme de son temps : libérée des conventions de la société et moderne. Aventurière jusqu’au bout des ongles, elle possédait un caractère bien trempé. Avec son père, elle se sentait en terrain connu. D’un point de vue professionnel, elle était revenue aux origines, en quelques sortes. Les parents d'Anna-Louise étaient aussi des historiens, et des archéologues.

Après des années d’études par correspondance, et de cours donnés par son père sur le terrain, la jeune femme retourna étudier aux États-Unis et y obtint ses doctorats en archéologie et en anthropologie. Puis, elle se spécialisa dans l'art mésopotamien. Elle avait en tête de découvrir le trésor de Darius III, disparu en 330 avant J.-C., près de Téhéran, ou, au moins, son tombeau qui se trouvait, selon elle, à Persépolis, autrefois capitale de l'empire achéménide. Ce trésor que l’on disait aussi fabuleux que mystérieux avait disparu en même temps que l’homme de confiance du roi de Perse, Baal L’Ancien, le père d’Adad Melqart.
Tome 1 : Esmelia


CHAPITRE 01.5
Au cours d'une expédition, Helena rencontra Brent Evihelia, un océanographe, et un personnage fantasque dont les théories scientifiques étaient généralement en avance sur le temps. Érudit, sportif accompli, une stature et une allure de géant nordique, elle lui trouva immédiatement un charme fou. Mais ce qu’elle préféra chez lui, ce fut les reflets dorés qui dansaient dans ses yeux lorsqu’il était heureux. Elle en tomba rapidement amoureuse. Ils lièrent leur destinée de la manière la plus libre qui soit, sans serment, sans contrat, sans cérémonie et sans enfant, car ni l'un ni l'autre ne souhaitait en avoir. Leur décision était mûrement réfléchie. Helena ne lui avait rien caché de ce qui arrivait aux femmes de sa lignée. Mais l’un et l’autre ignoraient qu’une troisième âme avait un pouvoir de décision bien supérieur au leur…

On avait beau être au crépuscule d’un siècle où les femmes prenaient pleinement et entièrement les commandes de leur corps et de leur destin, et où les moyens de contraception étaient de plus en plus variés et efficaces, il arrivait parfois que ces derniers soient faillibles, ou que l’on oublie de les prendre sans même s’en rendre compte lorsqu’une entité le décidait. Alors que ses certitudes étaient claires, Helena les vit s'écrouler les unes après les autres. Ce ne serait pas elle qui découvrirait le tombeau du grand Darius et son fabuleux trésor... Un trésor qui pourrait peut-être changer l'humanité ou aider le fils de Baal L’Ancien à la sauver.

Pas un instant, elle ne songea à recontacter Robert Larson. Elle savait que son père avait repris contact avec celui-ci depuis plusieurs années. Il souhaitait qu’en cas de difficultés, sa fille puisse retourner dans sa famille maternelle. Cependant, pour elle, Robert Larson était devenu un étranger. Elle avait vécu onze années chez lui, mais depuis, plus de vingt ans étaient passés sans qu’elle ait eu de contact avec son oncle. Elle n’avait presque pas de souvenirs de cette enfance. Il ne lui en restait que de vagues impressions et des images furtives. Elle n'avait rien contre le milliardaire, même s'il représentait tout ce que son père, Aubrey, n'aimait pas : un danger pour les tribus qui souhaitaient rester en dehors du monde moderne et de ses contingences, la disparition des derniers espaces vierges, le mépris de l'écologie, le pouvoir de l'argent et de la guerre…

Bref, Robert Larson avec ses industries, ses recherches dans différents domaines, représentait ce qu'il y avait de plus dangereux en ce monde pour Aubrey Danatess. Mais Helena n'avait aucun combat à mener contre lui. Elle savait ce que ses ascendantes devait aux Larson et elle les respectait pour cela. Cependant, parce qu'elle sentait qu'il devait en être ainsi, elle préféra garder ses distances. Elle brouilla les pistes pouvant conduire Robert Larson jusqu'à elle, ou jusqu’à sa future fille. Le temps venu, s'il le fallait, alors leurs chemins se croiseraient de nouveau. Mais en attendant, elle ne trouvait nécessaire que le lien soit rétabli. Sept mois plus tard, elle donna naissance à une fille : Lou.

Très tôt, Lou avait eu conscience de sa coexistence avec une autre entité.  Durant toute son enfance, elle se l’était représentée comme un ange, mais un ange un peu dictateur. À l’âge de neuf ans, elle avait fait savoir à son père qu’elle voulait être religieuse. Brent Evihelia avait pensé que cette idée lui passerait rapidement. Cela ou autre chose… Depuis la mort d’Helena, il ne s’était plus vraiment intéressé à sa fille. Il avait pourtant accepté qu’elle entre dans le pensionnat religieux dans lequel Helena et Lisiann avaient étudié, sans chercher à discuter avec sa fille de sa vocation précoce. La suite leur avait donné raison à l’un comme à l’autre.

La jeune fille était ressortie de son pensionnat avec deux convictions : elle ne considérait plus être habitée par un ange, mais plutôt par une sorte de djinn qui lui rendait souvent la vie impossible. Sa seconde certitude était qu’elle ne deviendrait jamais une religieuse catholique. Elle préférait devenir bouddhiste. Elle avait coupé les ponts avec son père, mais elle était restée très proche de son grand-père, Aubrey, qui lui avait rendu visite à plusieurs reprises au pensionnat, et chez lequel elle avait passé la plupart de ses vacances scolaires.

Lorsqu’elle lui avait fait part de son désir de se retirer dans un monastère bouddhiste, il l’avait encouragée plutôt deux fois qu’une. Il y avait surtout vu le moyen de la garder en vie plus longtemps en lui évitant toute compagnie masculine, et une manière d’échapper au contrôle de la créature qui l’habitait… Celle qui, selon lui, avait tué toutes les femmes de sa lignée.

Elle avait une conscience très claire de la présence de cette créature en elle. Elle se demandait ce qu’elle serait si Mead’ ne l’habitait pas. Comme ses parentes, le jour où elle enfanterait serait son dernier. Elle y avait bien réfléchi. Elle ne se voyait pas vivre seule toute sa vie Une vie sans amour n’était pas une vie. Elle le voyait bien au travers son père et de son grand-père. En dehors de l’homosexualité qui n’était pas dans sa nature, plusieurs options s’offraient à elle. La religion n’était pas la solution au problème, mais l’enseignement des moines bouddhistes lui permettrait peut-être de se rapprocher de Mead’, de lui parler, de lui expliquer qu’elle devait vivre.

Lou ignorait que Mead’ préférait nettement l’option des moines bouddhistes à celle des religieuses catholiques. Cependant, elle ne pourrait pas répondre au souhait de la jeune femme. Si cela avait été possible, elle l’aurait fait depuis longtemps. Mais elle ne pouvait rester toute une vie dans un corps humain. Elle devait s’assurer le passage d’un corps à un autre. Seule la procréation le lui permettait. Elle n’avait pas non plus le loisir de laisser sa chance passer. Les risques étaient présents à chaque instant de l’existence de ces fragiles créatures qu’étaient les humains. La première naissance devait être celle de son passage. Combien d’existences devrait-elle encore traverser ? Lou avait raison sur un point : elle n’était pas faite pour vivre sans être aimée, et Mead’ savait qu’elle n’avait pas commis d’erreur en choisissant sa lignée. C’était elle qui devait la conduire jusqu’à Baal. Quels que soient les détours que cela devait prendre.

Avec les moines bouddhistes, elle voyait surtout un moyen, à travers la méditation, de partir à la recherche de Baal, et aussi de ‘Ran. Mead’ savait que de transition en transition, elle s’affaiblissait tandis que ses hôtes successifs prenaient de plus en plus de force. Elle s’affaiblissait car elle sentait l’approche des siens, et leur appel se faisait de plus en plus fort.

Une fois encore, Mead’ ne parvint à retrouver ni Baal, Ni ‘Ran. Comme si l’un et l’autre ne souhaitait pas qu’on les retrouve. Mais elle ne perdit pas tout son temps. Elle parvint à déjouer la vigilance de Lou. Suffisamment pour que celle-ci se réveille un matin aux côtés d’un homme pour lequel elle avait ressenti une certaine attirance. Ce fut suffisant pour qu’elle en conçoive une descendante. La dernière de la lignée à ce jour… et sûrement la toute dernière avant le début de l’invasion.

Esmelia Danatess-Evihelia ouvrit les yeux, en Irlande, un jour de l’hiver le moins froid du début du vingtième-et-unième siècle.

Avant même d’établir des connections dans le cerveau encore vierge de son nouvel hôte, et de savoir exprimer ses pensées, Mead’ avait su que cette incarnation serait la dernière. Ce serait dans cette vie-là qu'elle aurait à mener sa mission. Elle le savait aussi sûrement qu'elle savait que deux consciences ne pouvaient habiter un même corps. Même si l'une d'entre elles était extraterrestre et l'autre un fantôme. Le cerveau humain, contrairement à celui d'autres espèces, ne semblait pas être fait pour cela. L'une devait laisser la place à l'autre, sans quoi les deux mourraient. Toutes ces vies passées lui avaient appris une chose, elles avaient aussi besoin de l'une de l'autre. Elles se nourrissaient l’une et l’autre. Elles étaient en parfaite symbiose. Esmelia mènerait la partie de la mission qui lui était assignée, et Mead’ s’éveillerait le moment venu pour conduire la sienne.

Le problème était que, malgré tout le temps dont elle avait disposé jusqu’à ce jour, elle n'avait presque rien mis en place. Elle le regrettait. La Horde était proche. De plus, elle était vulnérable, fragile... et repérable. Elle le sentait. La Horde... son peuple... et les Moissonneurs, ou quels que soient les noms qu’on leur donnait dans les différentes galaxies : Rétameurs, Epinceurs, Laminoires, Noctiblancs, Nautes stellaires, Chasseurs de monde, Écorcheurs de planètes, planéticides, galacticides ou encore Terrassiers, Créateurs, Rénovateurs, Géniteurs, Dieux ... Elle les sentait aux portes de cette galaxie dans laquelle se trouvait la voie lactée et le système solaire auquel appartenait la Terre.

À leur contact, son peuple était devenu la Horde. Ses membres avaient subi la contamination des envahisseurs et avaient ainsi scellé le destin de milliers de galaxies. Ceux qui avaient autrefois été les Tisseurs s'étaient fédérés aux Moissonneurs et en étaient devenus leurs serviteurs, leurs assassins les plus loyaux et les plus efficaces. Par sa nature, même après avoir quitté les siens depuis si longtemps, Mead’ restait profondément liée à eux. Peu avant l'invasion des Moissonneurs, les membres de son peuple formaient un tout, une sphère pensante, un même esprit. Ils ne toléraient pas les parties manquantes comme elle, pas plus que celles qui étaient défectueuses ou en surplus comme 'Ran. Cela brisait l'harmonie de leur structure. Il leur fallait soit réparer, soit oblitérer définitivement… Elle était l’une de leurs mères. Ils ne l’oblitéreraient pas. Ils chercheraient à la récupérer, à lui faire reprendre sa place. Elle n’opposerait aucune résistance à cela. Peut-être même devancerait-elle leur appel. C’était dans l’ordre des choses.  


Suite Chapitre 01.6


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyVen 14 Avr 2017 - 19:22

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 01.6 (suite du chapitre 01.5)

'Ran... Elle n'avait plus pensé à lui depuis longtemps alors qu'il était si important… bien plus qu'elle. Si elle ne parvenait pas à accomplir sa mission, ce serait à lui de prendre le relais. Parviendrait-il, contrairement à elle, à échapper à la Horde et à ses maîtres ? Elle ne pouvait que l'espérer. 'Ran avait toujours été différent d'eux. C'était pour cela qu'elle l'avait choisi. Cette différence le rendait imprévisible, incompréhensible pour eux. Ce serait ce qui le sauverait. Il les avait toujours perturbés, effrayés même, au point d'avoir été exclu de leur communauté.

Cela suffirait-il ? Au cours de ses dernières incarnations, elle n'avait trouvé aucune trace de sa présence sur la Terre. Elle n'avait pas senti les Rétameurs si proches non plus... Elle ne pouvait imaginer sa non-existence ou sa dissolution au profit d’une âme plus forte que la sienne. Peut-être Ran n'était-il pas encore réveillé comme elle... Ou bien le processus d'intégration avait modifié sa nature et le rendait impossible à détecter. Était-ce une bonne chose ? Pas en ce qui la concernait car elle ne pourrait pas entrer en contact avec lui. D’un autre côté, la horde ne pourrait pas le retrouver non plus. Enfin, il ne serait probablement pas sensible à leur appel. Au moins aurait-il une chance de leur échapper et de ne pas vivre sous leur joug… Tout ce qu'elle espérait, c'était qu'il soit bien sur la Terre et, surtout, qu'il soit bien conscient de l’importance de sa mission. Dans le cas contraire, tout espoir de survie serait vain.

Combien de temps faudrait-il à la Horde pour arriver dans ce système solaire ? Encore cent ans ? Non. Beaucoup moins. Elle était aux portes de la galaxie. Cinquante ans au maximum... Le temps d’épurer quelques autres systèmes. Combien de galaxies avaient-ils déjà traversés ? Combien de systèmes solaires avaient-ils refaçonnés selon leurs besoins, leurs envies ? Combien de planètes, de mondes vivants y avaient-ils déjà détruits ? Combien d'êtres, d’organismes vivants avaient-ils assimilés dans leurs rangs et réduits en esclavage ou en soldats pour leur armée intergalactique ?

La présence de créatures extraterrestres échouées, sur la Terre, souvent par le biais du hasard, certaines depuis des milliers d'années, mais la plupart assez récemment, était la preuve de leur progression et de leurs exactions dans les mondes qu’ils avaient déjà colonisés.

Les naufragés étaient venus se réfugier moins par désir, et calculs de navigation, que par chance, sur la seule planète qu'ils pensaient protégée de leurs ennemis parce qu’elle n’apparaissait sur aucune carte. Et si elle n’apparaissait dans les données de navigation, c’était parce que quelqu’un avait tout fait pour qu’elle en disparaisse. Ce quelqu’un avait eu accès aux bases de données pour les modifier et avait su créer une machine, un mécanisme capable d’occulter non seulement une planète, mais un système tout entier. Aucun appareil de navigation, quel que fut son degré de perfectionnement, ne pouvait le repérer. Au cours des millénaires passés, bien des envahisseurs étaient sans doute passés à côté de ce système, ou l’avait traversé, sans le voir. Peut-être y avait-il des sentinelles pour veiller à ce que ce soit toujours le cas, ou pour réparer le système d’occultation en cas de défaillance.

Sauf que la machine ne fonctionnait plus aujourd’hui, et aucune sentinelle ne semblait capable de la réparer. Elle était tombée en panne. Une simple panne mécanique. Rien n'était immuable, infaillible, ni même infini dans l’univers. Après des centaines d'années de bon fonctionnement, il n’était pas franchement anormal que la machine et son système de protection aient besoin d’une bonne révision. Toutefois, retrouver des gardiens-mécaniciens ad vitam æternam pour cette tâche n’était pas aisé. Ce genre de main d’œuvre était plutôt rare, et le travail bien ennuyeux et ingrat. Bref, personne n'avait ressenti l'urgence de réparer L’Occulteur de Mondes.

Sauf que cela ne tombait pas au bon moment.

Personne ne savait alors que les Rétameurs et la Horde avançaient inexorablement vers le système solaire de la Terre. Par conséquent, elle devait retrouver le seul être capable de remettre le mécanisme en marche, en plus de vaincre les envahisseurs. Enfin… peut-être de les vaincre. Là-dessus, elle n’avait aucune certitude. Elle avait pour mission de retrouver celui qui possédait le cœur de ce mécanisme capable de cacher un monde aux yeux des dieux eux-mêmes. Elle savait par où commencer. Toutefois, cela ne suffirait pas. Non seulement, il faudrait remplacer le cœur de la machine, mais il faudrait aussi remettre le mécanisme en route, le réamorcer. À cela, elle entrevoyait déjà de nombreuses difficultés.

Où donc se trouvait celui qui possédait le cœur ? Cela faisait plus d'un siècle qu'elle n’avait plus vu, ni entendu parler d’Adad Melqart, Baal le Jeune. L'avait-il toujours en sa possession ? Sinon, saurait-il le retrouver ? Cet objet qu’Anna-Louise avait volé, il y avait plus d’un siècle, L’Occulteur de Mondes, n’était qu’une partie d’une formidable machinerie. Où se trouvait le reste ? Baal saurait-il la retrouver ? Nul ne savait à quoi ressemblait cette machine. Elle pouvait se trouver n’importe où dans cette galaxie. Sur une planète, sur un satellite ou même quelque part dans l'espace, sous la forme d’un objet inconnu ou d’un morceau de roche ? Peut-être même qu’elle voyageait d’un endroit à un autre afin de ne pas être découverte… Si elle n’était pas retrouvée et remise en fonction avant l'arrivée des Moissonneurs, ceux-ci anéantiraient chaque planète du système solaire dans lequel évoluait la Terre, en plus celles de tous les autres systèmes de la galaxie…

Et si Baal s’était affiliés aux Moissonneurs, ou bien avait été livrés à eux par d’autres drægans ? Les drægans n’étaient pas connus pour leur sens de la loyauté, et Baal n’avait jamais fait l’unanimité parmi eux. Non, c’était impossible. Il était bien trop malin pour être pris, et trop indépendant pour être soumis à qui que ce soit.

Seuls Baal l'Ancien et Darius auraient pu expliquer à quoi ressemblait la machine à laquelle appartenait L'Occulteur de Mondes, et où elle pouvait se trouver exactement. Darius était mort, assassiné. Quant à Baal l’Ancien, il avait disparu peu après. Cela s’était passé bien avant que la machine cesse de fonctionner. En avaient-ils prévu l’éventualité ? Il ne restait que l’un des fils de Baal l’Ancien pour le savoir. Adad Melqart était le seul à avoir survécu à la purge qui avait eu lieu à la mort de Darius. Il n’était encore qu’un enfant.

Ou que Baal se trouve, s’il était encore de ce monde, mieux valait qu’il possède un vaisseau spatial à sa disposition. Autrement, il aurait des difficultés pour trouver et atteindre la machine si elle ne se trouvait pas sur la Terre. Mead’ en était persuadée.

À sa connaissance, il n'y avait aucun vaisseau spatial sur cette planète, encore moins un vaisseau capable d'emporter un équipage au-delà de Mars. Car, Adad Melqart aurait nécessairement besoin d’aide dans ses missions, de compagnons fidèles. Tous les sauveurs de l’humanité avaient eu des compagnons. Là, ce n’était pas seulement de l’humanité dont il était question. Alors à plus forte raison, il ne pouvait être seul pour assumer cette tâche. Même un dieu ne pouvait avoir cette force.

En l’état actuel des connaissances technologiques terrestres, espérer voyager en dehors du système solaire d’ici moins d’une cinquantaine d'années relevait de l’impossible. C'était une période de progrès, Mead’ n'en doutait pas, mais où en serait-ils dans quinze, vingt ou vingt-cinq ans ? Il fallait que Baal ait son propre vaisseau.

Autre problème, la machine avait été conçue pour protéger, et sans doute pour SE protéger. Elle devait donc être piégée. Le fait qu'elle soit tombée en panne y changerait-il quelque chose ?

Elle décida que retrouver Baal serait sa priorité pour les vingt, trente ou quarante années à venir. Il possédait un cœur destiné à la machine. Ce serait alors à lui de résoudre les différents problèmes. Accepterait-il sa destinée ? Encore une donnée inconnue. Il pourrait la refuser et prendre la fuite... Mettre de la distance entre lui et les Moissonneurs... Elle n'avait pas le souvenir d'un être couard. Il savait se battre lorsque c’était nécessaire ou lorsqu’il ne pouvait faire autrement. Mais il n'était pas particulièrement philanthrope. Accepterait-il de sauver d’autres vies que la sienne ? Accepterait-il de donner sa vie pour que La Vie elle-même subsiste quelque part dans l’univers avant de croître à nouveau ? Il lui faudrait aussi retrouver la clé qui lui permettrait de remonter le mécanisme de la machine pour la remettre en route ?

Elle comptait donc sur d'autres compagnons, humains ou non, pour l'aider et le persuader si c'était nécessaire, le maîtriser et le raisonner lorsqu'il aurait cette fâcheuse tendance à foncer tête baissée vers les problèmes. Tendance qu'il avait peut-être néanmoins appris à maîtriser depuis leur dernière rencontre. Mais elle pressentait que ce long siècle de silence de sa part n’augurait rien de bon. Il était des habitudes dont on ne se débarrassait pas facilement. Certaines espèces avaient un naturel tellement bien chevillé au corps que ce n'était pas au galop qu'il revenait mais à la vitesse de la lumière. En la matière, les drægans avaient la rancune tenace. Ils étaient capables de garder profil bas durant des années… et de frapper leurs ennemis au moment où ceux-ci s’y attendaient le moins. Baal était bien du genre à avoir une liste inépuisable d’ennemis.

Elle avait maintenant moins d’une vie humaine pour le trouver et mettre les derniers éléments en place. Ce serait difficile, mais pas impossible. Lorsqu'elle serait endormie, Esmelia, la remplacerait en toute conscience. Petit à petit, elle comprendrait ce que Mead’ attendait d’elle, et discernerait l’importance de sa mission. Un fait que Mead’ n’avait jamais dévoilé à ses ascendantes. Esmelia trouverait le porteur de L’Occulteur de Mondes et certains de ses compagnons.

À partir de là Mead’ entrevoyait plusieurs alternatives. Les chemins des possibles divergeaient. Mais quoi qu’il soit, Mead’ achèverait sa mission. Elle savait qu'ensuite, elle ne dormirait plus jamais, et retournerait auprès des siens. Sauver un monde, ses habitants, ainsi que les réfugiés d’autres systèmes solaires valait qu’elle se sacrifie. C’était peu comparé à ce qu’elle aurait pu faire… Elle avait dû faire un choix : tenter de sauver beaucoup, mais avec la certitude d’un échec, ou peu mais avec la quasi-certitude d’y parvenir. Il y avait une différence abyssale entre les deux.
     








L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 02
06 janvier 2125 du calendrier grégorien. Montréal, Canada non fédéré, planète Terre.

Rheya Alluedol avait peur de mourir dans la douleur. Pas un jour sans y penser. Parfois, elle se disait qu'il lui en faudrait peu pour perdre pied. Une simple pensée. Mais elle savait que ce n'était ni simple, ni seulement une pensée. Chaque matin, comme la majorité des personnes qui se levaient tôt, au moins cinq jours par semaine, elle maudissait ce jour de n'être pas un jour de congés. Un jour où elle pourrait profiter de la présence de Louise et de Neil. Une fois sortie de son lit, faire sa toilette, se maquiller, puis s'habiller et retrouver sa bonne humeur n'étaient pas difficile. Le temps qui lui restait avant d'aller travailler, elle l'accordait à Neil et à Louise. En général, elle n'avait pas à faire l'appel des troupes. La jeune fille était une lève-tôt qui refusait de perdre son temps à ne rien faire. À seize ans, l'adolescente avait déjà un grand sens des responsabilités. Avec ce qu'elle avait sûrement vécu malgré son jeune âge, le contraire aurait été difficile. Si elle n'en parlait pas, sa maturité, certaines de ses réflexions et de ses réactions le faisaient pour elle. Le reste du temps, elle ressemblait à peu près à une adolescente normale. Tous les matins, elle préparait la table et le petit-déjeuner pour trois, parfois quatre lorsque Léo était là.

Neil, lui, s'occupait de mettre la table le soir. Du moins, quand sa maladie ne le lui faisait pas oublier. Il était atteint d’Alzheimer précoce, ou de quelque chose qui s'en rapprochait. Aucun médecin ne savait de quoi il souffrait exactement. Avant sa maladie, Neil était un génie scientifique, l'un des plus talentueux de sa génération. Son domaine de prédilection était la biotechnologie. Sa sœur jumelle, Maraid, était exobiologiste. Côté génie, elle n'avait sûrement rien à envier à son frère. Après des semaines de recherche, c'était elle qui avait fini par découvrir que Neil s'était injecté une solution de sa création qui avait anéanti bien plus que ses facultés intellectuelles. Elle avait recherché les traces des recherches de son frère pour trouver les composés de cette solution et en composer une autre qui inverserait les effets, mais il s'était avéré que son frère avait tout détruit. Il avait même détruit son journal personnel. Maraid en avait donc déduit que son acte était intentionnel. Dans ses mauvais moments, Neil était conscient d'avoir été en possession de toutes ses facultés. Parfois, il se renfermait totalement, d’autres fois il vivait l'instant présent, soucieux des personnes qui l'entouraient, et indépendant. Pourquoi s'était-il injecté cette solution ? Avait-il eu connaissance des conséquences ? Si oui, alors il l'avait sans doute fait en connaissance de cause. Pourquoi ? Pour oublier le décès de son épouse ? Elle s'appelait Wendie. Cela faisait un an qu'elle était décédée, emportée par un cancer agressif. Il ne s'en était pas remis. Pourtant Maraid en doutait. Il se rendait tous les jours sur sa tombe. Il ne l'aurait jamais abandonnée ainsi, après une année de deuil impossible. Et puis, sa sœur et ses neveux comptaient aussi énormément pour Neil. Les raisons de son acte restaient un mystère.

Rheya n'avait pas d'opinion sur le sujet. Le fait était que Neil aurait dû être interné dans un établissement spécialisé, aux frais de l'état canadien. Une sorte d'oubliettes pour les détenteurs d'informations sensibles et autres secrets d'état. Neil avait successivement travaillé pour la NASA, pour l'armée, et comme conseiller spécial aux affaires spatiales auprès du Premier ministre canadien. Ses travaux étaient suffisamment importants pour qu'ils ne tombent pas entre de mauvaises mains et qu'il soit mis sous étroite surveillance. Maraid avait mis toute son énergie, hypothéqué tout ce qu'elle possédait pour engager un très bon avocat, et même mis sa réputation en danger pour que son frère ne soit pas interné. Neil ne lui avait pas facilité la vie non plus. Il s'était enfui à plusieurs reprises. À chaque fois, Rheya avait été chargée de le retrouver. Elle s'était trouvée mêlée à la vie de Neil Doyle, par hasard, et aujourd'hui, il faisait partie de sa vie au même titre que Louise. Elle en avait la responsabilité. Sauf cette semaine. Neil passait une quinzaine de jours chez sa sœur chaque trimestre. Quant à Louise, elle se trouvait chez son beau-père Paul Schiller, dans l’ouest France. Elle y retrouverait sans doute son père biologique, Henri Fromont. Celui-ci ne faisait que des apparitions courtes dans la vie de sa fille, et finalement assez récentes. Louise n’avait toujours connu qu’un seul père, Paul Schiller. Il avait épousé la mère de la jeune fille et avait élévé Louise depuis sa naissance.  

De Henri Fromont, Rheya ne savait que ce que lui avait dit Louise. D'après l'adolescente, il n'était pas l'homme le plus recommandable du monde, mais ses intentions étaient honnêtes. Du moins, celles qu'il laissait paraître. Rheya avait eu accès à une copie des dossiers que le FBI et Europol possédaient à son sujet. Avant d'accepter de veiller sur Louise, elle avait voulu savoir dans quoi elle s'engageait. Son patron, Bolt, avait fait jouer quelques-unes de ses relations pour les obtenir. Ils soulignaient que Fromont était un homme d'affaires extrêmement riche et influent. Il n’en restait pas moins qu’il était soupçonné d'activités illicites, et peut-être même de faire partie d'une organisation criminelle. Mais si tel était le cas, l'homme était suffisamment malin pour ne pas se faire prendre. Rheya ne l'avait rencontré que deux fois. La première fut à l'occasion d'une affaire de trafic d'œuvres d'art. Il devait apporter son témoignage dans l'affaire. Ses collègues, Nora et Byron, veillaient à ce qu'il se présente bien au tribunal.

Ce fut à cette occasion qu’elle rencontra Louise pour la première fois. La jeune fille avait voulu rencontrer son père biologique. Le moment n’était pas des mieux choisis. Fromont n’avait pas eu l’air plus étonné que cela de la voir débarquer, comme si, contrairement à elle, il l’avait toujours connue. Plutôt qu’à Nora ou à Byron, c’était à elle qu’il avait demandé de veiller sur Louise. Il lui avait même demandé d’appeler son père adoptif. Celui-ci avait été soulagé d’apprendre que Louise allait bien. Il était arrivé du Canada dans les heures qui avaient suivi. Les explications entre ce père qui avait vécu le pire des tourments et la jeune fugueuse n’avaient pas été aussi houleuses qu’elle s’y attendait. Au contraire. Il y avait un vrai soulagement de la part de l’un et de l’autre. Elle les avait logés durant toute la durée du procès d’Henri Fromont. Elle avait ainsi appris que la mère de Louise était décédée quelques semaines plus tôt. Le père comme la fille s’en remettaient difficilement, mais il était clair que ce qui préoccupait le plus Paul Schiller, c’était le bien-être de sa fille, mais aussi, elle s’en rendit rapidement compte, sa sécurité. Louise était effectivement une jeune fille très particulière.

Le procès d’Henri Fromont avait été promptement été réglé, à son avantage. Cependant, il n'en avait pas terminé avec la justice. Sa seconde rencontre avec les deux pères avait eu lieu dans un restaurant autour d'un déjeuner, en présence d'un avocat. Leur seul sujet de conversation avait été Louise. Ils lui en avaient confié la garde temporaire de Louise le temps que ses problèmes avec la justice soient réglés. Pour Paul Schiller, c’était plus qu’une épreuve difficile, mais il désirait qu'elle soit en sécurité avec une personne capable de la protéger et en qui elle avait confiance. Rheya avait d'abord voulu objecter en lui disant qu'elle n'était pas la personne qu'il imaginait. Mais ils lui avaient prouvé qu’ils savaient exactement qui elle était. Plus encore que la plupart des personnes avec lesquelles elle était proche. Louis Fromont avait ajouté avec une désagréable suffisance qu'elle-même ignorait encore ce dont elle était capable. Elle détestait les personnes qui pensaient savoir qui elle était exactement. Elle reconnaissait, néanmoins, qu'il n'était pas le genre d'homme dont on refusait les requêtes. Cependant, ce n'était pas pour cela qu'elle avait accepté, mais à cause de la détresse de Paul Schiller.

La présence de ses protégés avait quelque peu changé sa vie privée. Elle avait dû quitter un univers soporifique fait d'habitudes, de confort personnels et d'immobilisme pour un autre plus actif, vivant et chaleureux. Elle avait trouvé quelque chose qui lui avait manqué sans qu'elle s'en rende compte et dont elle savait ne plus pouvoir se passer dorénavant. Dans sa vie professionnelle, il y avait eu peu de changements. Elle continuait à prendre le bus pour aller travailler, même si cela nécessitait de se retrouver seule dans un lieu fermé, au milieu d'inconnus : trois quarts d'heures chaque matin, cinq à six jours par semaine. C'était déjà mieux que le métro bondé, et aussi long avec ses différentes correspondances. Elle avait essayé de trouver un appartement ou une maison plus près de son emploi et du lycée de Louise, sans succès.

Elle aurait pu prendre un taxi deux fois par jour, mais cela aurait fini par lui coûter cher. Elle avait déjà refusé une fois l'aide financière de Fromont et espérait ne jamais y avoir recours. De plus, elle économisait pour LA maison qui leur conviendrait à tous les trois. Cela excluait l'acquisition d'une voiture. Celle de l'agence lui suffisait. D'autant que son patron lui permettait quand elle en avait besoin.

Elle fuyait autant qu'elle le pouvait les endroits surpeuplés. La foule l'effrayait, l’énervait, l'étouffait, la stressait, tout en lui laissant un profond sentiment de solitude, et une douleur sourde à certains endroits du corps. Elle avait tenté plusieurs thérapies, ainsi que d'autres moyens, pour oublier cette peur et cette douleur. Elle avait fait des choses si insensées, dangereuses même.  

Six jours par semaine, elle travaillait dans une agence de cautionnement. Parfois, elle se demandait si elle ne serait pas mieux dans l'agence d’à côté, à voyager et à rédiger des guides touristiques. Son boulot ne ressemblait en rien à ce qu'on pouvait voir à la télévision. Elle n'avait rien de la fille qui repérait d'un coup d'œil, le bad guy, le coursait, à pieds ou en voiture, en prenant des risques inutiles, et parvenait inévitablement à lui mettre la main dessus. Une bonne partie de ses clients étaient généralement équipés d'un pacemaker. Pour les autres, elle comptait sur leur maladresse naturelle, leurs talons aiguilles ou leur lâcheté pour ne pas avoir à les courser. Elle n'accomplissait aucun exploit. Le moitié de son travail consistait à remplir des tâches administrative remplir de la paperasserie, ranger des dossiers, vérifier des notes de frais, trouver des maisons à vendre ou à louer, enquêter sur leur voisinage, y placer des hommes, des femmes et, parfois, leurs familles, en attendant leur passage au tribunal... Elle ne s’épanouissait pas vraiment dans ce travail, mais au moins il lui laissait assez de temps libre pour Louise et Neil. Il lui permettait de ne pas penser à d’autres choses. Comme se faire tuer dans une librairie, par exemple …

Le lundi, après son travail à l’agence, elle se rendait à son cours de boxe thaïlandaise, le mercredi, c'était de l'aïkido, et le vendredi, elle s'exerçait au tir. Elle sortait toujours de ces cours avec un mal de chien, à la tête, au bras et à la main gauches. Elle avait appris à composer avec cette douleur, presque à l'aimer. En remarquant les cicatrices sur son corps, ses adversaires essayaient généralement de la ménager, mais elle leur faisait passer cette idée rapidement. En dehors du travail et du sport, elle évitait le contact avec l'extérieur à chaque fois qu'elle le pouvait. En fin de journée, elle attrapait un bus et rentrait chez elle, auprès de Louise et de Neil.

Ce soir, elle avait changé ses habitudes. Au lieu de prendre le bus, après la boxe, elle avait décidé de flâner en direction des ponts. Elle souhaitait voir le fleuve Saint-Laurent sous la neige. Elle avait pris son appareil photos. Dans les rues, de rares ombres erraient devant les dernières vitrines encore décorées avant de se réfugier dans leurs foyers. Le fleuve était éclairé, et les reflets des lumières colorées ondulaient sur l’eau au rythme de ses frémissements. La neige tombait en gros flocons qui se paraient de couleurs scintillantes.

Elle avait les cheveux humides, assez pour attraper froid même si la température était clémente pour un soir d’hiver. Montréal avait connu des hivers plus rigoureux. Le réchauffement climatique était passé par là. Noël et le jour de l’an étaient encore proches, et les guirlandes lumineuses étaient toujours accrochées aux arbres et à tout ce que l’architecture de la ville permettait. Une nouvelle année commençait.

Elle trouvait que l’air sentait encore les parfums de Noël : l’orange, la cannelle, la résine de sapin. Les jours qui suivaient les fêtes de fin d’année, les gens se débarrassaient de leur sapin. Il y en avait un tas conséquent en haut de l’escalier de pierres qui descendait jusqu'au fleuve, du côté des écluses. Un groupe d’hommes et de femmes en brûlait un dans un brasero de fortune pour se réchauffer. Des sans-domiciles-fixes qui n’avaient pas trouvé de refuge pour la nuit, ou n’en avaient pas voulu pour diverses raisons. Il y en avait eu de plus en plus ces dernières années.

Les vies de plusieurs millions de personnes avaient changé depuis la Guerre du Week-end, bien des années plus tôt, et plus encore depuis la longue crise, la seconde depuis le début de ce siècle, qui ne cessait lentement, mais inexorablement, d'empirer. Le monde entier en ressentait les nombreuses conséquences, bonnes ou mauvaises, selon les points de vue. Le siècle précédent avait attendu presque vingt ans et une guerre pour véritablement commencer. Le présent n’avait eu que deux jours... Il ne s'en était pas remis. Aujourd'hui, la blessure paraissait moins vive, mais elle était toujours là.

Tant de choses avaient changé depuis cet an 2100 que l’on imaginait tellement différent, plus avancé que celui dans lequel elle vivait. Au stade actuel de la technologie et des découvertes spatiales et d'après ce qu'elle avait lu dans un journal scientifique, il faudrait au moins trois-cent-cinquante mille ans à un vaisseau voyageant à dix-sept kilomètres par seconde pour atteindre la première planète jumelle de la Terre. Même à une vitesse supérieure, une seule vie humaine n'y suffirait pas. Et si cela devait être possible, un jour, il faudrait franchir la barrière de débris qui englobait la planète. Des milliers d'êtres humains y avaient laissé leur vie lors des exodes précédents, notamment pour mars. Plus personne ne semblait avoir de nouvelle des colons qui étaient partis s'y installer. L'immortalité, elle, était promise à des prix exorbitants mais toujours pas prouvée, les tentatives de téléportation effectuées en laboratoire restaient inabouties, les voyages d'un bout à l'autre du pays ou du continent étaient toujours soumis aux aléas des transports en commun. La téléportation n'était toujours pas à l'ordre du jour, et les voitures ne volaient pas. Bref, la technologie stagnait depuis près de deux cents ans.

Pire encore, elle avait régressé. Avant, il y avait des ordinateurs portables et des tablettes. Les téléphones et autres objets nomades promettaient des applications que les auteurs de science-fiction n’auraient pas reniées. Malgré ou à cause de la crise leurs prix avaient baissé, certes, mais leurs capacités n'avaient pas augmenté, et les réseaux étaient régulièrement saturés. Les téléviseurs avaient gagné en légèreté, mais pas vraiment en qualité d'image car celle-ci était parasitée, la plupart du temps, et les programmes de moindre qualité. Tant et si bien que les familles étaient revenues aux traditionnels jeu de sociétés. Les soirs de fête, elles se rendaient plus volontiers aux spectacles de rues ou aux théâtres et cabarets qui s'étaient multipliés ces dernières années. Enfin, il n’y avait pas eu de premier contact avec des extraterrestres, ni de soucoupes volantes. Seulement des rumeurs non fondées, comme toujours.

En attendant, les temps étaient difficiles pour tout le monde. Et nul n’était à l’abri d’un revers de fortune. Et puis, il y avait eu ces explosions nucléaires au Japon, suivies deux mois plus tard par une succession d'attaques informatiques de grande envergure. L’Amérique et l'Europe avaient subi cette vague de cyberattaques sans pouvoir lutter malgré les moyens déployés. Des banques, des entreprises et organismes dits sensibles avaient été ciblés. Les deux attaques avaient été revendiquées par un groupe de terroristes qui se faisait appeler Les Windtalkers. Ses membres militaient pour une redistribution des richesses et « l'avènement réel de la méritocratie ».

Curieusement, ces dernières affaires n'avaient pas fait les grands titres des journaux très longtemps. Peu d'infos filtraient à leur sujet, ou bien elles avaient été effacées. Elle avait fait des recherches sur différents sites, et elle était tombée sur des pages récentes concernant les Windtalkers. Elle n'avait rien trouvé d'important. Quelques noms comme Train Vert, le Cossi-Cavala, Bikini-Bombay leur avaient été associés sur certaines pages sans vraiment les citer. Ces mots semblaient sortir d'un roman de gare. C'était sûrement pour cela qu'elle s'en souvenait. Elle avait cherché des noms de membres supposés en fonction de leur appartenance politique ou de leur idéologie, sans succès. Finalement, elle avait trouvé une page concernant le Train Vert. Elle avait suivi la piste et avait eu l'impression de se retrouver dans un univers inconnu, un espace différent du freenet. Elle avait déjà entendu parler de ces réseaux parallèles, le DarkNet, l'UnderNet, et même plus récemment, l'OverNet... Était-ce l'un d'entre eux ? Elle avait tâtonné un moment sans aboutir à quoi que ce soit.

Lorsqu'elle y était retournée, quelques jours plus tard, elle avait du mal à retrouver cet espace parallèle, mais elle y était parvenue. Elle avait ouvert des pages au hasard, et n'y avait pas compris grand-chose. La plupart des textes étaient écrits dans une ou plusieurs langues qui lui étaient inconnues. Mais il s'agissait bien de langages cohérents. Elle avait essayé de trouver des clés pour les déchiffrer, de les comprendre. En vain. Elle avait fini par abandonner. La tâche était trop ardue. Mais la curiosité l'avait bien piquée. Le lendemain, elle avait essayé d'y retourner mais, cette fois, cet espace inconnu s'était révélé impénétrable... Elle n'était même pas parvenue à trouver la page du Train Vert qui lui avait permis le passage du Net officiel à l'autre espace... Toutes les issues avaient été bloquées. Aucun des codes d'accès qu'elle avait réussis à craquer les fois précédentes ne fonctionnait.

Sa dernière tentative datait d'aujourd'hui. Elle n'avait rien trouvé. Toutes les traces semblaient avoir disparues, comme si elles avaient été effacées... C'était vraiment du bon travail. C’était dommage. S'il s'agissait d'une sorte de jeu interactif comme il en fleurissait depuis des années sur le Net, elle aurait aimé voir jusqu'où elle aurait été capable d'aller.

Elle soupira. Tant pis, elle retenterait encore une fois demain. En attendant, elle devait se détendre un peu. Elle commença à prendre des clichés du fleuve, des écluses et du pont, puis s’intéressa au groupe de SDF. Pourtant, elle ne prit aucune photo d’eux. Elle n'avait pas osé car l’un des hommes avait relevé la tête et l’avait regardée droit dans les yeux. Elle en avait été si surprise... Peut-être parce qu'elle avait eu cette drôle d'impression de le connaître, sans se souvenir de lui. Assez curieusement, il se distinguait des autres SDF par son apparence. C’était un homme plutôt grand, aux épaules larges. Sa silhouette ne semblait pas encore marquée par cette lassitude propre à ceux qui n'attendent plus rien de la vie. Ses mouvements, ne serait-ce que lorsqu'il se frottait les mains pour les réchauffer, étaient encore vifs. À la lueur du brasero, elle lui avait trouvé les pommettes saillantes, le nez court et la mâchoire découpée, couverte d'une courte barbe, probablement blonde ou rousse. Il n’y avait pas assez de clarté pour qu’elle puisse être certaine de la couleur, et ses cheveux étaient cachés par un bonnet noir. Il l'avait regardée avec une telle insistance. S’inquiétait-il de sa présence sur ce pont ? Se demandait-il ce qu'elle faisait là, à cette heure où la plupart des employés étaient rentrés chez eux ? Pensait-il qu'elle avait l’intention de sauter d'un pont ?

Cela n’entrait aucunement dans ses projets. Risqué et d’un résultat trop incertain. Combien de temps mettrait-elle à mourir, et dans quelles souffrances ? Elle ne tenait pas à finir l’autre moitié, voire un peu plus, de sa vie dans un fauteuil roulant ou pire, "légumisée" dans un lit.

Elle se raisonna. Il était impossible qu'elle ait déjà rencontré cet homme. En tous les cas, pas dans sa nouvelle vie. Il y avait tellement d'écart entre sa vie actuelle et celle d'avant...

"Avant" : c’était juste avant Noël, il y avait deux ans et quelques jours, lorsqu'un fou avait sorti une arme à feu dans la librairie bondée de monde où elle effectuait ses derniers achats pour Noël. Il avait tiré à l’aveugle dans la foule compacte. Elle ne se souvenait pas de grand-chose, mais les impressions et les émotions qu’elle avait ressenties ce jour-là, à cet instant précis, étaient incrustées en elle, tatouées dans sa chair et dans son âme, jusqu’au plus profond de ses souvenirs. Les images restaient floues, mais elle les imaginait comme celles du film Terminator quand le cyborg se trouve dans la discothèque à la recherche de Sarah Connor. À l'instant où il croise son regard, le tueur pointe son arme sur elle et tire à plusieurs reprises.

Elle se souvenait avoir remarqué cet homme qui semblait chercher quelque chose, ou quelqu’un, lorsqu'elle était entrée dans la librairie. Elle ne souvenait pas qu’il ait posé son regard sur elle en particulier. D’ailleurs, ce n’était pas sur elle qu’il avait tiré en premier. Pourtant, elle s’était sentie ciblée avant même que son esprit imprime la proximité et le rythme rapproché des tirs.

Elle avait reçu quatre balles, l’une dans le bras, une autre dans la poitrine, une troisième dans le ventre, et la quatrième dans la cuisse. Une cinquième lui avait traversé la main gauche pour achever sa trajectoire dans le corps d’une autre personne… Elle avait ressenti les douleurs successives et insoutenables. Elle avait entendu la foule hurler de panique. Quelqu’un l’avait bousculée avant de tomber sur elle. Elle avait senti le goût du sang dans sa gorge, le froid...

Ensuite, elle avait perdu connaissance.

Elle s’était réveillée trois mois plus tard dans une clinique. On lui avait expliqué que sa survie tenait du miracle. Le forcené avait abattu sept personnes avant d’en prendre trois autres comme otages. Pour une raison que lui seul connaissait, ou par folie, il leur avait aussi tiré dessus. Deux seulement avaient survécu au carnage. Elle était l’une d’entre elles. Le meurtrier avait été tué abattu par un policier.  

Elle s’en tirait plutôt bien, lui avait dit un infirmier. Elle n'avait pas su comment prendre ses paroles. L'une des balles était logée trop près de son cœur pour pouvoir être retirée, et son bras était fichu pour le tennis, ou l’escalade. Elle avait aussi des problèmes de mémoire. Elle avait des difficultés à retenir les noms et les prénoms. Alors qu'elle pouvait reconnaître une personne qu'elle n'avait vu qu'une seule fois des mois plus tôt, elle était aussi capable de dire bonjour deux, trois, voire quatre fois, à une personne avec laquelle elle avait discuté le matin même. Pour s'en sortir, elle s'obligeait à enregistrer un détail particulier du physique ou de la tenue de la personne, à lui associer une couleur ou un mot, ou à ne plus dire bonjour passée une certaine heure de la journée. Heureusement, elle n'avait pas ces difficultés avec Louise, Neil, Maraid et les personnes de son entourage immédiat.

Elle était restée plusieurs semaines en convalescence. Elle avait supporté la rééducation et les médicaments qui l’assommaient, certes pas sans rechigner plus d'une fois. Le plus difficile avaient été les séances avec le psychologue. Elle avait eu l’impression de passer chaque séance à lui expliquer qu’elle se remettait de ses blessures, et qu’elle reprendrait bientôt le cours de sa vie. Elle l’avait toujours senti sceptique. Ou bien, il avait deviné qu’elle ne lui disait pas tout.

Comment aurait-elle pu lui parler du rêve ? D'après lui, les comateux ne rêvaient pas. Comment pouvait-il croire cela ? Dans son cas, c'était comme si elle regardait une série télé, au carrefour de la science-fiction, de la fantasy, de la romance, de l'érotisme... Qui n'avait pas fait ce genre de rêve presque réel ? Le truc sympa, c'était qu'elle était l'héroïne de la série. Dans ce rêve, il y avait cet homme... un prince... un dieu... Il y avait aussi ce monstre à plusieurs yeux et plusieurs bras. Les mythologies regorgeaient de ce genre de monstres. Elle avait peut-être lu quelque chose à ce sujet, dans la librairie, juste avant... et son esprit, depuis, avait fait le reste.

Elle ne se souvenait pas des traits de cet homme, de son regard... Seulement qu'il dégageait une force à la fois physique et psychologique hors du commun, surtout dans sa situation. Elle se souvenait qu'il était le prisonnier du monstre. Elle se souvenait de sa douleur et de son désespoir. Elle l'avait alors pris dans ses bras et avait fait de son mieux pour le rassurer, le réconforter. Le rêve, à mesure qu'elle se liait à cet homme, lui avait semblé de plus en plus précis. Elle avait même senti des odeurs de souffre, de sang, de chair brûlée, et l'odeur de la mort. Était-ce ce qu'elle avait senti au moment où on lui avait tiré dessus ? Elle frissonna, mais ce n'était pas de froid.

Son rêve lui avait paru tellement réel. Aussi réel que le corps de cet homme contre le sien, aussi réel que ses mains parcourant son corps, aussi réel que ses baisers sur sa peau... C'était arrivé plusieurs fois pendant son coma, mais jamais depuis qu'elle en était sortie. Aujourd'hui, en y repensant, elle se disait que c'était un tour de son esprit, une forme de protection, quelque chose qui l'avait peut-être retenue dans le monde des vivants.

Dans son inconscient, les dieux étaient des magiciens, des illusionnistes. Dans toutes les mythologies, on les retrouvait trompant leurs compagnes avec des mortelles... Son esprit avait sûrement arrangé cela à sa façon, et ses connaissances sur les dieux l'avaient rendu plus efficace dans la construction de cet univers onirique.

Elle n'était pas certaine que cette explication tienne vraiment debout, car son rêve avait viré au cauchemar lorsqu'elle s'était retrouvée face à l'hécatonchire. Elle se souvenait qu'il l'avait attrapée après qu'elle ait tenté de le fuir. Ses pieds n'avaient pas voulu bouger, comme s'ils pesaient des tonnes. Le monstre l'avait saisie par le cou avec l'une de ses nombreuses mains, et l'avait soulevée comme si elle ne pesait rien. Elle s'était sentie étouffer... Il l'avait ensuite portée au-dessus d'un puits... où brûlait un feu ardent et l'y avait lâchée. La douleur l'avait faite hurler... Elle avait ouvert les yeux et s'était retrouvée dans le monde réel, dans cette chambre d’hôpital, complètement désorientée, apeurée. Elle avait alors hurlé à s'en arracher les cordes vocales.

Les jours suivants, le rêve s'était estompé, et aujourd'hui, il lui paraissait lointain. Pourtant, parfois, certaines impressions lui revenaient, comme celle de vivre ou d'avoir vécu dans un autre monde... comme se souvenir de lieux où elle n'était jamais allée. Elle n'avait pas jugé utile d'insister sur les détails lorsqu'elle avait évoqué ces impressions devant le psy.

Elle lui avait raconté ses autres cauchemars, ceux qui la réveillaient en sursaut chaque fois que retentissaient les coups de feu fatals. Elle revoyait sans cesse une ombre tirer sur elle. Elle ressentait la douleur, le saut dans le vide, le choc, l’obscurité… Elle était sortie du coma avec une telle violence que, les jours suivants, elle avait eu peur de s’endormir. On lui avait donné des médicaments propres à assommer tout un troupeau d’éléphants.

Elle avait quitté le service de convalescence de l’hôpital, mais n’avait pas repris son travail. Elle se voyait mal aller voir son employeur et ses collègues et leur dire : « salut, vous vous souvenez de moi ? Je travaillais avec vous, il y a plusieurs mois… Tout était OK, mais j'ai dû prendre un congé forcé parce qu’un malade m’a collé quatre balles dans la peau, presque cinq. Ça m’a mise dans le coaltar durant trois mois et quelques jours, et il m’a encore fallu cinq bons mois pour remettre un pied devant l’autre ». En plus, analyser des images, des chiffres et autres données, cela ne lui disait plus rien. Elle avait eu envie d’autre chose. Elle avait surtout eu besoin de libérer cette rage qui grondait en elle comme une louve assoiffée de sang et de liberté. Elle avait eu besoin de vivre autrement et intensément. Elle voulait ressentir la vie, l'éprouver.

Elle avait quitté son compagnon... Celui-ci s’était fait à l’idée qu’elle ne sortirait jamais du coma et avait regardé ailleurs au bout de quelques mois. Ce n’était pas le fait qu’il l’ait trompée qui l’avait conduit à prendre cette décision, mais qu’il n’ait pas cru en elle. Pas un seul instant, il ne s’était dit qu’elle aurait suffisamment de force de caractère pour revenir parmi les vivants et pour reprendre le dessus physiquement. Elle n'avait pas supporté sa lâcheté et en avait conclu que leur amour ne tenait pas à grand-chose. Inutile d'en faire les frais.

Une de ses amies lui avait proposé un job à la rédaction d’un journal people à Paris. Elle avait accepté en pensant que cela pourrait lui faire du bien. Elle avait quitté Londres sans regret pour Paris, la ville où était née sa mère. C'était un vieux rêve qu'elle s'était permis de réaliser. Elle avait emménagé dans le seizième arrondissement de la capitale française. Très vite, elle s’était fait quelques amis et, avec eux, faisait régulièrement la tournée des soirées privées et celles des endroits branchés. Elle s’était étourdie de fêtes qu’elle quittait au bras d’un inconnu avec lequel elle passait la nuit et qui, à l'aube, s’éclipsait lorsqu’elle ne le congédiait pas poliment. Elle s’en était rapidement lassée. Elle avait fait d’autres rencontres, tenté de vivre des relations plus longues qui ne dépassaient pourtant pas une semaine. Même si sa vie avait évolué d'une manière irrémédiable, elle était retournée à sa solitude.

Physiquement, elle avait changé. Elle avait perdu une dizaine de kilos. Elle ne se teignait plus les cheveux. Ils étaient redevenus bruns et courts, voire très courts, alors qu’elle les avait toujours eus longs. Ses yeux couleur d'ambre avaient perdu leur éclat. L’absence de maquillage et le manque de sommeil la faisaient paraître plus âgée. À trente ans, elle en faisait dix de plus. Son visage était beaucoup trop pâle, trop triste. Son sourire, ses rires étaient devenus rares.

Que pouvait-elle faire ? Qu’allait-elle devenir ? Parviendrait-elle à retrouver un sens à sa vie ? Elle avait l’impression que son âme était morte dans cette librairie. Son cœur aussi. Aucun des hommes qu’elle avait rencontrés durant sa période "d’étourdissement" n’avait su trouver la clé qui lui ouvrirait les portes d’un nouvel avenir. Elle ne leur avait pas donné la moindre chance, en fait. Un ou deux avaient pourtant insisté, mais elle les avait oubliés comme les autres.

Elle avait beaucoup aimé Paris, mais elle n'avait rien trouvé qui l'y retienne, et son travail de journaliste à potins l’ennuyait. Elle avait toujours souhaité vivre un temps aux États-Unis. Elle s'était dit que c'était peut-être le bon moment. Dans l’avion, elle avait emprunté le journal de son voisin qui s’appelait Maxwell. Max pour les intimes, lui avait–il précisé, ce qu’elle n’avait aucunement l’intention d’être. Même s’il avait plutôt l’air sympathique avec son look Chuck Norris et ses faux airs de Paul Newman. Dans le journal, elle avait trouvé une annonce qu’il avait entourée au feutre rouge concernant une agence de cautionnement qui recherchait du personnel. Il n’était pas précisé s’il fallait un homme ou une femme, une secrétaire ou un chasseur de primes. Néanmoins, cela pouvait s’avérer suffisamment différent de ce qu’elle avait fait jusqu’à présent, et elle pourrait utiliser certaines de ses connaissances passées.

Elle avait demandé à Maxwell, si c’était lui qui avait entouré l’annonce et si elle l’intéressait. Ses réponses respectives avaient été "oui", "non" et qu’un de ses amis pouvait l’être. Ce qui ne devait pas l’empêcher, elle, de postuler, lui avait-il précisé, car il doutait que son ami ait les capacités à exercer un emploi de ce genre. Cette remarque, en plus de la faire sourire, avait rendu Maxwell vraiment appréciable. Postuler à cette offre d’emploi, pourquoi pas ? Elle avait déjà reçu cinq balles dans la peau. Sûrement plus que n’importe quel chasseur de primes dans toute sa carrière. Statistiquement, elle avait toutes les chances de ne plus se faire tirer dessus, ou du moins d’en prendre une de plus. Il lui restait à se remettre au sport et à apprendre à tirer.  

L’agence de l'annonce s’occupait de protéger des témoins et de retrouver des "défauts de comparution". C’était une petite agence, et les cas dont elle s’occupait étaient souvent simples, sans imprévu. Il n’y avait que deux employés : Nora Calinko, Byron Rankins et le patron, Jessé Bolt.

Nora, une brunette aux allures de star hollywoodienne, version années cinquante, refaite comme une Barbie, passait plus de temps dans les boutiques, soi-disant pour trouver des idées de garde-robe pour leurs futurs protégés, qu’à son poste officiel de secrétaire. Byron, le deuxième employé de l'agence, était un geek pure souche, adorable comme tout avec ses lunettes et ses gilets sortis tout droit d’un pensionnat anglais, ses cheveux bruns en bataille, et sa timidité maladive avec les filles, en particulier avec l’exubérante Nora. Il fallait le retenir pour qu’il ne donne pas des noms et des vies de super héros aux témoins qu'ils devaient cacher pour les protéger.

L’agence était dirigée par Jessé Bolt, un type taciturne et plutôt droit dans ses bottes. D'ailleurs, avec ses bottes, son énorme moustache, ses favoris et ses cheveux blonds mi- longs, il n’aurait pas franchement été déplacé dans l’Ouest de la seconde moitié du XIXe siècle. Il aurait probablement fait un bon Marshall. Elle avait passé un entretien d'embauche avec l’impression que ce n’était que de pure forme, et en était ressortie sans grand espoir. Pourtant, Bolt lui avait téléphoné dès le lendemain pour lui dire qu’elle était engagée. Il ne lui avait pas caché qu'il avait fait une enquête à son sujet et qu'elle n'était pas vraiment l'employée qu'il cherchait, mais faute de mieux... En général, ce n’était pas le genre de chose qu'on annonçait d’emblée à une nouvelle recrue. Au moins, elle aurait un salaire assuré.

Si elle avait eu un peu plus de recul à cette époque, elle aurait sûrement remarqué que tout cela s’était passé avec trop de facilité, trop de coïncidences. Elle ne s'en était rendu compte que lorsque Leo, l'étudiant qui arrondissait ses fins de mois comme auxiliaire de vie de Neil lui avait présenté son père Leo. Elle s'était plutôt bien entendue avec lui. Il avait travaillé un temps pour l'agence de cautionnement. Mais il n'était pas du genre à rester en place, et parfois il lui arrivait de se trouver en délicatesse avec la loi. Ce qui la fichait mal, selon Jessé Bolt, pour un type censé garder les malfrats dans le droit chemin, au moins jusqu'à leur procès. Elle lui avait trouvé une ressemblance remarquable avec l’homme qu’elle avait rencontré dans l’avion et qui lui avait conseillé de postuler à l’agence Bolt. Elle n’avait pu s’empêcher de lui en faire part. Cela l’avait d’abord fait sourire, puis il lui avait répondu qu’il y avait de fortes chances pour que ce Maxwell soit son père. Il n’y avait que lui pour l’avoir aguillée vers l’agence. Paul avait ajouté, sans autres explications, que Leo ignorait tout de son grand-père et il souhaitait que cela reste ainsi. Paul avait quitté l’agence quelques semaines plus tard.

Cela faisait onze mois, maintenant qu'elle travaillait pour Bolt. Et elle était là, ce soir. Après sa promenade photographique sur le pont, elle avait pris un bus qui l’avait ramenée au pied de son immeuble, salué le concierge, pris l’ascenseur, et s’était calfeutrée chez elle dans son appartement tellement impersonnel, fidèle à son habitude.

Elle avait planifié sa soirée : une douche, un repas rapide, un peu de lecture, puis elle irait se coucher. En rentrant, elle n’avait pas eu besoin de ranger quoi que ce soit dans cet appartement si vide sans la présence de Louise et de Neil. Elle avait passé deux soirées à tromper son ennui en faisant du nettoyage et du rangement.

Elle monta le son de la musique pour l’entendre sous sa douche. Les murs et le sol étaient insonorisés. Les voisins n'entendaient rien. Elle les avait croisés, quelques fois, dans les escaliers. Ils ne prenaient jamais l'ascenseur. N'obtenant aucune réponse à ses « bonjour », elle avait renoncé à le leur souhaiter. Ce n'était pas seulement pour cela qu'elle les avait trouvé bizarres, mais aussi parce qu'ils portaient toujours des lunettes noires, l'homme comme la femme, quel que soit le temps à l'extérieur. Ils ne les enlevaient pas à l'intérieur. Elle s'était même dit en plaisantant qu'ils devaient être du genre à les porter pour sortir les poubelles à minuit. Elle ne les avait pas revus depuis quelques semaines. Elle devrait peut-être se renseigner à leur sujet...

Après la douche, elle revint dans le salon. Elle fit un bref passage par la cuisine : repas asiatique dans le four à micro-ondes. Trois minutes avant de revenir dans le salon. C'était chaud. Elle n'aimait pas quand c'était trop chaud. La musique lui donnait envie de danser et danser la détendrait. Ça tombait bien, elle avait trois ou quatre minutes de vides dans son emploi du temps immédiat, alors pourquoi ne pas se laisser aller... Elle se leva, fit quelques pas dans le salon et se laissa bercer au rythme de la musique. Elle repensa à l'homme sous le pont. Ses traits s'étaient déjà dilués dans sa mémoire, mais elle se souvenait de ses yeux bleus. Il avait un regard qu'elle connaissait, et qui ne lui déplaisait pas. C'était la première fois qu'elle se souvenait d'un tel détail...

Elle se sentait de plus en plus légère, vidée de ses peurs... comme si elles n’existaient plus. Elle aurait pu savourer, apprécier cette impression si les rares meubles de l'appartement n'avaient pas soudainement pris des contours flous et mouvants. C'était bizarre. Était-ce le début d'un malaise ? La lumière ondulait comme une vague. Elle s’approcha de la fenêtre. Quelque chose n'allait pas... Un peu d'air lui ferait du bien. Une lueur furtive, une ombre en mouvement, dans l’immeuble en face du sien, attirèrent son attention. Nouvellement construit à la place d’un cinéma, de l'autre côté de l'avenue, l’immeuble n'était pas encore habité.

Elle chercha en tâtonnant la paire de jumelles de Neil. Il avait passé pas mal de temps à suivre la construction du nouvel immeuble. Elle devait se trouver sur le fauteuil, près de la baie. Elle n’eut aucun mal à la retrouver. Elle ne se sentait vraiment pas bien. Dans ce brouillard qui l’envahissait de plus en plus, elle distingua la silhouette familière d’un homme qui l’observait. L'homme du pont... Son esprit devait lui jouer des tours… Quelles raisons aurait un SDF de l'avoir suivie pour l’observer de l’immeuble d’en face ? Cela ne pouvait être qu’une illusion provoquée par son malaise. Elle secoua sa paire de jumelles en direction de l'illusion.

« Rince-toi l’œil coco... Si tu me voies... Moi aussi, je te vois... et tu ne me fais pas peur, sale voyeur... J'appelle les flics... »

Comme s'il pouvait l'entendre d'où il était !

Son téléphone était dans son sac à main... Qu'en avait-elle fait après être rentrée ? Où l'avait-elle posé ?

La douleur, d’abord lancinante, dans son estomac, se fit sentir avec plus de force. Elle devint plus aiguë. Elle allait vomir. Elle ravala la nausée qui montait dans sa gorge. Où était ce fichu sac avec ce fichu téléphone ? Qui devait-elle appeler en premier ? La police ou les urgences ? Ça tournait drôlement autour d'elle. Elle devait s'allonger... dans sa chambre si possible. Sa langue était sèche, râpeuse, et sa salive, acide. L'odeur de la nourriture chinoise n'arrangeait rien. Elle peinait à se tenir debout. Son corps tanguait dangereusement. Son esprit s’endormait et la musique s’éloignait, de plus en plus. Que lui arrivait-il ? Était-ce la balle logée près de son cœur qui lui jouait une mauvaise blague ? Le médecin avait pourtant dit qu'elle pouvait vivre longtemps avec. Au moins jusqu'à ce qu'on trouve le moyen de la lui enlever. Était-ce un empoisonnement alimentaire ? Elle n'avait presque rien mangé à midi et n'avait pas touché à son dîner... Et si c'était quelque chose dans le bus... Un gaz qui ne faisait effet qu'au bout de quelques minutes... Encore un acte terroriste ? Les Windtalkers ? Encore une fois, il avait fallu qu'elle soit au mauvais endroit... Non, la foudre ne pouvait pas frapper deux fois la même personne à deux endroits différents. Statistiquement, c'était...

Ses jambes se dérobèrent sous elle.

Elle se retrouva sous l’eau, comme si elle venait d’y plonger, les pieds en premier. Elle coulait à pic. Il y avait beaucoup de bulles minuscules autour d’elle. On aurait dit des perles de nacre et d’argent. Elle se regardait s'enfoncer dans les eaux profondes, l’esprit dissocié de son corps. Elle se rendit compte qu'elle n'éprouvait aucune crainte, au contraire. Son visage respirait la sérénité. Elle ne cherchait pas à remonter à la surface. Elle se sentait bien. Elle souriait. Elle était enfin libre. Sa lourde robe de velours rouge l’entraînait vers les profondeurs. D’où lui venait ce vêtement ? Elle regarda sa main gauche. La cicatrice laissée par la balle de passage était bien visible, rouge comme sa robe. Des perles de couleur rouge et or, microscopiques, s’en échappaient comme un essaim d’abeilles s’échapperait de leur ruche condamnée.

Était-ce cela la mort ?

Au loin, il lui sembla entendre des coups frappés sur du bois, assourdis par l’eau. Quelqu’un essayait d’entrer. Où ? Quand ? Pourquoi ? Qui ? Est-ce qu’on se posait autant de questions lorsqu’on mourrait ? Était-elle vraiment condamnée ? Non, elle était une battante. Elle ne pouvait pas abandonner Louise et Neil...

Elle battait des pieds pour remonter à la surface, mais rien n’y faisait. Elle continuait à descendre. Elle battait des mains, elle luttait, mais il était trop tard. Étrangement, elle n’éprouvait aucune difficulté pour respirer. En fait, elle ne respirait probablement plus, et n’avait plus besoin d’air… C'était juste un dernier réflexe parce qu’elle ne pouvait faire autrement et parce que c’était dans l’ordre des choses. Mais une autre voix, qu'il lui semblait reconnaître sans pouvoir l'associer à qui ou à quoi que ce soit lui disait que c'était faux, qu'elle devait encore se battre, ne pas abandonner, parce que rien n'était perdu, parce qu'on avait besoin d'elle.



(À suivre…)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyVen 14 Avr 2017 - 19:31

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 03.1


06 janvier 2125 du calendrier grégorien. Désert du Nevada, États-Unis, Terre.


Frissonnante, Esmelia Danatess Evihelia ajusta son bonnet et le col de sa veste sur sa nuque. Dans le désert du Nevada, les nuits étaient fraîches. Elle ne s’était toujours pas habituée au climat, au vent chargé de silice et d’odeurs qu’elle ne parvenait pas à identifier, à l’air trop sec, au soleil brûlant de la journée, à la lumière intense. Rien à voir avec le climat de l'Angleterre ou celui du Canada. Sous ses yeux, en contrebas de la colline, une trentaine de hangars de tailles différentes s’alignaient les uns à côtés des autres. Ils formaient des colonnes régulières.

Tous les bâtiments étaient en tôle, peints du même blanc jaunâtre virant à la couleur rouille, notamment sur les toits. Ils se fondaient dans ce désert au sable compact, parcouru de touffes d’herbe sèche et de maigres buissons. En dehors des charognards, les rares animaux à y vivre étaient des reptiles. Il fallait aussi compter avec les insectes dont la principale occupation était de trouver quelque chose de suffisamment vivant pour y pomper leur nourriture. Will n'arrêtait pas de pester contre eux. Ils avaient réussi à le piquer à plusieurs reprises et au moins deux fois au travers de sa barbe naissante. Comme elle, il portait une tenue sombre, et un bonnet qui ne laissait voir que son visage aux yeux bleu azur.

Son compagnon et elle s’étaient installés à moins d’un kilomètre de la zone qu’ils surveillaient depuis quatre jours. Il y avait assez peu d’activité à l’extérieur des hangars. Beaucoup d'entre eux étaient plus grands que celui sur lequel portait leur attention. Le plus petit aurait pu contenir deux Airbus A380.

Celui qu'ils surveillaient était de taille moyenne, excentré sans être totalement à l’écart des autres. Il était cerné par une clôture électrique qui comptait onze fils barbelés distants les uns des autres de quinze centimètres. Ce qui, à moins de ressembler à une allumette, et même si elle n’en était pas loin, ne lui permettait pas de se glisser entre deux. Encore moins à son compagnon. De plus, la clôture devait être électrifiée en permanence. Cette mesure de sécurité n’était plus un problème pour elle depuis quelques temps.

Chaque bâtiment était surveillé, et celui-ci l’était particulièrement. Des caméras couvraient tous les angles. Elles fonctionnaient de jour comme de nuit. Dès que le soleil disparaissait de l’horizon, des spots s’allumaient et éclairaient le site comme une vitrine de Noël. Il y en avait de différentes sortes pour couvrir tous les types de spectres ou de radiations existants, et de toutes les couleurs. Vu du ciel, et de l’espace, cela devait donner l’impression d’une fiesta à tout casser. Ceux qui racontaient que cette zone était secrète devaient essuyer leurs lunettes avec de la peau de saucisson.

Néanmoins celui qu’ils étaient venus chercher dans cet endroit ne serait pas facile à en faire sortir.

Ce système solaire n'avait pas connu d'invasion extraterrestre depuis des lustres. Mais contrairement à ce que le commun des mortels pensait, le premier contact avait été établi depuis des siècles, et pas à l’avantage des visiteurs, surtout s’ils avaient tenté de se conduire comme des conquérants. Tous les extraterrestres n’étaient pas des conquérants. Pourtant, celui qu’elle devait retrouver était considéré, dans de nombreuses galaxies, comme appartenant à une espèce de conquérants. Par bien des aspects, il confirmait cette réputation. Mais sur ce point, les terriens n’avaient rien à craindre de lui. Au contraire, avec ce qui arrivait droit sur leur planète, il était sûrement le seul à pouvoir sauver ceux qui pouvaient l’être…

Il n’avait pas été facile à trouver. L’existence des extraterrestres étant passée sous silence, tout ce qui pouvait sortir de l’exploration interstellaire officielle l’était aussi. Pour cela, les différents gouvernements s’étaient plutôt bien entendus pour garder toutes les découvertes sur la vie extraterrestre sur la Terre ou ailleurs sous une épaisse chape de silence.

Mais Kolya avait tout même entendu parler de quelque chose entre les États-Unis d'un côté, et la Russie et l'ONU de l'autre. Quelque chose de suffisamment discret pour que cela attire son attention. Cela avait un rapport avec l'écologie et les espèces invasives.

Des espèces inconnues avaient fait leur apparition de manière exponentielle au cours des trente dernières années. À leur sujet, on avait parlé de manipulation génétique, et de trafic d’animaux découvert dans des zones où l’homme civilisé n’avait jamais eu accès avant des dernières décennies. Ces espèces s’étaient si bien acclimatée à leur nouveau milieu qu’elle en menaçait la faune et la flore autochtone. Kolya et elle avaient fait des recherches sur le sujet. Il n’y avait rien de faux dans le fait que des espèces nouvelles colonisait des territoire sur lesquels elles n’auraient jamais dû se trouver. Leurs origines étaient moins certaines… Deux agences étaient chargées de neutraliser, voire d’éradiquer ces espèces endémiques. L’une, le CENKT leur était inconnue, l’autre, l’AMSEVE était financée par l’ONU et faisait partie d’un programme cofinancé par l’ATIDC dont l’intérêt pour la terraformation de Mars, et de toute autre planète sur laquelle pourrait s’établir un jour l’humanité, était de notoriété publique. Intrigués, ils avaient poursuivi leur enquête et avaient appris qu’en matière de vie extraterrestre, l’AMSEVE n’en était pas aux prémices de la connaissance comme son nom Agence Mondiale de Surveillance des Environnements et de la Vie Extraterrestres semblait l’indiquer.

Il s'était passé beaucoup de choses depuis cette découverte. Toutes avaient abouti à sa présence dans le désert aux côtés d'un homme dont elle ignorait tout il y a quelques mois.

En général, elle se fiait à son instinct. Elle ignorait alors d'où cela lui venait. D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle avait toujours su ce qu'il fallait faire ou non. Elle ne se posait jamais de question. Elle savait encore qu'elle devait prendre part à quelque chose de plus grand qu'elle, quelque chose de très important. Son grand-père ne cessait de le lui répéter, mais elle n'avait pas besoin de lui pour en avoir conscience. Elle le sentait. C'était en elle, ancré comme une mémoire génétique. À neuf ans, elle lui avait dit qu'elle voulait être linguiste et qu'elle accomplirait le rêve de sa grand-mère, Lisiann, en voyageant dans l'espace et en découvrant de nouveaux mondes. Cela avait toujours été une certitude pour elle. Plus encore, une évidence. Il s’était contenté de lui répondre par un sourire. Un sourire qu’elle avait trouvé d’une tristesse pesante. Maintenant qu’elle y repensait

Certains parents auraient pensé qu'il s'agissait d'une lubie de petite fille, mais pas Brent Evihelia. Au contraire, il l'avait confortée dans ses choix. Il ne cessait de lui répéter qu'elle devait croire son instinct et le suivre. Il lui citait souvent cet extrait d'Hamlet : "Il y a plus de choses dans le Ciel et sur la Terre, Horatio, que n'en rêve votre philosophie". Savait-il déjà à quel point il avait raison ? Sans doute. Elle avait toujours senti qu'il lui cachait quelque chose, sur elle, sur le monde qui les entourait... Elle avait essayé d'en savoir plus, mais lorsqu’elle le questionnait sur ces sujets, ses réponses étaient évasives et invariable. Celles qu'elle entendait le plus souvent : "tu le découvriras le moment venu", "il n'y a pas de meilleur apprentissage que celui dont on fait l'expérience", "si je te le dis maintenant, tu n'auras plus aucun intérêt à le découvrir", "chaque chose en son temps, et un temps pour chaque chose". Elle avait parfois le sentiment qu'il attendait quelque chose d'elle... Qu'elle trouve une clé... Qu'elle résolve une énigme... mais il ne lui donnait aucun indice pour cela. Ce n'était pourtant pas faute d'avoir cherché.

Très tôt, il avait commencé à lui apprendre le français, l'italien, l'allemand, l'espagnol, le latin et le grec qu'elle parlait comme sa langue de naissance, l'anglais, ainsi que quelques notions d'arabe. Elle n'avait jamais connu les bancs de l'école, ni ceux du collège. Son grand-père et elle n'avaient cessé de voyager d'un pays à l'autre durant son enfance et son adolescence, comme Aubrey Danatess l’avait fait avec Helena. Elle n’avait jamais su qui était son père. Elle avait pris le nom de son grand-père et de son arrière-grand-père.

Tout son apprentissage scolaire s’était fait par correspondance mais Brent ne laissait rien passer. Si ses notes descendaient en dessous du niveau de l’excellence, elle le payait cher aux entraînements. Parallèlement, à un enseignement strict, il avait engagé une gouvernante, Emmie, qui faisait pratiquement office de mère de substitution et qui l’encourageait dans les moments, rares, où elle sentait le découragement la gagner. Emmie ne savait pas tout au sujet de Brent et d’Esmelia, ou ne disait rien de ce qu’elle devinait. Elle les suivait partout. Sauf lorsqu'ils disparaissaient de la surface du monde durant un mois, parfois plus, cela une fois par an. Durant ces périodes, elle était soumise aux plus rudes épreuves de survie que son grand-père pouvait lui imaginer.

Elle avait quinze ans lorsque Brent Evihelia fut victime d'une crise cardiaque dans un aéroport, entre deux de leurs voyages. Elle n'avait pas été inquiète à l'idée de se retrouver seule. Elle n'y avait même jamais songé. Elle avait ressenti une vague tristesse, mais rien de comparable à ce que les personnes qu'elle avait pu rencontrer au cours de sa jeune vie semblaient ressentir à la perte d'un proche. Elle aurait pu se demander pourquoi elle ne ressentait rien. Elle ne se posa même pas la question. Elle s'était seulement dit qu'il aurait préféré mourir ailleurs, sûrement en montagne, ou bien dans le désert, ou encore au milieu d'une forêt. En fait, sa préoccupation première concernait tout ce que son grand-père ne lui avait pas encore dit ou appris. Elle avait cherché dans ses affaires sans rien trouver d'intéressant. Cela avait été rapide. Brent n'était pas attaché aux biens matériels, du moins jusqu'à un certain point. Il lui avait appris à être comme lui. Moins on est attaché aux choses et aux personnes, plus il est facile de tout quitter du jour au lendemain. Elle avait ensuite cherché dans ses souvenirs qu'elle eut beau tourner et retourner dans sa tête des centaines de fois, mais il n'y eut aucun déclic. Sa seconde préoccupation était les services sociaux. Son grand-père et elle avaient toujours vécu en dehors du système, et elle ne tenait pas y entrer. Surtout par cette voie. Elle n'avait aucun besoin de famille d'accueil. À quinze ans, elle se sentait capable de s'assumer seule.

Une fois encore, Brent Evihelia avait anticipé la suite des événements. Il avait pris des dispositions pour que son corps soit incinéré, quel que soit l'endroit où il trépasserait, et pour que sa petite fille soit rapatriée aux États-Unis. À peine descendues de l'avion, sa gouvernante et elle avaient été prises en charge par Nikolaï Anassenko, un homme en costume sombre qui dégageait une sorte d'aura féline et dangereuse. Elle se méfia immédiatement de lui, et il lui fallut pas mal de temps pour qu'elle finisse par lui accorder sa confiance. Ce fut plus ou moins réciproque dans la mesure où il s’attendait à avoir affaire à un ado incontrôlable. Le fait qu’elle ne corresponde pas à son idée le fit se méfier d’elle encore plus.

De son fort accent russe, il leur souhaita la bienvenue en Amérique et leur indiqua qu'elles pouvaient l'appeler Kolya. Il devait avoir le même âge que son père, peut-être un peu plus. Ses cheveux étaient courts, légèrement ondulés, et grisonnants comme sa barbe de quelques jours. Il avait des yeux gris très vifs, et chacun de ses gestes semblait mesuré. Sa distinction naturelle montrait qu'il était habitué à évoluer dans des milieux aisés. Cependant, elle s'en rendit compte plus tard, il pouvait aussi se montrer extrêmement vulgaire. Jamais violent physiquement, mais ses paroles pouvaient avoir le même effet qu'une gifle. D’autant qu’il avait une voix très douce, presque sirupeuse.





Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 03.2


Elle n'avait jamais rien su sur son passé ou ses rapports avec son grand-père. En avait-il seulement eus, ou bien cela remontait-il à sa mère ou à l'une de ses ancêtres ? Elle était certaine d'une chose, cependant : il n'avait pas toujours été celui qu'il disait être. Nikolaï Anassenko n'était pas son véritable patronyme. Un jour, au centre commercial, alors qu'ils sortaient d'une boutique de vêtements, elle avait entendu un homme l'appeler par un autre prénom : Igor. Il avait fait mine de ne pas l'entendre, ne s'était pas retourné et avait continué à marcher à ses côtés en discutant. Mais elle avait ressenti un changement dans son attitude et les traits de son visage s'étaient légèrement durcis. Kolya cachait beaucoup de choses. Même son apparence pouvait être trompeuses... Quant à son accent, il le perdait dès qu'il n'était plus que tous les deux... lors des entraînements.

Donc, après les avoir accueillies à leur descente d'avion, Kolya les avait conduites dans une luxueuse propriété. Tandis que sa gouvernante prenait possession de ses quartiers, il lui avait expliqué que cette maison appartenait à son grand-père, Brent, et que maintenant qu'il était mort, elle lui revenait. Pas si détaché que cela des biens matériels, le paternel, mais de là à imaginer qu'il avait acquis une majestueuse propriété près de Jackson Hole, dans l'état du Wyoming... D'autant que, malgré un terrain particulièrement favorable pour des stages d’entraînement en toute discrétion, elle ne souvenait pas y avoir mis les pieds avant ce jour.  Au moins, elle savait où était passé une partie de l'argent gagné par son grand-père tout au long de sa carrière de chasseur de trésors. L'autre dormait dans le coffre, d’une banque suisse. Ayant suivi les instructions de Brent, inscrites dans une lettre testamentaire, Kolya en avait fait rapatrier une partie aux États-Unis. Cet argent, ainsi que sa présence aux côtés de la jeune fille devaient permettre d'achever son éducation et de la préparer à son destin. Elle lui posa les mêmes questions qu'à son grand-père sur le sujet et eut droit aux mêmes réponses.

Pendant vingt ans, Kolya s’acquitta de la mission confiée par Brent Evihelia avec zèle et application. Au cours des jours précédant son entrée aux États-Unis, il avait inscrit Esmelia à la New-York University. Il lui avait trouvé un petit appartement dans un quartier tranquille de la ville. De toutes les façons, avec toutes les relations que pouvait avoir Kolya, n'importe quel quartier où elle se trouvait devenait tranquille dans la minute. À l'université, elle perfectionna son apprentissage des langues. Elle y apprit en plus le chinois, le japonais, le russe, quelques langues mortes, et des notions de diverses langues régionales.

Côté face, elle affichait la figure de l'héritière riche et surdouée, mais discrète, évitant toute forme de publicité. L'anti riche héritière capricieuse et m’as-tu-vue. Côté pile, après ses entraînements intensifs, elle passait ses rares moments de loisirs à faire des recherches sur les plus grosses fortunes du monde, sur les entreprises cotées en bourses et sur les organismes d'état. Elle ignorait ce qu'elle recherchait, mais elle savait qu'elle le devinerait lorsqu'elle tomberait dessus.

Kolya, lui, avait une autre idée de leurs recherches. Peut-être par esprit de génération, il avait le même amour que Brent pour les citations. À croire qu'ils avaient été élevés ensemble. Le credo de Kolya était : "Le vrai pouvoir, c'est la connaissance". Plus on sait sur ceux avec lesquels on est susceptible de faire des affaires, et plus on a de pouvoir sur eux, disait-il. Elle ne se voyait pas dans le domaine des affaires, mais son instinct lui soufflait qu’il avait raison. Il y avait certaines informations dont elle pouvait avoir besoin, et certaines personnes étaient susceptibles de les lui donner. Enfin, certaines d'entre elles ne le feraient pas sans contrepartie

En dehors de cela, la vie avec Kolya n'était pas tellement différente de celle qu'elle avait menée auprès de Brent Evihelia. Il lui avait appris de nouvelles choses, comme se fondre dans une foule, passer totalement inaperçue quels que soient le milieu et l'endroit dans lesquels elle évoluait. Quelles que soient les personnes avec lesquelles elle se trouvait. Il lui avait appris à se construire une fausse identité et à l'endosser durant plusieurs mois. Elle pouvait désormais s'adapter au milieu urbain comme elle s'adaptait à la vie en pleine nature. Elle était capable de survivre dans le dénuement le plus total comme entourée des technologies les plus sophistiquées. Elle pouvait évoluer parmi les puissants comme parmi les moins nantis, sans commettre le moindre faux pas. Son intégration n'était toujours qu'apparente car elle se sentait toujours différente des hommes et des femmes qu'elle côtoyait. S'en rendaient-ils compte ? Sûrement pas, car son adaptation, elle, était totale.

Elle ne se demandait pas où Kolya avait pu apprendre tout cela. Un homme comme lui avait sans doute une longue expérience dans les domaines du renseignement, de la double identité, voire triple, de la falsification de documents… et du meurtre. Brent n'avait jamais évoqué la possibilité de tuer un être humain. Il lui avait appris à tuer des animaux. Il l'avait habituée à agir vite, sans causer de souffrances inutiles. Jamais, elle n’avait eu à assassiner des êtres humains. Nikolaï avait évoqué le sujet dès les premiers jours de ses entraînements. Il disait qu'elle devait se faire à cette idée. Elle serait peut-être obligée de tuer pour mener ses missions à bien, ou encore de torturer des hommes ou des femmes pour obtenir des informations, ou d'autres choses. Étrangement, cela ne l'avait pas effrayée. Mais, comme le disait Kolya, penser que l'on peut tuer un être humain est une chose. Le faire en est une autre. Elle savait, depuis, qu'elle en était capable et qu'elle n'hésiterait pas à tuer de nouveau si la nécessité devait s'en faire sentir.

Les années étaient passées au rythme des cours à la N.Y.U et des entraînements dans le Wyoming, puis des jobs et des voyages d’un bout à l’autre de la planète, toujours pour apprendre de nouvelles techniques de combat ou parfaire sa culture des langues. Un jour, elle avait fini par trouver ce qu'elle recherchait grâce à Kolya. L'un de ses informateurs, un ancien compagnon d'armes probablement, lui avait parlé d'un litige au sein de l'ONU qui mettait, face à face, russes et américains. Enfin, pas seulement les russes. Les français et les allemands étaient du côté de ces derniers, aussi étonnant que cela puisse paraître. Les anglais aussi, bien qu'un peu plus mitigés dans leurs paroles. Dans le bar où avait eu lieu la rencontre entre Kolya et l’informateur, Esmelia était restée à l'écart, à la demande du russe. Ils n’étaient pas supposés se connaître, au cas où les choses ne se passeraient pas dans le bons sens. Elle avait joué son rôle et n'avait rien perdu de la conversation, mais celle-ci avait pourtant bien failli s'arrêter là. Se rappelant soudain que Kolya n'était plus vraiment impliqué dans les affaires, et sentant qu'il essayait de lui tirer les vers du nez, l'informateur s'était quelque peu braqué. Heureusement Kolya était persuasif. Il pouvait même se montrer rassurant lorsqu’il le souhaitait. Après quelques verres et une bonne dizaine de blagues salaces, l’informateur avait oublié ses scrupules et s'était montré loquace. Les vagues allusions étaient devenues des informations structurées.

Tout reposait sur la création d'un programme d'exploration spatiale américain à la suite de la découverte de la filiale Aéronautique & Recherches d'une entreprise européenne, l'ATIDC. La corrélation n'aurait jamais dû avoir lieu, sauf que la filiale avait été victime de l'indélicatesse de l'un de ses chercheurs. Une histoire d'espionnage et de trahison comme une autre. La maison-mère avait immédiatement réagi en faisant don de sa découverte, non au monde, mais à l'Organisation des Nations Unies. Publiquement, rien n'avait filtré sur la nature de cette découverte. Mais ne pas informer le commun des mortels prouvait qu'elle devait être suffisamment importante pour bouleverser le monde, ou sa conception. Ce que personne ne semblait souhaiter, tant du côté de l'ATIDC, que de celui des Nations-Unies. Le fait que les Américains n'aient pas cherché à réagir publiquement, après s'être fait éconduire, le confirmait.

Esmelia et Kolya connaissaient l'Aerospace & Terraforming Industrial Development Corporation. Ils avaient déjà effectué plusieurs piratages informatiques sans jamais rien trouver d'intéressant. La grande société était plus claire que de l'eau d'Evian. Ils n'avaient d'ailleurs pas eu beaucoup de difficultés à pénétrer les réseaux de la firme. De toute évidence, ils avaient été bernés. S'ils avaient pu pénétrer dans son réseau, c'était parce que le système l'avait bien voulu. Le réseau était comme un labyrinthe. Tout était fait pour que vous suiviez un chemin bien défini, une sorte de fil d'Ariane. Vous pouviez vous en écarter un peu, mais vous finissiez toujours par retomber sur le "bon" chemin. Tous les autres étaient cloisonnés. Aucune indication ne laissait supposer qu'ils existaient. D'ailleurs, qui aurait eu l'idée de les chercher ? Ou de passer à travers la cloison ?

D'après l'informateur de Kolya, l'ATIDC travaillait sur un projet de pont quantique depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Ce projet prenait ses sources dans les travaux d'Einstein et d'Oppenheimer. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, peu avant l'invasion nazie, les filiales européennes de la société avaient été déménagées au Canada. Son siège social, lui, était resté en Angleterre. Ses dirigeants avaient largement participé à l'effort de guerre en fournissant de la matière première aux ingénieurs du projet Manhattan, ainsi que des chercheurs. Une fois la guerre terminée, la plupart des filiales avait réintégré l'Europe. Néanmoins, certaines étaient restées au Canada. D'autres avaient vu le jour en Asie, Afrique et en Amérique du Sud. La firme avait prospéré comme si la guerre n'avait été pour elle qu'une parenthèse.

Des années cinquante jusqu'au milieu des années quatre-vingt, les activités des américains en matière d'espionnage ne se développèrent pas seulement derrière le Rideau de Fer. Et si les russes, les chinois, les allemands de l'Est et tous les autres n'avaient pas eu à se remettre de la défaite, ils auraient fait la même chose avec la même efficacité que leur ennemi.



Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 03.3


Le retour de l'ATIDC sur le territoire européen avait été vécu comme une forme de trahison par certains dirigeants politiques et décideurs financiers américains. Ses aides apportées à la reconstruction des pays touchés par la guerre, son influence auprès des politiciens européens pour contrer une mainmise des américains sur différents secteurs économiques en devenir étaient quelques-unes des raisons de ce ressentiment. Sans compter que des chercheurs de tous bords, et de toutes nationalités, y compris américaine, avaient préféré travailler pour l'ATIDC plutôt que d'accepter les conditions de travail offertes par leurs propres institutions. Elles étaient pourtant avantageuses. À cause de ce refus, beaucoup avaient été suspectés d'être des communistes. Avec le temps, le scandale s'était effacé. Les hommes d'influence étaient morts ou déchus. Le monde avait changé, et ceux qui le gouvernaient aussi.

Si la plupart des recherches des filiales de l'ATIDC avaient fini brevetées, copiées, jamais égalées, et figuraient chaque années en bonne place au palmarès des objets les plus utiles à la civilisation humaine, les espions n'avaient jamais rien découvert qui mérite l'attention de leurs supérieurs hiérarchiques.

Et puis, il y avait eu cette découverte. Un pur hasard, ou coup de chance, échu à deux jeunes chercheurs américains qui passaient leur temps à observer le ciel nocturne, et à lire des bandes dessinées de science-fiction, plutôt que de potasser leur thèse qu’ils traînaient depuis des années. Ils avaient découvert un trou de couleur ambre dans le système solaire. Celui-ci se déplaçait comme une planète. Il se trouvait sur le même axe de rotation autour du soleil que la Terre, mais de l’autre côté du soleil. De sorte qu’il aurait pu face à la planète bleue, à quelques kilomètres près. Ce qui, selon les deux scientifiques, expliquait pourquoi il passait son temps à jouer à cache-cache avec les télescopes et autres instruments de repérage terrestres. Cela pouvait aussi expliquer pourquoi certains observateurs étaient persuadés qu'il existait une planète supplémentaire dans le système solaire, différente de celles déjà connues. Ils avaient annoncé leur découverte dans les journaux et à la radio. Personne ne les avait crus. Ils avaient écrit des articles scientifiques sur le sujet. Aucune revue n'avait voulu les publier. Pire que cela, leurs confrères scientifiques se moquaient ouvertement d'eux dans les journaux, les revues spécialisées, à la radio et à la télévision. Comment deux types qui n'avaient même pas réussi à rédiger leur thèse pouvaient-ils prétendre être les découvreurs d'un trou dans le système solaire ? Qui plus était, un "Amber Hole". Les seuls trous connus étaient soit noirs, soit blancs. Cela dit, on ne savait pas grand-chose des premiers, quant aux seconds, ils étaient purement spéculatifs. Et personne ne s'était encore aventuré à entrer dans un trou noir pour vérifier si la théorie selon laquelle ils conduisaient vers d'autres mondes était exacte ou non.

Etsuko Wong, la Présidente et actionnaire principale de l'ATIDC avait dépêché des représentants d'une autre filiale de la société, la Fondation Prométhée, auprès des deux chercheurs. Elle souhaitait les engager afin qu'ils poursuivent leurs travaux pour le compte de l'ATIDC. En échange, et aussi contre la promesse qu'ils ne parleraient pas de leurs recherches en dehors de leur laboratoire, ils reçurent un salaire plus que confortable, et bénéficièrent de moyens technologiques et financiers quasiment illimités. L'un des deux chercheurs cependant ne respecta pas l'un des termes du marché. Après avoir appris que l'ATIDC s'intéressait aux deux hommes, la NSA avait contacté l'un d'entre eux et avait surenchéri. Sauf que l'Agence n'eut plus aucune nouvelle de son investissement durant de longues années. Ce qui l'inquiéta encore plus, mais elle resta silencieuse. Lorsqu'elle eut enfin des nouvelles, ce fut pour apprendre que leur "taupe" avait passé plusieurs années loin de la Terre, dans un autre monde.

Le fameux trou... L'hypothétique amber hole avait non seulement été redécouvert, mais les chercheurs de l'ATIDC étaient parvenus à démontrer qu'il s'agissait d'une sorte de trou de vers. Au passage, l’amber hole avait été redéfini comme étant une "singularité spatiale", et le nom qui le définissait était devenu son nom propre. On ne l’appelait donc plus l’amber hole, mais Amber Hole comme s’il s’agissait d’un être vivant, une entité intelligente.

La difficulté à atteindre cette singularité spatiale, le coût faramineux des voyages et du matériel nécessaire, ainsi que l'impossibilité d'entrer dans le trou de vers sans être broyé par les forces qui y agissaient auraient pu conduire l'ATIDC à classer la découverte comme "sans possibilité actuelle d'exploitation".

Mais un physicien avait émis l'idée que si un objet solide de taille plus ou moins conséquente ne pouvait pas entrer dans le tunnel, les molécules, elles, le pouvaient. Il suffisait, d'une part, de mettre au point une sorte de catapulte qui enverrait les molécules des objets, ou des personnes, vers le trou dont il faudrait, au préalable, déterminer les coordonnées. Une fois à l'intérieur de la singularité, ce serait certes l'inconnu, mais à coup sûr, au bout, il y avait la découverte d'un monde inconnu.

C'est ainsi qu'avait été mis au point le C.E.T. qui devait faire la jonction entre la Terre et l'anomalie spatiale. Il avait fallu près de vingt ans aux chercheurs de l'ATIDC pour mettre au point la téléportation, mais ils y étaient parvenus. Ils étaient même parvenus à envoyer du matériel et des êtres vivants sur une planète lointaine et à les faire revenir sur la Terre. Ce que la présence de l'ex-étudiant en astronomie confirmait à ses employeurs officieux. Sauf s'il leur avait menti. Cela, ils ne le crurent pas un instant. Toutefois, ils n'avaient pas pu obtenir beaucoup plus de sa part car il était mort d'une infection pulmonaire foudroyante dans la nuit qui avait suivi son rapatriement clandestin aux États-Unis.

Le chercheur avait fui la base, volé une moto neige et passé plusieurs heures à rejoindre une base américaine dans laquelle il serait en sécurité. Il avait ensuite quitté le Pôle Sud en hélicoptère, rejoint un porte-avion états-uniens qui avait navigué jusqu'en Argentine. De là, il avait pris un avion direction Washington DC. Tout cela pour dire trois mots à des types en chemises blanches qui avaient eu du mal à en croire leurs oreilles, et mourir à cause d'un air vicié et pollué qu'il n'avait plus respiré depuis des années...

Arrivé au bout de ses révélations, l'informateur avait fini par s'endormir, la tête posée sur une table de bar, parmi un nombre vertigineux de verres vides. Kolya et Esmelia avaient compris que qu'il existait un moyen de franchir l'espace-temps grâce à une sorte de réseaux de tunnels préconçus. Écrasés par la fatigue et par l'ampleur de cette révélation, ils en avaient franchement plaisanté en se demandant s'il existait des points de péages pour ce genre de réseaux, et à qui cela pouvait bien profiter. Était-ce à cause de cela que les américains avaient haussé le ton ? Après tout, par le biais de l'ONU, ils profitaient aussi du C.E.T. Sauf que leurs bénéfices n'étaient peut-être pas ceux qu'ils attendaient, et qu'ils espéraient beaucoup plus. Des bénéfices financiers, peut-être, ou bien une nouvelle conquête de l'Ouest, version spatiale. Esmelia ne voyait que cela qui puisse expliquer leur mécontentement, sûrement accompagné de quelques menaces économiques. Cela pouvait expliquer la levée de bouclier à leur égard. S'ils parvenaient à leurs fins, alors tous les autres demanderaient aussi à posséder les mêmes avantages. Où cela les conduirait-il ? Où cela conduirait-il cette planète et tout ce qui y vivait ?

Kolya avait continué à se renseigner pour localiser le C.E.T. Chose que son informateur n'avait su lui dire. Il avait réussi à obtenir des informations en provenance directe de New-York. Ainsi, l'AMSEVE, et dans sa version anglo-saxonne, GSAEEL (Global Surveillance Agency of Environments and Extraterrestrial Life) n'apparaissait pas dans l'organigramme de l'ONU. Vraisemblablement, "l'instance mondiale" ne se trouvait pas basée dans la Grosse Pomme. Elle existait cependant. Quelques lignes budgétaires, manquantes dans les vingt-cinq derniers bilans annuels de l'Organisation Internationale, l’attestaient, même s'il fallait être plus qu'un spécialiste des chiffres pour le remarquer.

Selon Kolya, il leur fallait trouver un site à l'abri des regards tout en faisant partie du paysage. Il s’était arrangé pour qu’Esmelia intègre l’un des services de l’ONU en tant que traductrice. La présence, sur son curriculum vitae, d’une spécialisation en langues mortes l’avait conduite à un service dépendant directement de l’AMSEVE. Au départ, on lui avait simplement expliqué que l’Agence Mondiale de Surveillance des Environnements et de la Vie Extraterrestres était quelque chose d’abstrait, un grand nom pour un laboratoire d’étude dont la mission consistait à scruter le ciel et à ramasser ce qui en tombait sur la Terre. Sauf que, ce qu’on lui donnait à traduire n’avait que peu de rapport avec ce qu’elle connaissait sur la Terre. Et encore, elle n’avait toujours eu que de courts passages à traduire, comme tous les autres traducteurs. La chef du service de traduction, une grande brune aux yeux gris foncé, dont le nom était Jenna Benedict, gardait un œil sur chaque document. Impossible d’en sortir en douce. Par contre, elle avait l’air un peu moins attentive à propos du personnel.







Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 03.4


Rori Davanti était le voisin de travail le plus proche d'Esmelia. Une vraie tête en l’air qui laissait toujours ses documents en vrac sur son bureau. Esmelia n’avait eu aucun mal à glisser l’une des traductions sur lesquelles il avait travaillé dans la poche intérieure de la veste de Rori.

Évidemment, lorsqu’il l'avait donnée à l’agent de sécurité chargé de veiller, conformément aux ordres de Benedict, à ce que les employés n’emportent rien du bureau chez eux, celui-ci avait trouvé le document. Il avait aussitôt signalé l’incident à Benedict qui avait quitté son bureau toute affaire cessante. Esmelia s’y était glissée et avait rapidement fouillé les lieux, sans rien trouver. Normal, n’importe quel employé pouvait être convoqué par Benedict dans son bureau. Mieux valait qu’il ne pose pas son regard sur quelque chose qui lui mettrait la puce à l'oreille… Mais Jenna Benedict était tellement certaine de la sécurité des locaux qu’elle n’avait pas songé à mettre son sac à mains dans un tiroir sous clé, ou dans un coffre-fort. Esmelia ne s’était pas gênée pour mettre la main à l'intérieur.

Après examen rapide, elle avait fini par trouver deux photos de Jenna. L’une où elle était en tenue militaire à côté d'un Général. À la manière dont ils se tenaient, si proches l’un de l’autre, elle ne serait pas été étonnée s’ils étaient plus qu’ami. Jenna Benedict était donc un lieutenant-colonel des casques bleus à la retraite. L’homme, lui appartenait à l’armée de l’air américaine. Esmelia enregistra ses traits. Elle essaierait d'en savoir plus à son sujet.

L’autre photo était plus intrigante et plus riche en informations. Elle montrait Jenna Benedict, avec une quinzaine d’années en moins et des cheveux courts, en compagnie de trois autres personnes. Deux hommes assez jeunes, dont l’un était d’origine indienne comme l'attestait sa peau, et ses cheveux noirs et bouclés. L’autre avait un physique de militaire américain : mâchoire carrée, grand et large d'épaules. Il souriait de toutes ses dents, ce qui lui donnait un ait un peu bêtas. La femme quant à elle, était… inhumaine. Si elle avait un physique approchant celui de l’être humain, une allure athlétique, une forte poitrine, un cou gracile, une bouche pulpeuse, des pommettes saillantes et un nez court et fin. La comparaison s’arrêtait là. Sa peau était en nuances de bronze et de vert de gris, ses yeux étaient d'un bleu améthyste. Sans pupille, sans iris, sans fond. Son front fortement bombé surmontait des sourcils à la Spock. Deux cornes de bélier prenaient naissance à chacune de ses temps et se prolongeaient vers l'arrière. Elle s'en servait visiblement pour y enrouler ses cheveux d’un bleu électrique.

Que dire du paysage derrière eux, et de la lumière ? Un pays de conte de fée avec des couleurs si vives qu'elle en faisait presque mal aux yeux, et une végétation qui paraissait très dense. Le ciel était d'un bleu encore plus pur que le bleu de Klein. Était-ce une photo truquée ? Benedict pouvait le prétendre si quelqu’un tombait sur cette photo. Surtout si ce quelqu’un était un journaliste… ou bien une sorte d'espionne. Mais Esmelia savait qu’il n’en était rien. Elle retourna la photo et y lut trois noms. Ceux des compagnons de Jenna : Jaimini Latchoumaya, Matthew Cutter et Jor POnyl. La date et le lieu où avait été pris le cliché. Il avait été pris le 1er janvier de l’année 2001. Tout un symbole. Mais, pour autant qu’elle le sache le lieu indiqué, Olympia AJ25, n’était pas sur la Terre. Il y avait une estampille en bas, à droite du cliché. Elle y lut tant bien que mal : Admunsen-Scott South Pole Station.

La suite avait été un jeu d’enfant : observation de l’environnement, du personnel… et usurpation d’identité. Esmelia était parvenue à prendre place au sein d'un contingent militaire fraîchement débarqué en Antarctique. Celui-ci n’était pas basé à Admunsen-Scott, mais dans une autre station qui n’apparaissait sur aucune carte. Elle n'eut aucun mal à donner l'illusion qu'elle était bien celle qu'elle prétendait être. Les membres de l’équipe venaient d’un peu partout dans le monde. Elle devait avoir entendu parler au moins six langues. Tous les soldats effectuaient leur première mission en Antarctique, et aucun ne se connaissait pas. La sécurité était pourtant assez élevée. Elle craignait que, tôt ou tard, quelqu'un finisse par découvrir que sa présence était une anomalie. Mais Kolya connaissait son travail, et elle son rôle. Personne ne lui avait posé de question. Elle était entrée dans le C.E.T. deux jours plus tard. L’équipe dont elle faisait partie devait récupérer un scientifique qui avait pris la tangente sur une planète nommée Féloniacoupia. La bonne occasion pour en faire de même, une fois là-bas. En espérant que le hasard, une fois encore, la servirait.

Esmelia reporta son attention sur le bâtiment tout en replaçant une mèche de cheveux, blond roux, échappée de son bonnet. Celui-ci ne laissait voir que son visage un peu trop pâle et aux tâches de rousseur prononcées. Ses yeux étaient si sombres qu'ils paraissaient ne pas avoir d'iris. Elle ne craignait pas qu’on la reconnaisse. Elle s'en fichait même. Elle arrivait au bout de sa mission. Même si elle était arrêtée, elle trouverait toujours le moyen de s'échapper. Grâce à ses "pouvoirs", aucune prison ne pouvait plus la retenir désormais.

Elle avait d’abord supposé que leur acquisition était une des conséquences de son aller-retour, via le C.E.T. Will l’appelait le Contracteur Espace-Temps. Lorsqu’elle s’était retrouvée à la base en Antarctique, elle avait entendu des scientifiques et des militaires le nommer "Concentrateur", ou encore "Contortionneur d’Espace-Temps. Peu importait l’appellation, l’objet restait le même, et son abréviation aussi : C.E.T. ou CET.

Le CET avait donc modifié quelque chose dans sa physiologie… ou fait ressortir quelque chose qui s’y trouvait déjà à l’état latent, ou peut-être même les deux. Elle penchait pour cette hypothèse car Will avait effectué cinq allers-retours sans subir la moindre altération physique. Néanmoins, il n’avait pas manqué de lui expliquer que l’AMSEVE avait limité à cinq les voyages pour chaque membre d’expédition. Les premiers à avoir participé au programme, malgré les précautions sanitaires prises, avaient presque tous succombé à des infections diverses et variées, ou à des cancers. La plupart de ceux qui avaient survécu, fort peu nombreux, avaient sombré dans une sorte de névrose qui les avait conduits au suicide ou à l’asile... Elle avait été briefée sur le sujet lorsqu’elle avait intégré l’AMSEVE.

Will, quant à lui, ne se voyait pas rester sur la Terre alors qu’il y avait tellement de choses à découvrir au-dessus de sa tête. Il avait choisi de fuir lors de son cinquième voyage. C’était lui qu’elle aurait pourchassé si elle ne s’était pas enfuie, elle aussi.

De toutes les façons, quelle autre alternative s’offrait à lui ? Ayant été un membre actif de l’AMSEVE, il aurait été maintenu au secret durant le restant de sa vie, c'est-à-dire au moins quarante bonnes années. Il aurait sûrement travaillé dans un laboratoire secret et étudié des artefacts rapportés par d’autres scientifiques partis en mission à sa place. À moins que le programme devienne public, ce qui n’était pas prêt d’arriver. Cela voulait dire aussi que pour sa famille, il était désormais mort. Le choix pour lui n’avait donc pas été très compliqué à faire. Il ne s'attendait pas cependant que l’AMSEVE envoie un contingent à sa poursuite.

Pour Esmelia, compte tenu de l’état d’esprit actuel des dirigeants de l’Organisation Internationale, cela semblait être une évidence. Avec le "petit accrochage américain", ils étaient sur des charbons ardents. La tension était ressentie jusqu’en Antarctique. En tous les cas, c’était une raison supplémentaire pour éviter de se faire capturer. Cela valait pour Will comme pour elle.

Même s’il savait ce qu’il pouvait lui en coûter, elle n’avait pas eu à forcer Will à revenir sur la Terre. Il l’aurait fait d’une manière ou d’une autre, ne serait-ce que pour revoir sa famille une dernière fois, lui dire qu'il était vivant... Elle pensait que ce n’était pas une bonne idée, mais elle n’avait pas l’intention de l’en empêcher. Elle l'accompagnerait sans doute après cette mission. Il aurait besoin d'elle pour échapper à ses poursuivants...

Will connaissait les grandes lignes de sa mission, et souhaitait autant qu’elle que leur cible s’en sorte indemne. Il n'aurait sûrement pas été dans les mêmes dispositions au moment de leur rencontre. Il voulait aussi veiller sur elle. Elle trouvait cela louable de sa part, et elle n’avait pas jugé utile de l’en dissuader. Au moins, elle l’avait pratiquement en permanence sous les yeux. De fait, elle se sentait un peu responsable de la sécurité de Will. Dans ce domaine, associé à tout ce que lui avaient appris Brent et Kolya, ses pouvoirs lui seraient fortement utiles. Restait à savoir s’ils étaient permanents ou non, ou bien limités par des éléments extérieurs comme la composition de l’air ou la pesanteur, par exemple.

L'un de ses "pouvoirs" était l’empathie. Il avait évolué au cours de ses deux passages par le C.E.T. et sûrement à chaque fois qu’elle avait franchi une bouche. Elle pouvait maintenant capter de véritables pensées, mais il lui fallait se concentrer très fortement pour percevoir autre chose que des sensations. Ce pouvoir avait toujours fait partie d’elle sans qu’elle ait pu le définir ou mettre un nom dessus. Enfant, elle avait adoré cette hypersensibilité qui lui faisait lire dans le cœur et l’âme de ses amis comme dans un livre ouvert, et parfois dans ceux de personnes qui lui étaient totalement étrangères. Eux n'avaient jamais trouvé cela agréable. Certains l'avaient même traitée de sorcière, d'autres avaient essayé de l'utiliser. Bien qu'à son jeune âge, cela soit resté sans conséquence, Brent lui avait fait comprendre qu'elle ne devait pas se faire remarquer en l'utilisant. En aucune façon. Elle y avait donc mis fin en feignant de se tromper au moins deux fois sur trois. Il n'en restait pas moins qu'elle était capable de ressentir les émotions sans fournir le moindre effort. Elle pouvait ainsi ressentir la bonté d’une personne ou la méchanceté d’une autre, la colère, la joie, le mensonge… Elle pouvait tout percevoir. Elle, qui ne ressentait aucune émotions, éprouvait celle des autres.

Elle vérifia son équipement. Sous sa veste noire qui épousait étroitement les vagues courbes de son corps, elle portait bustier rigide censé être une protection, une sorte d'armure. Elle n’avait pas encore pu en définir sa composition, mais elle savait par expérience que l’eau n’y pénétrait pas plus qu’une arme de jet. Elle était protégée contre les balles d’un fusil et les décharges électriques des tasers. Elle ne voyait pas très bien comment un vêtement pourrait empêcher les projectiles d’une arme à feu de la tuer, mais celui qui avait inventé ça était quand même bien inspiré. Enfin, elle avait pu constater que les crocs et les griffes ne l’entamaient pas plus. Si jamais, un jour, elle trouvait un pantalon, des bottes, une veste, un bonnet et des gants avec des propriétés similaires, elle les achèterait... ou les volerait sans hésiter.

Elle poursuivit son inspection.

Le couteau de chasse de son grand-père était dans sa botte droite, son arc magnétique, acquisition outre-Terre, était fixé sur son avant-bras gauche se dépliait en moins d’une seconde. Il lui fallait juste exercer une tape rapide sous le poignet pour le mettre en fonction. Elle avait récupéré une winchester qu’elle portait en bandoulière dans son dos. Elle espérait ne pas avoir à se servir, ainsi que deux pistolets à fléchettes hypodermiques dans leurs holsters sanglés au-dessus des genoux, cadeaux de Kolya. Même si cela jurait avec le reste, cela pouvait lui être utile au cours de son intrusion dans le bâtiment.







Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 03.5


Elle chercha un dernier objet. Son regard se posa sur la miséricorde dans son étui ouvragé. Comme à chaque fois qu’elle les voyait, elle se demandait lequel des deux était le plus précieux : la dague, à la fois véritable objet d’art et arme de précision ou l’étui de fer forgé serti de pierres précieuse ? Baal l'avait confié à Will lors de leur fuite. C’était l'unique objet qui lui restait de son passé phénicien. L’ancien dieu y tenait particulièrement. Elle le prit et le fixa à sa ceinture, sur le côté droit. Elle le rendrait à l'ancien dieu aussitôt qu'elle l'aurait libéré de sa prison.

Esmelia reprit sa place derrière le rocher. Le soleil gagnait l’horizon. La relève des gardes allait avoir lieu juste avant que la lumière artificielle des spots éclipse celle du soleil. Will s'était absenté quelques instants de son poste d'observation. Il était allé chercher un sandwich au campement, situé à quelques mètres de là. Elle savait qu'il lui en ramènerait un aussi, mais elle ne le mangerait pas. Elle préférait rester à jeun avant de passer à l'action. Discret et toujours serviable, et ce qui complétait l'ensemble, toujours efficace.

Elle appréciait l'archéologue. Il était de ces hommes que l’on remarquait davantage pour leur caractère que pour leur physique. Un physique qui correspondait exactement à son caractère : en rondeur et en douceur. Il avait aussi de la prestance. Mais ce que l’on voyait en premier chez lui, c’était la bonté qui émanait de ses yeux bleus, la sagesse qui découlait de ses paroles, et l’intelligence qui résultait de ses actes, même s’il réfutait ces qualités. Il était modeste en plus.

Il avait vu des choses que le commun de mortels ne verrait sans doute jamais. Il savait des secrets qu'il aurait sans doute préférés ne jamais connaître. Ces secrets pesaient sur sa conscience d'humaniste. Son engagement à l’AMSEVE avait autant transformé l'homme que le scientifique. Elle avait essayé de l'interroger sur son passé, de savoir ce qu'il avait fait avant d'être à l’AMSEVE. Il s'était refermé comme une huître. Elle avait senti une tristesse abyssale l'envahir. Son malaise venait sans doute de ce qu'il avait vécu avant. Elle avait visé juste. Avait-il commis des actes contraires à sa morale ? Avait-il participé à quelque chose de répréhensible aux yeux de la loi elle-même ?

Elle ne voulait pas le juger. Après tout, c'était la manière dont vivait une personne, et la somme de ce qu'elle avait vécu qui la construisait et la définissait. Quoi qu'il ait vécu cela avait fait de lui l'homme qu'il était aujourd'hui. Elle le lui avait dit tel quel. Il s'était contenté de lui répondre qu'une part de lui était morte à cause de son passé, qu'il n'était plus vraiment un être humain. Ce qui avait clôt le sujet, mais elle s'était promis d'y revenir.

Elle songea à leur rencontre ce onze février.

Comme le reste de l'équipe d'intervention de l’AMSEVE, elle était entrée dans le CET, une sorte de gigantesque cylindre posé à la vertical dans un immense sous-sol situé sous la base. On ne le lui avait pas dit, mais elle avait deviné qu'il s'agissait du fameux Compresseur d'Espace-Temps. Le sous-sol était bondé de scientifiques en blouse blanche qui déambulaient tant bien que mal entre eux, entre leurs machines, entre leurs ordinateurs et autres moniteurs de surveillance de données. Ils étaient entrés dans le cylindre avec l'ordre de rester debout, serrés les uns contre les autres, en position de défense. Quelqu'un avait refermé la porte derrière eux et ils s’étaient trouvés dans le noir. Combien de temps avaient-ils attendu ? Une bonne trentaine de minutes d'après ce qu'elle avait pu compter. Soudain la lumière s'était faite autour d'eux. Un flash. Certains d'entre eux avaient vu un espace étoilé autour d'eux, d'autres le soleil, d'autres encore avaient gardé les yeux fermés... L'obscurité s'était de nouveau faite autour d'eux. Ce flash n'était qu'Amber Hole. De là, ils étaient "repartis" ailleurs...

L'instant d'après, ils se trouvaient dans une clairière, au milieu d'un cercle de pierres, ou du moins ce qu'il en restait. Nombre d'entre elles étaient couchées, ou brisées en plusieurs morceaux, quand elles n'avaient pas tout simplement disparu. Esmelia avait immédiatement compris qu'ils étaient arrivés sur une planète extraterrestre. Il leur fallut plusieurs heures pour s'habituer à la lumière et à un air extrêmement pur, et épuisant. Sans compter que le voyage leur avait donné des envies de vomir et des maux de tête coriaces. Malgré cela, certains membres de l'équipe avaient voulu aller vérifier, discrètement, qu'ils étaient bien arrivés dans leur intégralité. Ils avaient tous dû s'allonger un moment. Esmelia ne ressentait aucun des symptômes apparemment dus au voyage, mais elle imita les autres.

Évidemment, les anciens qui les accompagnaient l'avaient charriée comme les deux autres bleus de l'équipe. C'était leur premier voyage. Comme la nuit tombait, et plutôt rapidement, ils avaient établi leur camp à la lisière de ce qui semblait être une forêt. Elle avait attendu que tous soient endormis et déjoué la vigilance des deux gardes pour aller explorer son nouvel environnement. Elle avait découvert qu’ils se trouvaient au sommet d'une falaise. Il fallait faire un grand détour pour rejoindre le plateau le plus proche. En bas de la falaise, il y avait une rivière qui coulait paisiblement. Un plan d'évasion s'était alors clairement dessiné dans son esprit. Elle était ensuite retournée dormir avec les autres.

Étrangement, elle se sentait apaisée comme elle ne l'avait jamais été. Elle avait aussi senti cette chose, cette ombre qui était en elle et ne demandait qu’à éclore, l'envahir toute entière, devenir elle… Elle ne la craignait pas. Elle reconnaissait sa présence... Elle l'avait aussi ressentie à l’AMSEVE, mais chez quelqu'un d'autre qu'elle, un homme...

Elle avait mis son plan à exécution dès le matin. Leur groupe avait été divisé en trois. Le sien était parti en direction de la rivière. Arrivé au bord de la falaise, et comprenant qu'il n'existait aucune issue de ce côté-ci, le capitaine Lance, qui dirigeait son groupe, avait annoncé qu’il fallait rebrousser chemin. C'était le moment ou jamais pour elle. Sans prévenir, et sans hésiter, elle avait pris son élan et s'était élancée au-dessus du vide. Elle avait entendu Lance lui ordonner de s’arrêter. Quelqu'un avait essayé de la courser. En vain. Elle était plus rapide et elle avait sauté par-dessus le précipice en même temps qu'elle avait ressenti leur émoi. Elle s'était réceptionnée dans une sorte de sapin géant touffu. Elle s'était ensuite laissée glisser en bougeant un maximum de branches et en hurlant à la mort. À quelques mètres de l'arrivée, elle avait produit une sorte de hoquet et s'était tue. Bien que contusionnée de partout, elle était parvenue à se réceptionner en douceur et surtout en silence sur le sol, hors de vue des membres de son équipe. Elle avait ensuite eu la chance de trouver une grosse branche presque entièrement détachée de l'arbre. Elle l'avait faite céder de force. Son poids l'avait aussitôt entraînée dans la rivière. Elle avait entendu les pensées de ses compagnons. Tous croyaient qu'elle était tombée avec dans la rivière. Une chute pareille, cela ne vous laissait aucune chance d'y survivre. Ils en avaient été conscients. C'était exactement ce qu'elle voulait qu'ils croient. Elle s'était ensuite éloignée en prenant soin de ne pas laisser de traces. Elle avait marché, et souvent couru durant six jours et deux nuits, ne s’arrêtant que pour manger les quelques rations de survie qu’elle avait pris soin d’emporter avec elle, et pour dormir quelques heures.

Dans sa fuite, elle avait ressenti le parfum de la nature dans sa gorge jusque dans ses poumons, sa chaleur et sa quiétude jusqu’au fond de son cœur. Pour la première fois de sa vie, elle s'était sentie vivante et exactement là où elle devait être. Quelque chose venait de s'éveiller en elle. Elle avait alors eu le sentiment que la forêt était avec elle, en elle. Plus animal qu'humaine, elle avait humé un vent parfumé de fleurs d’oranger. Et cette force, elle, jusque-là endormie, grandissait dans sa poitrine en se réveillant, lentement. C'était une force lumineuse qui croissait au rythme de sa course et dont elle avait l’impression de tirer sa force, sa vie même.

Elle n'avait pas eu le temps d'y prêter une plus grande attention. Elle s'était soudain retrouvée avec un sac en toile sur la tête, et une paire de bras musclés qui la ceinturait. Elle avait néanmoins eu le temps d'apercevoir une créature humanoïde, le visage tatoué de motifs bleus. Elle s’était débattue, juste ce qu'il fallait pour ne pas décourager ses agresseurs, sans pour autant leur faciliter la tâche. Elle n'avait rien à craindre d'eux. Elle pourrait les tuer à n'importe quel moment. Elle devait seulement leur faire croire qu'elle était ce qu'il pensait : une proie à bout de forces. Elle avait lu leurs pensées. Ils n'avaient pas l'intention de la tuer, ou même de lui faire le moindre mal. Leur intention était toute autre... À part lui donner un coup sur la tête pour l'assommer.

(À suivre…)


Dernière édition par Ihriae le Mer 26 Juin 2019 - 11:38, édité 3 fois
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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 15:52

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 04.1


10 janvier 2125 du calendrier grégorien. Station de l’AMSEVE , à quelques kilomètres d’Amundsen-Scott, Antarctique, Terre.


Le Général Doherty se considérait comme un homme rationnel et d'un naturel patient. Néanmoins, depuis quelques temps, ce naturel avait tendance s'effacer au profit d'une inquiétude insidieuse.

Cela n'avait rien à voir avec ses excès de nostalgie où il se remémorait ces moments passés sur cette petite île balayée par les vents et les odeurs de végétation humide, au large des côtes Ouest des États-Unis. C'était peu avant d'intégrer l'armée. Son père était militaire, ses deux frères aînés l'étaient aussi. Il ne pouvait échapper à son destin. Il n'en avait pas l'envie non plus.
C'était toujours un bref souvenir, marqué par les sensations et les odeurs. Pourquoi cela l'avait-il marqué bien plus que les années qui avaient immédiatement suivi ? Les entraînements, les opérations militaires, les batailles, les marches de la hiérarchie et du pouvoir, toutes montées les unes après les autres, sans jamais céder quoi que ce soit à qui que ce soit avaient été son quotidien avant d'intégrer l'AMSEVE. Cela lui avait pris du temps. D’autres, plus jeunes que lui, plus ambitieux aussi, étaient parvenus aux plus hautes fonctions avant lui. Chaque citation, chaque décoration reçue était le résultat d'une succession d'épreuves, et son arrivée à Amundsen-Scott avait été l'aboutissement de toutes ses années de labeur et de privations.

Il avait à peine posé les pieds sur le sol gelé du continent le plus froid du monde  terrestre qu'on lui avait savoir qu'il était promu au grade de colonel et qu'il ne travaillait plus pour L'Oncle Sam, mais pour l'ONU, ou du moins sa nouvelle instance : L'Agence Mondiale de Surveillance des Environnements et de la Vie Extraterrestres. Il s'était bien sûr demandé ce que cachait un tel nom, et en quoi l'ONU s'était senti concernée par un problème qui, aux dernières nouvelles, relevait soit de la NASA par son aspect scientifique, soit de la croyance populaire par son aspect folklorique. En bon militaire qu'il était, il ne posa aucune question et attendit que la réponse lui parvienne d'elle-même.
Il avait passé les jours suivants à s’acclimater à son nouveau milieu. De son enfance turbulente à l'ombre d'une ferme du Montana et de ses vastes territoires, il avait gardé son amour du grand air et des grands espaces dépourvus de toute civilisation. Cela avait sûrement changé depuis, mais il n'était jamais revenu sur les terres de son enfance pour le vérifier. S'adapter au climat de l'Antarctique n'avait pas exigé un gros effort psychologique de sa part. Physiquement, par contre...

L'air était coupant comme du verre. Il lui fallait faire des efforts pour respirer paisiblement, avec toujours cette impression douloureuse qu'on lui récurait les poumons et les voies respiratoires au papier de verre. La station d'Amundsen-Scott se trouvait à environ mille kilomètres de l'océan antarctique, et à deux mille neuf cent mètres d'altitude La température moyenne, à l'extérieur, était de moins cinquante degrés Celsius. Au Pôle, la température pouvait descendre jusqu'à moins quatre-vingt-neuf. La voir monter au-dessus de zéro degrés était de l'ordre du jamais vu, même si, depuis le début du vingt-et-unième siècle, elle s'en rapprochait dangereusement, atteignant des moins quinze à moins onze degrés Celsius. À l'époque, il avait eu la chance d'arriver en plein été, par un magnifique moins vingt-huit degrés. Inutile de préciser qu'avec une pareille température, on ne courait pas le cent mètres à poils...

Encore que... Il le découvrit plus tard, après son déplacement à l'autre base : courir le plus vite possible, nu, entre les baraquements d'habitation jusqu'à celui où avait été installé un sauna de fortune, cela faisait partie des rares distractions des lieux. La course ne s'arrêtait généralement pas là. Une fois les corps bien chauffés, en pleine sudation, le jeu se poursuivait par une course jusqu'à une sorte d'appentis où se trouvait un bac d'eau vaguement tiède prêt à recycler.  Les téméraires s'y plongeaient entièrement durant quelques secondes avant de retourner au pas de course, soit au sauna pour les plus courageux désireux de remettre leur corps à l’épreuve ou de gagner un pari, soit dans la zone d'habitation pour les autres. Il n'était pas rare de voir un nudiste téméraire surgir dans la cuisine ou dans le salon, trop pressé de se remettre au chaud. On avait passé l'effet de surprise pour les uns comme pour les autres depuis longtemps.

Heureusement pour eux, on était encore loin du froid absolu, ces 273, 15 degrés centigrades en dessous de zéro. Et jusqu'à ce jour, aucune perte humaine n'avait été à déplorer. Il tolérait ce genre d'amusement, tant qu'il n'y avait pas de mission proche à venir. Il y avait même participé, et y avait trouvé un certain plaisir. Celui de se sentir en vie, dans cet univers où rien ne semblait bouger depuis des milliers d’années. Même s’il savait que c’était faux.

À sa descente d'avion, le froid s'était aussitôt attaqué à ses joues rasées de près et mal couvertes. Il avait récolté quelques petites engelures. Il n'avait pas été le seul. Les neuf autres militaires et six des sept scientifiques qui étaient descendus avec lui en avaient été pour leurs frais. Ils s'étaient extasiés durant une dizaine de minutes sur la blanche immensité qui s'étendait devant leurs yeux avant de se décider à rentrer  au pas de course. Près de huit cents mètres séparaient la piste atterrissage et le baraquement d’accueil. Un vent, chargé de particules neigeuses et le froid ambiant avaient suffi pour irriter des peaux non habituées à des températures polaires. Seul un des scientifiques avait prévu le coup et portait plusieurs couches de vêtements sur lui. Son visage était totalement couvert, et ses yeux étaient aussi protégés par d'épaisses lunettes.

Plus tard, ce type, un anglais, au visage taillé à la serpe, aux pommettes hautes, aux lèvres très fines, à la peau pâle et aussi lisse que celle d'un bébé, et aux cheveux châtain foncé, raides et très courts, lui avait appris qu'il avait intérêt à se couvrir s'il ne voulait pas voir sa peau gercer et brunir en quelques minutes. En particulier les extrémités comme les doigts, les oreilles, le nez… et le reste du visage. Il aurait aussi intérêt à se laisser pousser la barbe. La superposition de plusieurs vêtements serait sûrement sa meilleure protection contre le froid, ainsi qu'une mobilité constante. Il faudrait aussi qu'il prenne ses dispositions pour ne pas avoir à se soulager à l'extérieur. Bien sûr, son corps finirait par s'habituer à ces conditions de vie difficiles, mais il ne devrait jamais oublier ces règles de bases en Antarctique. Pour autant qu'il s'en souvienne, celui-là n'avait jamais voulu participer aux courses au sauna.

Il n'était pas resté longtemps à Amundsen-Scott. Trois semaines environ après son arrivée, non sans avoir passé toute une batterie de tests, il avait été transféré dans cette autre base située à deux cents kilomètres au sud-est d'Amundsen-Scott. Cette base qui ne portait aucun nom venait tout juste de sortir de la neige. Elle y était pourtant déjà quasiment ensevelie. Ce qu'il avait pu en apercevoir à son arrivée, n'était que la partie visible de l'iceberg. Une toute petite partie. Tout le reste de la base s’étendait sur plusieurs kilomètres en dessous de la glace.  Au sommet de l'iceberg, il y avait une tour d'une soixantaine de mètres de hauteur surmontée d'un dôme dont les baies vitrées permettaient de voir dans toutes les directions possibles. Au-dessus du dôme, et de ses trois étages, flottait le drapeau de l'ONU. Le premier étage du dôme était un réfectoire qui, à l’occasion des fêtes de Noël, se transformait en salle de réception. Au deuxième étage, étaient aménagés des bureaux destinés aux scientifiques résidents permanents de la base. Le dernier étage du dôme était réservé aux machines de mesures terrestres et spatiales. Cette pièce était la raison officielle de l'existence de la base. Officiellement, on y effectuait des relevés de température. On y surveillait aussi le degré de pureté de l'air, l'épaisseur de la couche d'ozone et la vitesse de la fonte des neiges et des glaciers qui entouraient le continent. Bien que vide de toute présence humaine, il se dégageait une impression de désordre, d’inextinguible fourbi. Il y avait des machines et ses instruments de toutes sortes partout. Les placards et les bureaux étaient encombrés de matériel, et surtout, il y avait ces kilomètres de câbles qui pendaient du sol au plafond. Et malgré cela, la pièce respirait la propreté. Pas un grain de poussière, pas la moindre miette de nourriture entre les touches des claviers d’ordinateur, aucune tasse à café vide au coin d’un bureau, ou encore la parfaite absence de traces de doigts sur les vitres, ou de graisse sur les câbles… Les hommes qui se succédaient à sa maintenance y veillaient.

Avec le temps, le matériel s'était fait plus petit, plus complexe, et les câbles avaient presque tous disparus. De nouvelles machines étaient venues compléter l'équipement déjà présent, et le Général Doherty connaissait bien l'homme qui régnait désormais en ce domaine : le professeur Jaimini Latchoumaya, que tout le monde surnommait Jaimi. Il avait une petite quarantaine d'années, mais ne les paraissait guère. Cela faisait dix ans qu'il officiait à ce poste. Avant cela, il faisait partie de l'équipe d'exploration dirigée par Jenna Benedict. Il était l'un des rares scientifiques, en ce monde, à être allé sur le terrain. Et dire qu'avant cela, il avait toujours vécu en Inde. Le contraste entre l'Inde et l'Antarctique avait été difficile à surmonter. Néanmoins, il s'était battu pour y venir. Lorsque l'occasion s'était présentée, très récemment, Jaimi n'avait pas demandé à retourner dans son pays. Il considérait que son pays, c'était ici désormais, et que son travail était beaucoup trop important, et unique, pour être laissé à un autre.


(Suite Chapitre 04.2...)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 15:56

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 04.2


Suite du chapitre 04.1


Normalement, dès qu’ils acceptaient de travailler sur le Projet, les scientifiques comme les militaires faisaient une croix sur leur famille et leur vie passée dans le « monde ordinaire. » Ils avaient peu d’espoir de les revoir un jour. C'était dans le contrat, écrit noir sur blanc. Ils finissaient tous par signer et se retiraient littéralement du monde. Chacun avait quitté des êtres chers, pères et mères, frères et sœurs, femmes et enfants, souvent amis et parfois amants. Ils l'avaient accepté en échange du seul et unique rêve qui leur semblait valoir la peine d'être vécu : la sauvegarde de l'humanité. Ils avaient accepté de devenir les gardiens silencieux de la planète, sans en attendre la moindre gloire. Savoir qu'ils formaient le dernier rempart contre une menace venue des entrailles de la Terre comme des profondeurs de l'espace était une motivation unique. Quelque chose qui donnait un véritable sens à leur vie. Officieusement, leur travail allait encore bien au-delà : ils devaient donner un avenir à l'humanité en découvrant une nouvelle Terre pour le cas où leur monde natal ne suffirait plus. Ils devaient élaborer les moyens de s'y rendre aussi rapidement que possible, et surtout de vérifier si cette nouvelle Terre était viable. Évidemment, certaines limites avaient tout de même été fixées.

Il avait participé à l'élaboration de ces dernières. Il ne savait que trop bien ce qui se passerait si les humains devaient s'imposer sur une planète déjà habitée par une civilisation, évoluée ou non. L'Histoire en disait long sur le sujet. Ça commençait toujours par des perles et des miroirs, et cela finissait par des couvertures imprégnées d'une maladie quelconque contre laquelle un peuple entier n'était pas immunisé. Mais on n'était plus au temps de la conquête de l'Ouest. Il y avait une chance sur deux pour que, non seulement, les terriens soient les indiens, mais qu'en signalant leur existence, ils éveillent l'intérêt d'une civilisation conquérante. On n'était plus à l'échelle des peuples, mais à celle des civilisations. Évidemment, si une forme de vie était découverte sur l'une des planètes visitées, en tant que plus haute autorité de la base, il lui revenait de décider si celle-ci était intelligente. Si elle ne l'était pas, une autre décision lui incombait alors : cette vie pouvait-elle être compatible ou non avec la vie humaine ? Le problème était de définir l'intelligence. Pour cela, même s'il ne l'avouerait jamais, il s'appuierait sur Le Troisième Rapport des Sages.

En fait, il s’agissait d'une série de rapports. Ils étaient apparus sur Internet il y avait quelques années. On les attribuait à cinq scientifiques de renom, mais aucun d’entre eux n'avait confirmé en être l'auteur. Sur le sujet, il en savait un peu plus long que le commun des mortels. Les scientifiques avaient bien eu ces conversations car elles avaient enregistrées par les services secrets américains. Elles auraient dû rester secrètes, mais un employé mécontent en avait fait des copies écrites et les avaient balancées sur Internet. Elles avaient été aussitôt effacées, mais elles étaient revenues aussi rapidement, et cela à plusieurs reprises. Il avait donc fallu créer un écran de fumée, et mettre en doute soit la crédibilité de leurs auteurs. Ce qui expliquait pourquoi aucun des scientifiques supposés avoir participé à cette conversation l'avait toujours nié, ou à défaut ne l'avait jamais confirmé. Du coup, les cinq Rapports des Sages avaient été qualifiés de canular bien ficelé.

Si la loi de non-ingérence dans l'évolution d'une civilisation avait été inscrite dans le Code de l'espace, ce n'était pas parce que ses rédacteurs étaient de grands amateurs de Star Trek. En fait, s'il n'avait fallu compter que sur l'éthique, elle n'aurait certainement pas pesé bien lourd. Par contre, la crainte d’un virus alien contre lesquels les humains ne pourraient rien et celle d’une puissance militaire potentielle l'avaient emporté sur tout le reste. Cela n'excluait pas qu’ils pouvaient faire de très mauvaises rencontres au cours de l'une de leurs explorations. C’était déjà arrivé… Mais avec cette loi, ils en avaient au moins limité le risque. L'inverse était aussi vrai. Que se passerait-il si l'humanité se révélait être l'auteur de l'extinction d'une civilisation ? L'espèce humaine serait, selon lui, irrémédiablement considérée non seulement comme une espèce invasive, mais aussi fortement nuisible. La chasse à l'homme risquerait alors d'être ouverte. On pouvait rêver mieux pour les premiers pas de l’homme hors de son système solaire.

Cela avait gentiment fait sourire certaines personnes qui imaginaient sûrement que l'espèce humaine était la seule à être civilisée. Ils n'en étaient qu'au début de leurs découvertes, et l'univers regorgeait de mondes habitables. Il en avait toujours eu la certitude. Aujourd'hui il en avait la preuve. C'était une lourde erreur de croire que les habitants de la Terre étaient les seuls capables de prouesses technologiques. Il y avait peu d’hommes ou de femmes à le savoir, mais son équipe était parvenue à mettre au point un vaisseau capable de supporter la pression des « tunnels » permettant les voyages supra-luminiques. Pas un énorme vaisseau, mais suffisamment grand pour emmener une vingtaine de personnes d'un coup. Il pouvait même encaisser une entrée et une sortie en haute atmosphère, sans doute pas beaucoup plus. Aucun essai n’avait encore été effectué.

Un exploit unique en son genre, connu seulement de ses supérieurs hiérarchiques à l'ONU, d'une trentaine des deux cents personnes qui travaillaient à la base, et guère plus de dix personnes disséminées à travers le monde. Jusqu'alors, rien n'avait filtré sur la toile, ou ailleurs. Tous ceux qui travaillaient aujourd'hui sur le Projet "Black Paper", de près ou de loin, étaient pleinement conscients de son caractère confidentiel.

Apparemment, personne n'avait jugé utile de mettre le Général Jameson dans la confidence. Mais celui-ci devait se douter de quelque chose car il ne cessait de taper du pied pour savoir ce qui se passait à la base et quel projet y était mis en œuvre. Le Général Foster Doherty connaissait l'oiseau. Il était plus féroce qu'un pitbull lâché sur une proie, et il avait de bons appuis à Washington, mais tant que ce serait l'ONU qui tiendrait les rennes du projet, et tant que l'ATIDC les soutiendrait, ils n'avaient rien à craindre. Sauf si un nouvel incident devait survenir…

Avant qu'il prenne la direction du projet, il y en avait eu un. C'était juste après que son équipe ait raccroché. Normalement, celle de Jenna aurait dû prendre le relais, mais l'un des membres de son équipe ne lui donnait pas satisfaction. De plus, elle trouvait que Jaimini Latchoumaya, l'exogéographe, manquait encore d'assurance. Mais elle ne souhaitait pas s'en séparer. Matthew Cutter, son second, un militaire chargé des communications, avait abondé dans son sens.
Les équipes étaient toujours constituées de cinq personnes : deux militaires ayant un bagage scientifique, et de trois civils, tous scientifiques. Moins, cela ne semblait ni sérieux, ni suffisant pour une mission d'exploration. Plus, ce serait risquer la vie d'hommes et de femmes inutilement. Jenna devait donc trouver deux autres membres pour compléter son équipe, un linguiste et un physicien, ou s'ils ne trouvaient pas l'un des deux, un exobiologiste. Il leur faudrait aussi s’entraîner avant le début de leurs missions. Depuis le début du projet, il y avait toujours une seconde équipe prête à secourir la première en cas de pépin. Le Général alors en charge de la base, Thomas Jackson, venait tout juste de prendre la succession du Général Stephen Allbright, l'un des initiateurs de Black Paper. C'était un homme de terrain et on ne pouvait pas lui reprocher son manque d'expérience. Jugeant qu’elle était suffisamment compétente, il avait donc pris la décision d'envoyer cette seconde équipe.

Au retour de leur première et très brève mission, ce ne fut pas cinq hommes en bonne santé qui furent ramenés à la base, mais cinq corps sans conscience. L'un d'entre eux avait pu survivre juste assez pour amorcer la procédure de retour à peine dix minutes après leur départ de la base. Que s'était-il passé ? Jusqu'à présent, les deux mondes qu'ils avaient visités ne recelaient aucune vie.

Ce souvenir lui était pénible.

Il se souvenait de Latone AC45, qui ressemblait à Mars, et d'Eos TD23 était plus ou moins la jumelle de Neptune. Que s’était-il donc passé sur Hécate TA36 ? Les corps des cinq hommes furent immédiatement mis en quarantaine. Le médecin légiste constata qu'ils portaient de nombreuses blessures dues à des lacérations et à des brûlures. L'un des cinq hommes avait eu la nuque brisée. Un autre avait eu la gorge tranchée…
De toute évidence, cette nouvelle planète était habitée par une vie agressive. Intelligente ou non, il ne fut en aucun cas question d'y retourner pour le vérifier. Elle fut classée dans la liste des planètes inamicales.

La mort des cinq hommes, des collègues, des amis pour tous ceux qui travaillaient sur le projet, fut un coup dur. Chacun était conscient des enjeux, en particuliers ceux qui se préparaient aux explorations. Ils savaient que chacune des cinq missions ouvrait à des risques : un banal accident comme une chute, un empoisonnement à cause de l'air ou de la morsure d'un animal, ou encore d'une plante toxique, la contamination par un virus, ou un parasite local. Tout pouvait arriver même avec leurs scaphandres parfaitement hermétiques. Enfin, la rencontre avec un autochtone et les difficultés qui pouvaient en découler étaient l'un des multiples risques à envisager. En soit, personne ne songeait à sa propre mort, et était prêt à tout accepter pour vivre son rêve, et sa vie comme il l'entendait. Mais la mort des autres, proches et amis, était insupportable. Sûrement plus dans cet endroit confiné, perdu au milieu d’une immensité immaculée et glacée.
     
Au-delà de la perte, c'est aussi la crainte et le doute qui avaient assailli les scientifiques comme les militaires. La crainte, c'était la rencontre d'une civilisation extraterrestre pas forcément plus évoluée, mais particulièrement belliqueuse. Le doute, si pour survivre, l’espèce humaine devait rester cachée, isolée du reste de l’univers… Le Général Thomas Jackson prit alors une autre décision : celle de déprogrammer les prochaines missions. Le temps qu'une nouvelle équipe soit prête. Le temps que de nouvelles procédures assurant la sécurité des équipes soient réfléchies et mises en place. Enfin, le temps que de nouvelles coordonnées vers un monde plus paisible soient programmées. Avant l’accident, un rover, un petit véhicule motorisé, chargé d'effectuer des relevés de température et de qualité de l'air, était envoyé en éclaireur au début de chaque mission. Les futures seraient désormais précédées par l'envoi d'un drone qui filmerait l'environnement et effectuerait des relevés plus précis avant de réintégrer son univers et sa base. L'appareil était plus véloce que le rover terrestre et, le cas échéant avait plus de chance d'échapper à une attaque lors de sa sortie du vortex.
(Suite Chapitre 04.3)
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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 16:10

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 04.3


Suite du chapitre 04.2

Il avait fallu un certain temps pour que la perte des explorateurs soit, non oubliée, mais assimilée par leurs compagnons. Mais la nouvelle mission d'exploration devait être mise en place. Le Projet demandait des résultats, rapidement. Sans quoi, il serait arrêté. Il en avait donné durant un temps, dans sa phase de préparation. Il y avait eu de nombreuses retombées technologiques indirectes. Mais dans sa phase d'exploration, le retour était nul. C'était ce qui avait provoqué la première colère des américains et la menace de sanctions radicales telles que la prise en main du Projet par la NASA, ou pire la NSA. Cela avait inquiété les autres parties prenantes du Projet : les russes, les chinois, les différents membres de l’Union Européenne et ceux du Commonwealth. L’ATIDC qui était montée au créneau avec sa discrétion légendaire. Ce n'était pas de vains mots.

De toutes les revendications des américains, la seule qui leur fut accordée fut la démission du Général Jackson. Alors que tout le personnel de la base s'attendait à voir débarquer le Général Jameson pour prendre le poste vacant. Ce fut, lui, le Général Foster Doherty qui fut nommé à la tête du Projet. Sa nomination s'était faite sur la demande des dirigeants de l'ATIDC, avec l’appui de Jackson qui, par un jeu de chaise musicale politique était devenu son supérieur hiérarchique. Un pied de nez que certains, en haut lieu, y compris à l'ONU, ne goûtèrent pas du tout. Mais c’était ainsi ou bien l’ATIDC retirait ses billes du Projet. Personne ne le souhaitait, pour des raisons très diverses.

Les gens de l'ATIDC n'étaient pas seulement des roublards. Avec leur armée d'avocats et de conseillers, leurs laboratoires scientifiques qui avaient donné naissance à une partie du matériel utilisé à la base, en particulier au CET, ils détenaient un sacré paquet de brevets. Même s’ils avaient fait don du CET "au monde", il y avait tous les à-côtés. Il ne fallait pas non plus oublier l’injection de fonds financiers incommensurables. Le don fait par le consortium expliquait, en partie, un partenariat et un protectorat aussi étroits.

Le C.E.T. était l'origine même du Projet. Sans lui, rien. Il éprouvait des sentiments ambivalents pour cette machine. Pour ce qu'elle était, et parce qu'elle avait permis des avancées considérables en leur permettant une avance de trente à cinquante ans sur le calendrier du programme initial, elle portait vraiment bien son appellation de "Compresseur d'Espace-Temps".

C'était un chercheur suisse, dans les années soixante-dix, passionné par l’œuvre du sculpteur français César qui lui avait trouvé ce nom. Avant, on l'appelait simplement "La Machine" ou "Le Projet Promethee". Il disait aussi que cela faisait  très science-fiction. Pourtant, cela n'allait pas très bien à cette grosse machine qui, de profil, ressemblait à un long cylindre en acier, auquel étaient raccordés des tubes et des fils de toutes sortes. De face comme de pile, ou d'avant comme d'arrière, on aurait dit une énorme turbine. Elle pesait plusieurs tonnes et occupait un sous-sol entier du complexe. Elle mobilisait aussi une trentaine de scientifiques.

En plus de leur envoyer du nouveau matériel, l'ATIDC leur avait imposé deux individus pour compléter l'équipe de Jenna Benedict. "Individus" était le mot, car s'ils avaient une physiologie humaine, ils ne l'étaient ni l'un, ni l'autre. L'un aurait pu passer pour humain. C'était d'ailleurs ce qu'il avait fait durant des années.

Pour l'autre, c'était beaucoup moins évident. En découvrant ce dernier, tous les membres du Projets n'en avaient pas cru leurs yeux. Il avait aussi dû assimiler le fait que ce que l’humanité espérait et craignait tout à la fois était déjà établi sur la Terre. Les extraterrestres vivaient parmi les humains. Ce n’était pas de la littérature ou du cinéma. Encore moins une série télé de science-fiction.

Helen Redfield était venue en personne pour faire les présentations officielles. C'était la première fois qu'il la rencontrait. Il ne manqua pas de remarquer que, si elle approchait les soixante-dix printemps, la fille d'Etsuko Wong en faisait vingt de moins. Elle ne semblait pas être passée par la case chirurgie esthétique, mais les femmes qui possédaient une fortune comme la sienne avaient les moyens de faire appel aux services des meilleurs.

De fait, les fines rides de son visage ne donnaient aucune indication sur son âge véritable. Elle avait le port altier, sportif. Par contre, contrairement à ce qu’annonçait son ascendance, elle n’avait rien d’asiatique. Plutôt grande et mince, une mâchoire bien découpée, un sourire doux, des yeux gris bleus, et des cheveux blonds, presque blancs, elle avait la force et la prestance de ceux qui étaient habitués à diriger leur monde depuis leur plus jeune âge. Plus qu’élevée, elle était née pour cela. Son esprit était aussi vif que chacun de ses mouvements. S’il n'avait pas été amoureux d’une autre femme, Helen Redfield l'aurait sans doute beaucoup attiré. Il semblait que cela soit réciproque, à moins que la séduction soit une seconde nature chez cette femme.

Elle était accompagnée d'un homme à la carrure massive qui donnait néanmoins l'impression de se déplacer comme un chat. Il se nommait Solen Perry. Elle n'avait pas précisé son rôle dans l'entreprise, mais il n’était pas du genre à faire le ménage. Ou alors, il effectuait un certain type de ménage. L'homme devait avoir une quarantaine d'années. Brun, front bas et large, yeux bleus perçants, mâchoire carrée et barbe de trois jours. Alors qu'Helen Redfield portait une tenue plutôt décontractée, pull, pantalon treillis et bottes de neige, il avait choisi le costume, cravate et chemise blanche. Seuls, les après-skis, rouge cerise, juraient avec la tenue.

Les présentations s'étaient déroulées en huis clos, dans son bureau. Celui-là même où il se trouvait en ce moment. Les seules personnes présentes, à part lui et Redfield, étaient le professeur Neil Doyle, qui travaillait déjà sur le projet depuis quelques mois, et Jenna Benedict. Helen Redfield avait été directe en annonçant que les deux nouveaux venus, Kilani-Stah-Etm et Jor POnyl, feraient partie de l'équipe de Jenna Benedict. Celle-ci avait ouvert la bouche pour protester, mais elle l'avait refermée aussitôt que Jor POnyl eut retiré le niqab vert d’eau qui la couvrait de la tête aux pieds. Comme lui, comme Neil Doyle, Jenna avait dû se demander à quoi elle avait affaire : une mutation génétique, une bête de foire... ou quelque chose d'autre dont ils n'osaient alors imaginer l'existence sur la Terre.

Ils furent immédiatement frappés par sa peau gris-vert avec des reflets dorés et les cornes de mouflon qui ornaient le sommet de sa tête. Il y avait d'ailleurs un faux air de biquette dans son visage sans âge. Elle avait de grands yeux vert-bouteille sans pupille, sans iris, un nez court tendu vers l'avant, une bouche étroite et pulpeuse et des pommettes hautes. Son front bombé était recouvert d'une légère couche de corne qui disparaissait sous ses cheveux couleur turquoise. Ceux-ci étaient retenus en arrière. Apparemment, ils étaient d’une longueur peu commune. Elle mesurait toutefois près de deux mètres et était bâtie comme une nageuse olympique. En dehors de cela, elle paraissait parfaitement humanoïde.

Kilani-Stah-Etm, excepté son nom, avait toute l'apparence d'un être humain. Il était à peu près de la taille de Jenna. Il avait des yeux bleus, extrêmement perçants, et affichait constamment un sourire ironique. Pourtant deux profondes rides d'anxiété barraient son front. Ses cheveux, blond foncé, étaient coiffés en bataille. D'un point de vue humain, il devait avoir une trentaine d'années.

Jor POnyl avait affirmé appartenir au peuple des Dyones de la planète Mélé. Elle n'y avait jamais vécu et elle prétendait ignorer dans quelle galaxie elle se trouvait. Elle connaissait seulement ses origines. Elle s'était exprimée d'une voix basse et gutturale avec un fort accent qui ne cachait pas ses difficultés à parler une langue terrienne. Kilani-Stah-Etm était un satinien, natif de la planète Satine. Son espèce était assez similaire aux humains. Leur instinct et leurs sens étaient plus développés. Les satiniens ne se donnaient pourtant pas le nom d’êtres humains, mais Kilani semblait persuadé qu’il en était un, que les natifs de Satine et ceux de la Terre avaient des ancêtres communs, ainsi que des frères et sœurs au-delà de l’univers connu des satiniens.

Deux espèces issues de la même souche… Neil avait réfuté cette idée.
— La théorie d’ancêtres, semblables à nous en tous points, venus des étoiles ne tient pas debout… Il est impossible à deux espèces situées dans des milieux différents d’évoluer biologiquement de la même manière, plus encore si elles se situent à des échelles temporelles différentes, sans parler d’Histoire, de physique… Il doit forcément y avoir d’autres explications. S’il n’y en a aucune, alors je l’admettrai. Mais pas avant d’avoir envisagé toutes les hypothèses possibles.

Lui-même en avait douté aussi. Pas pour les mêmes raisons. Et il en doutait encore. Pour autant qu'il l'ait compris, il y avait peu de chances pour qu'une vie identique à celle de la Terre se reproduise quelque part dans l'Univers. Il avait lu quelques ouvrages sur le sujet et avait écouté les conversations des différents scientifiques de la base. Il devait forcément exister des différences, même infimes. Kilani-Stah-Etm les avait assurés que, sur sa planète, s’étaient développées de nombreuses formes de vie similaires à celles existant sur la Terre. Son peuple avait évolué jusqu'à un niveau technologique qui, sous certains aspects, était largement supérieur à celui de la Terre.

(Suite Chapitre 04.4)


Dernière édition par Ihriae le Mar 14 Nov 2017 - 16:31, édité 2 fois
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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 16:15

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Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 04.4


Suite du chapitre 04.3

Les connaissances acquises par les satiniens étaient sûrement moins techniques, plus instinctives que celles des humains, mais très avancées, notamment dans le domaine spatial.

Il aurait eu beaucoup de questions à leur poser, mais il laissait ce soin aux scientifiques. Kilani et Jor leur ouvriraient de nouveaux horizons. Lui, il lirait les rapports, au calme, dans son bureau.

Les seules questions qui lui semblaient vraiment importantes dans l’immédiat étaient : depuis quand étaient-ils sur la Terre ? Combien étaient-ils ? Pourquoi n’avait-il pas été mis au courant avant ?

Il doutait que Redfield eut la réponse à cette dernière question.
— Avez-vous déjà entendu parler du Fort, Général Doherty ? lui avait-elle alors demandé.

Cette évocation lui avait arraché une grimace de dégoût.

Comme si elle avait suivi ses pensées, la question de Redfield mentionnant le Fort lui avait donné un début de réponse qu’il n’aimait pas.

L’existence des extraterrestres sur la Terre était probablement connue de quelques-uns. Tout avait sans doute été fait pour que cela reste secret. Par ailleurs, les témoignages de rencontres extraterrestres étaient nombreux depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, mais jamais pris au sérieux… Elles appartenaient aux mythes modernes.

Il s’était soudain rendu compte qu’Helen Redfield attendait une réponse de sa part. Jenna et Neil l’observait comme s’il était lui-même un extraterrestre. Ils n’avaient probablement jamais entendu parler du Fort. Ce n’était pas le genre de mention que l’on glissait facilement dans une conversation. Lui-même n’en avait entendu parler que deux ou trois fois avant que le Général Jackson lui donne plus d’informations sur le sujet.
— Le Fort est l’endroit où l’armée, les services secrets, et mêmes d’autres institutions américaines, cachent ce dont le commun des mortels ne doit pas avoir connaissance, commença-t-il à expliquer. J’ignore depuis combien de temps il existe exactement, mais il a une cinquantaine d’années, au moins.

Il marqua une pause, le temps de se remémorer ce qui lui avait raconté Thomas Jackson.
— C’est aussi la base de la division CENKT Watchdogs… dirigée par le Général Jameson.
Jenna et Neil échangèrent un regard. Ils n’avaient jamais eu directement affaire à Jameson, mais sa réputation parlait pour lui. L’un et l’autre savaient qu’il cherchait à prendre le commandement de l’AMSEVE. Il ne s’en cachait plus depuis quelques temps.

En ce qui le concernait, il avait toujours su que Jameson ne cherchait pas à réorienter sa carrière. Au contraire. Á la lumière de ces nouvelles informations, il se doutait que Jameson devait y voir le moyen d’élargir les missions du CENKT.

Helen Redfield avait eu un sourire ironique. Elle avait suivi ses pensées. Mais ce fut Solen Perry, resté jusqu’alors en retrait, qui prit la parole :
— En fait, Le Fort a plus de cinquante ans, commença-t-il.

Tous les regards s’étaient tournés vers lui :
— CENKT signifie : Catch extraterrestrial elements. Neutralize or kill them. Le nom a évolué en fonction des périodes ou des pays. Dernièrement, il a même perdu une lettre, mais l’idée reste la même : Attraper les extraterrestres, les neutraliser et / ou les tuer. Et c'est ce que faisaient ses membres apparemment, même si nous n'en avons aucune preuve. Peut-être s'agissait-il bien d'extraterrestre, effectivement. Certains sont sur la Terre aujourd'hui, alors pourquoi pas il y a cent ans ou plus... Ou alors, tout ce qui n'entrait pas dans la norme était considéré comme étranger, alien... À l'origine, il s'agissait d'une organisation secrète datant du huitième siècle après Jésus-Christ. Peut-être est-elle plus ancienne, nous l’ignorons encore, car rien jusqu’ici n’a pu le prouver. Elle était basée sur le vieux continent, de manière itinérante jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Ensuite, on retrouve sa trace, et celle du Fort à Londres jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale, période à laquelle le CENKT aurait été dissout. On ignore ce que sont devenus le Fort et son contenu. Le bruit a couru que nombre d’objets ont été détruits, ou démantelés et envoyés aux quatre coins du monde, donnés à des Musées ou à des fondations.

— C’est possible ça ? avait demandé Neil sur un ton railleur.

Solen Perry l’avait regardé droit dans les yeux. L’option humour ne devait pas faire partie du personnage.  
— Vous laisseriez un objet dont vous ignorez l’origine ou la provenance, ainsi que l’usage réel, entre les mains de parfaits inconnus ? Surtout si cet objet ne ressemble à rien de ce que vous connaissez et qu’il semble clairement venir d’un autre monde, ou d’une civilisation inconnue ?

Le chercheur avait haussé les épaules.
— Ce n’est pas vraiment mon domaine, mais évidemment que non, avait-il cru bon de répondre.
— Ils ne savaient peut-être pas à quoi ils avaient affaire à l’époque, avait suggéré Jenna. Le monde sortait d’une guerre… d’une nouvelle forme de guerre… et d’une épidémie...

Sans se départir de son sérieux, Perry poursuivit :
— Aucun musée, aucune fondation n’a reçu quoi que ce soit, d’inconnu ou d’inexplicable, en provenance d’Angleterre dans les années qui ont suivi la guerre.

Il avait posé un dossier sur le bureau du général qui lui faisait face, écoutant sans montrer la moindre émotion. Sur la couverture du dossier était écrit en grosses lettres noires : CENKT Watchdogs.
— À la fin des années cinquante, poursuivit-il, une division a été créée, au sein de l'armée
américaine, pour gérer les mêmes problèmes. On lui a donné le même nom. Le terme Watchdogs a été ajouté lorsque Jameson en a pris la direction, dans les années quatre-vingt-dix. Les missions du CENKT sont sans équivoque.
— Évidemment, avait conclu Neil, sur un ton sec. Pourquoi garder la preuve vivante de ce que l’on nous cache depuis des décennies ?
Difficile de dire si sa soudaine mauvaise humeur était due au manque de souplesse de Perry ou à ce qu’il venait d’apprendre sur le CENKT.  

Les deux extraterrestres, Jor POnyl et Kilani-Stah-Etm, avaient été poursuivis par le CENKT, mais l'une des équipes d'intervention de l'ATIDC était parvenue à mettre la main sur eux avant, et les avaient cachés. Helen Redfield avait jugé qu'ils seraient plus en sécurité à l'AMSEVE.
En même temps, elle avait dû voir en eux des aides précieuses pour les chercheurs de l’ATIDC. Aujourd’hui, c’était lui qui avait besoin de résultats. Ses supérieurs à l'ONU aussi. Il tenait au projet plus que tout. Pour le poursuivre, il ne devait pas perdre sa direction. Alors, quoi qu'en dise Jenna, si les deux extraterrestres devaient faire partie de l'équipe, alors il ne s’y opposerait pas.

Leur coopération avait été avantageuse. Kilani et Jor avaient une bonne connaissance de certaines zones de l'univers. Grâce à eux, de nouvelles coordonnées de "planètes viables" avaient été découvertes. L’AMSEVE avait maintenant une liste de planètes à visiter. Beaucoup d’entre elles recélaient de la vie sous diverses formes. Trois étaient habitées par des civilisations intelligentes. Parmi celles-ci, deux d’entre elles possédaient un degré technologique important.
La planète de Kilani, Satine, ne figurait pas parmi elles. L’extraterrestre n'était pas du genre bavard. Il n’avait jamais évoqué son passé avec quiconque. Mais quelque chose avait dû se passer sur Satine… Quelque chose qui l’avait obligé à la quitter.

Jor ne leur avait pas plus que Kilani indiqué les coordonnées de sa planète. Sa venue sur la Terre relevait d'un accident de parcours. Kilani, lui, avait voyagé avec d'autres extraterrestres, ou plutôt dérivé, avec eux, durant des mois, en direction de la Terre.

L'équipe de Jenna avait achevé son cycle de missions en visitant l'une des planètes, Olympia AJ 25. Ils y avaient rencontré un individu pour le moins étrange et contre lequel Jor POnyl s'était battue avec acharnement. Á tel point que l’une de ses cornes s’était fendue en deux et avait été brisée à son extrémité. Outre cela, elle avait eu plusieurs côtes cassées, de même que son nez et un poignet. D’autres blessures physiques témoignaient de la violence du combat. Mais elle s’en sortait mieux que son ennemi. Elle l'avait quasiment laissé pour mort.

D'après Jenna, cela relevait plus que d’une simple altercation. Si elle n'avait pas été stoppée par ses compagnons, Jor l'aurait tué. Elle était même entrée dans une colère sans nom lorsqu'ils avaient décidé de le ramener sur la Terre. Dès lors, elle avait refusé de leur adresser la parole par la suite. Elle semblait même en vouloir particulièrement à Jaimini Latchoumaya qui avait particulièrement insisté pour soigner le nedeleg. Sitôt sa dernière mission validée, Jor décide de quitter l’AMSEVE en utilisant le CET. Au passage, elle vole des coordonnées et des objets rapportés au cours des différentes expéditions, et en détruit d’autres.


(Suite chapitre 04.5)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 16:22

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 04.5


Suite du chapitre 04.4

Était-ce sa vengeance envers eux parce qu'ils avaient ramené l'extraterrestre qu’elle avait voulu tuer sur la Terre ? Qu'y avait-il eu entre lui et Jor ? Jaimi avait jugé les pertes dues au vol de Jor assez importantes. Elles auraient représenté plusieurs années de recherches. Il faisait confiance à l’exogéographe. Le lendemain, Kilani qui, dans un premier temps, avait décidé de rester à l’AMSEVE et de prêter assistance à la nouvelle équipe, les informait qu’il partait à la recherche de Jor POnyl et qu’il la ramènerait à l’AMSEVE. S’il n’y parvenait pas, il essaierait au moins de la convaincre de rendre tout ce qu’elle leur avait volé.

Doherty en avait informé le Général Jackson et Helen Redfield. Jackson avait minimisé l’acte de Jor. Après tout, les informations n’avaient pas été exploitées. À peine avaient-elles été répertoriées. Il ne leur serait pas difficile de les reconstituer à partir des données qu’ils possédaient encore. Le Général Thomas Jackson reconnaissait, cependant, que pour les artefacts volés, l’affaire était plus préoccupante. Quant à Redfield, en réponse, elle leur avait envoyé une autre extraterrestre, elle aussi, d’apparence humaine, une jeune fille nommée Castil Tenso'Me.  

Elle semblait très jeune. On ne lui aurait pas donné plus d’une vingtaine d’années. En réalité, son métabolisme était plus lent que celui d’un être humain. Elle vieillissait donc plus lentement. Elle avait le double de l’âge qui lui avait été donné au premier abord.  Elle n’était pas très grande, et semblait chétive. Mais il ne fallait pas se fier à son physique. Sur un tatami, elle avait su prouver qu’elle était capable de mettre un poids lourds au tapis. Elle avait de longs cheveux noirs qui faisaient ressortir ses yeux bruns, bridés, et sa peau délicate. Elle avait un teint doré qui brunissait facilement au soleil. Son sourire était empreint de douceur et chacun de ses mouvements étaient fluides, gracieux. Sa seule présence dans une pièce aimantait les regards.

Castil Tenso'Me avait expliqué être une nordhale, de la civilisation wiccan. Elle n'était pas encore née lorsque sa planète et quasiment la totalité de ses habitants avaient été anéanties par ceux qu’elle surnommait, dans une traduction terrienne approximative, les Laminoires. Lorsqu’ils se sont enfuis, ses parents, cartographes, ont utilisé une très ancienne carte. Sans trop y croire, ils espéraient qu’elle les conduirait vers une planète mythique. Elle les a ainsi conduits jusqu'à la Terre. Sa famille est l’une des rares à être parvenues à fuir l’ennemi sur un vaisseau de fortune. Fortement ébranlé par son envol hors de l’attraction de sa planète d’origine, il n’a pas résisté à son entrée dans l’atmosphère terrestre. La naissance de Castil avait été provoquée pendant le voyage. Se sachant condamnés, ses parents l’avaient déposée dans une sorte de caisson ultra protégé avec une bayarga, une intelligence artificielle en forme d’œuf translucide, sorte de sage-femme et de nourrice, dévouée aux enfants des couples de haute naissance. C’était ce qui les avait sauvées toutes les deux du crash de leur vaisseau.

Sa bayarga avait dû s’adapter tant bien que mal à ce monde qui lui était inconnu. Cela n’avait pas été trop difficile. Le vaisseau s’étant crashé en plein désert du Sahara, la bayarga l’avait survolé durant des jours. Elle avait fini par s’arrêter dans une oasis déserte, à peine suffisante pour les faire vivre. Mais à force de volonté et d’ingéniosité, et avec sans doute un peu de chance, elle avait réussi à en faire un lieu où il leur était possible de vivre quelques temps. Elle avait élevé Castil et lui avait parlé de ses origines, de sa culture, de sa religion, de ses parents...

Comme Kilani avant elle, et Jor, il était arrivé un moment où elles avaient aussi été pourchassées, malgré toutes les précautions qu'elles avaient pu prendre pour se cacher des autochtones. Castil n’avait pas voulu s’étendre sur cette période. Un humain, nommé Max Ryan les avait sauvées et mises en sécurité avec l’aide de l’ATIDC.

Lorsqu’Helen Redfield lui avait proposé de se joindre aux membres du Projet "Black Paper", elle avait vu, selon ses propres mots, l'occasion de découvrir l'univers, comme l'avait fait ses parents, et de comprendre ce qui avait détruit leur monde.

Elle avait passé beaucoup de temps, avec Jaimi, à répertorier tout ce JOr avait emporté et à essayer d'en appréhender la portée. Une partie de ces objets concernait d'anciennes légendes. Elles faisaient référence à la fin des mondes, et aux "Nautes stellaires". Castil leur expliqua par la suite que ce nom était l’un des innombrables donnés à une mystérieuse civilisation que personne n’avait jamais vue mais que les Wiccans comme de nombreuses autres civilisations à travers l’espace craignaient. Parmi les noms qu’on leur donnait : Laminoires, Epinceurs, Chasse-nuits, ou encore Rétameurs.
Ce n'était pas la première fois qu'il entendait parler des "Chasse-nuits". Jor POnyl les avait déjà évoqués comme n’étant rien de plus qu'une légende. Elle ne les voyait pas comme des créatures nocives. Au contraire, ils étaient le symbole du renouveau. Kilani n’avait rien dit sur le sujet, mais quelque chose dans son expression lui avait suggéré qu’il ne partageait pas l’opinion de Jor... Il aurait alors bien souhaité en savoir plus. Mais, depuis quelques temps, il était impossible d’entrer en contact avec lui. Ses anciens coéquipiers n'avaient pas cachés leur inquiétude. Et malgré ses actes répréhensibles, ils étaient aussi inquiets pour Jor.

Peu après son arrivée à la base, Castil avait demandé à voir l'extraterrestre qu'ils avaient ramené lors de la dernière mission. Un seul regard sur cette créature lui avait suffi pour comprendre la réaction qu’avait eue Jor POnyl. L'inconnu était un nedeleg. La jeune extraterrestre leur expliqua que les nedelegs étaient aussi appelés Hommes-loups et que son peuple était du genre infréquentable. Ils se déplaçaient généralement en meute, de planète en planète, dans de gigantesques vaisseaux-vie. Ils s’installaient sur un territoire durant quelques semaines et pillaient, violaient et torturaient tout ce qui se trouvait à leur portée. Elle ignorait si les nedelegs se transformaient véritablement en loups. Tout ce qu’elle connaissait d’eux, c’était ce que sa bayarga lui avait raconté. Outre le sacrifice rituel, ils pratiquaient aussi la scarification et le piercing, et leur corps était entièrement tatoué de leurs faits de guerre.

Celui qu’ils avaient recueilli avait de nombreux tatouages dont les significations étaient obscures. Il avait peu de cicatrices rituelles, mais des piercings en abondance. Il n’était pas de première jeunesse quoiqu’il fût difficile de lui donner un âge. Le fait qu'il avait été découvert seul – s'il y avait eu d'autres nedelegs, ils seraient venus à son secours, et ni les terriens, ni le satinien et encore moins la dyone ne s'en seraient sortis vivants – ajoutait au mystère de cet extraterrestre. La nordhale n'avait pas manqué d'ajouter que contrairement aux apparences, il était parfaitement éveillé. Il lui avait suffi de quelques mots, quasiment crachés, dans une langue inconnue des terriens et plutôt désagréable à leurs oreilles, pour que le nedelegs ouvre les yeux. Et quels yeux : sombres comme la nuit la plus obscure.  

Celui-ci ressemblait presque à un humain. Il mesurait deux mètres vingt. Sa peau tannée semblait couverte d'écailles couleur chair, sauf que cela n'en était pas. Il s'agissait plutôt d'une sorte de relief régulier. Il fallait bien regarder pour le remarquer. Son buste était court et musclé. Il avait de larges épaules, et de longs membres. Ses mains comme ses pieds étaient très larges et longs. Au moins le double de ceux d'un être humain. Sa tête était aussi un peu plus grosse et avait une forme de triangle allongé pointant vers le bas. Son front, sous une longue chevelure brune, était large et haut. Chacun de ses cheveux avait l'épaisseur d'un crin. Son nez était fin et long. Ses pommettes hautes contrastaient avec ses joues creuses. Sa bouche était fine et bien dessinée. Il y avait une série de marques roses ressemblant à des cercles enchâssés au-dessus de chaque arcade sourcilière. Ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, étaient sombres. Ce qui avait néanmoins stupéfié l'un des médecins chargés de le soigner, c'était ses dents, ou plus exactement ses crocs, fort développés. Il en possédait deux rangées, en haut comme en bas. Celles du haut étaient rétractiles à la manière des griffes de chat. De toute évidence, l'extraterrestre n'était pas du genre à manger des légumes.

Il avait été placé sous haute surveillance, et ses déplacements avaient été limités. Non seulement, il ne passerait pas inaperçu au sein des non-initiés, mais en plus, il ne tenait pas à tenter le diable. En l’occurrence, un carnivore avec de la viande fraîche. Pourtant, pas un seul instant, l'être qui leur avait dit s'appeler Earlin Xiphonto n'avait cherché à boulotter quelqu'un, ou quelque chose de vivant, comme les chiens de la base ou quelques-unes des bestioles du labo, ni même à prendre la fuite. Il évitait même de se montrer menaçant envers ses nouveaux compagnons, et passait la plupart de ses journées à regarder la télévision ou à lire.

Comme tous les scientifiques, il avait supposé que l'extraterrestre faisait semblant de lire ou de comprendre ce qu'il voyait jusqu'au jour où il s'était mis à parler un mélange d'anglais, de français, d'espagnol, de japonais et de quelques autres langues. Passé l'effet de surprise, il avait fallu faire une révision générale de ses nouvelles connaissances et lui expliquer certains concepts qui, malgré ses efforts, lui étaient alors restés abstraits.

(Suite Chapitre 04.6)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 17:38

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 04.6


Suite du chapitre 04.5

Une nouvelle équipe avait débuté les entraînements. Elle était déjà constituée de Bradley Carnaham, pilote et astronaute américain et de Neil Doyle, un spécialiste de la génétique avant d'intégrer l'AMSEVE. Il dirigeait l'un des plus grands laboratoires du Canada.

Le troisième membre, Will MacAsgaill était un historien, et exoarchéologue. Pas particulièrement une pointure dans son domaine, mais il avait quelque chose en plus de ses confrères : Il avait un diplôme de secouriste, avait suivi une formation en médecine d’urgence. De plus, il pratiquait la spéléo-plongée. Cela avait déterminé son choix parmi une trentaine de postulants. Castil avait demandé à être intégrée à l'équipe. Requête qu'en tant que Général, il avait refusée dans un premier temps, mais face à son insistance, il avait fini par accepter. Surtout depuis qu'il avait découvert qu'elle n'était pas pour rien dans la décision de Jaimi de rester en Antarctique. Apparemment, il avait été le dernier à savoir que les deux jeunes gens avaient lié plus qu'une amitié.

L'équipe d'exploration dirigée par Bradley Carnaham n'était pas encore complète qu'une autre était déjà sur les rangs. Au sein de celle-ci, il y avait la belle fille de Jenna, Rubbie-Pepper Calhoun. Jenna s'était remariée cinq ans après leur divorce. Ils étaient néanmoins restés en très bons termes. C'était le mieux qu'ils pouvaient faire pour leur fils, Henry, et pour toutes ces années de bonheur et d'harmonie qu'ils avaient passé ensemble. Depuis son second mariage, Jenna avait eu une fille, Cleo.
 
Savoir Rubbie dans la nouvelle équipe ne le réjouissait pas particulièrement à cause des dangers qu'elle pouvait rencontrer. S'il lui arrivait quelque chose, Jenna ne le lui pardonnerait jamais.

Depuis son arrivée à l'AMSEVE, il n'avait jamais connu de problèmes ni avec ses équipes, ni au cours des missions, et encore moins à la base, exception faite de ceux causés par Jor POnyl. Des broutilles.

Dans le but de retrouver Jor POnyl, et Kilani, il avait accepté l'intégration d'Earlin dans l'équipe de Carnaham, sans trop y croire... Comme Castil, Bradley avait littéralement assiégé son bureau et ses appartements privés pour faire partie de l'équipe. Plus que pour Castil, la décision ne fut pas facile à prendre. Avec un individu comme Earlin Xiphonto, tout pouvait arriver. Néanmoins, Castil lui avait assuré que les nedelegs étaient dangereux, sans aucun doute, et tout autant fidèles à leurs amis. L'extraterrestre avait lié une très forte amitié avec Neil Doyle qu'il lâchait rarement d'une semelle. Celui-ci devait parfois faire preuve de patience avec lui. Cette amitié semblait sincère. Doherty y avait mis une condition de taille : au moindre faux pas, il se ferait un plaisir de remettre personnellement Earlin Xiphonto au CENKT.

Bien entendu, il ne l’aurait jamais fait. Qu’aurait-il fait d’autre ? Il ne le savait pas. De toutes les façons, les problèmes n'étaient d'ailleurs pas venus d’Earlin mais de Will MacAsgaill. Ce qui s'était passé avec lui avait changé la situation.

L'AMSEVE avait passé sous silence le vol d'objets, de documents et de coordonnées volées par Jor, ou encore le fait que des extraterrestres soient intégrés à ses équipes d'exploration. En dehors, de ses collaborateurs directs, du Général Jackson et d’Helen Redfield, personne d’autre n’en avait été informé au sein de l’ONU. La défection de MacAsgaill aurait dû, elle aussi, rester secrète. Ça, on pouvait dire que cela avait fait du foin, et il s'était ramassé sa volée de bois vert. Une fois encore, il avait fallu tempérer.

Il ignorait comment il avait survécu au séisme. Les talents du nouveau conseiller en communication de la base n'y était sans doute pas pour rien. Ce type venait de l'un des services de communication de l'ONU. Avant cela, il travaillait pour les services secrets anglais... Il avait dû y apprendre quelques secrets qui lui avaient permis, depuis, de sauver la carrière d'un politicien accusé par les tabloïds d'entretenir de multiples liaisons hors mariage. Il était même parvenu à retourner l'opinion publique en sa faveur. Cela ne lui avait pas vraiment porté chance par la suite puisqu’on l’avait muté dans l’endroit le plus secret du monde.

Point positif de toute cette histoire : il ne voyait pas Will négocier les coordonnées de sa planète natale, même pour sauver sa vie ou pour son amour de la recherche. Mais le connaissait-il vraiment ? Tout le temps où il avait travaillé à la base, quasiment sept ans, rien n’avait laissé présager qu’il prendrait la fuite au cours de son dernier voyage d’exploration. Will était quelqu'un de discret. Presque timide même. Il était toujours attentif aux autres, pas le genre à risquer leur vie, ou à se lancer dans une aventure sans en avoir étudié les tenants et les aboutissants.

Son départ, sa fuite, Will avait dû s'y préparer durant des mois. Personne n'avait remarqué quoi que ce soit, pas même un changement d'habitudes ou de comportement. Rien. L'historien avait vraiment joué fin sur ce coup.

Rien ne laissait supposer, non plus, qu’il y aurait aussi une fuite, que l’information serait sortie de son environnement, qu'elle remonterait jusqu’au Pentagone, à la NSA, puis à la Maison Blanche ou encore à l’Elysée. Elle avait pris les proportions qu'on lui connaissait aujourd'hui. Cela avait provoqué la seconde crise de l'AMSEVE. Un séisme plus puissant que le précédent.

Pour le régler, il avait fallu négocier et au bout du compte, Will était maintenant accusé de collusion avec l’ennemi, et considéré comme un "traître à son espèce et à sa planète". Un nouveau chef d'accusation inventé rien que pour lui.

Il avait reçu l’ordre du Général Jackson d’envoyer une équipe pour le capturer et le ramener sur la Terre. Ce qu’il avait fait une première fois. Résultat, il avait perdu un élément de l’équipe de sauvetage… Cette fille qui avait sauté dans le vide juste pour prouver qu'elle en était capable. Il détestait ce genre de tête brûlée. Il n’y avait plus qu’à espérer que la seconde tentative de récupération ne tourne pas au carnage.

Son regard se posa sur le mur en face de lui, avec ses cinq écrans de télévision. Il soupira. Isolés du monde des vivants dans cet environnement désertique, les nouvelles  du monde extérieur atteignaient les civils et les militaires en poste sur le continent avec encore plus de force. À en croire les journalistes, le monde était au bord de sa destruction. La crise était encore loin d’être terminée. Cela faisait presque une décennie qu’elle durait. Les analystes économiques, les prospectivistes et d’autres oiseaux de mauvais augures, plus proches du charlatanisme que de la science annonçaient sa fin, ou au contraire son durcissement impitoyable. Ils ne cessaient d’en décrypter les signes.

Même s'il se considérait privilégié, il était conscient que la misère et la pauvreté ne cessaient de faire des ravages partout dans le monde. Les plans sociaux étaient toujours plus nombreux et inefficaces, et le  chômage toujours en constante augmentation malgré les subterfuges employés par les divers gouvernements pour en cacher la véritable ampleur. Conséquences : les files d’attente dans les organismes sociaux ne cessaient de s’allonger, et les manifestations spontanées contre telle ou telle décision gouvernementale, mesure fiscale, sociale ou autre, de plus en plus nombreuses. Certaines se terminaient en laissant derrière elle un mauvais goût de chaos et d'anarchie.

Plus on essayait de détourner l'attention de l'opinion publique sur des sujets comme un scandale politique ou financier, une manifestation sportive ou une commémoration, d'envergure nationale ou internationale, plus celle-ci revenait avec force et violence sur les sujets qui la touchaient vraiment. Trois gouvernements occidentaux en avaient fait les frais récemment. Le monde avait perdu ses illusions et les politiques, plus que jamais, n'avaient plus le droit à l'erreur.

Enfin, il y avait aussi toutes ces catastrophes naturelles qui n’arrangeaient rien, comme cette alerte au Big One, sur la côte Ouest des États-Unis. Il ne fallait pas minimiser leur impact sur la vie des citoyens de chaque pays.

En Europe, en Amérique du Nord, en Chine et en Russie, les services d’urgence étaient assaillis par des hommes, des femmes et des enfants, de tous les âges, de toutes les catégories sociales, de toutes  les orientations religieuses, politiques et sexuelles. Tous étaient atteints de brûles sévères. Dans ces mêmes pays, de nombreux incendies étaient à déplorer. D’après les journalistes, tout cela était dû aux températures caniculaires qui régnaient dans l’atmosphère nord. Lui, il avait une toute autre analyse de l’événement. Analyse qui, à moins d’une nouvelle fuite, ne tomberait certainement pas dans les oreilles des scribouillards. Depuis quelques semaines, les indicateurs de la base avaient repéré de minuscules trous dans la couche d’ozone. Suffisamment grands pour laisser passer quelques infimes rayons de soleil, quasiment sans le moindre filtre. Peu de personnes étaient au courant de cela. De nombreuses explications avaient été avancées par la poignée de scientifiques accrédités pour étudier le phénomène, mais aucune ne pouvait réellement l’expliquer.

Ailleurs, dans l’hémisphère sud, certains endroits étaient devenus quasiment irrespirables, et comme le malheur des uns faisait le bonheur des autres, les ventes de masques à oxygène et de respirateurs artificiels, ou ceux dits "naturels", étaient en constante augmentation. D’après ce qu’il avait pu lire dans les journaux dits "spécialisés", les respirateurs naturels, à base de plantes ou de poudre, n’étaient rien de plus que des traitements d’arrière cuisine.

À cela, il fallait ajouter d'autres types de crises.
(Suite Chapitre 04.7)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 17:41

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 04.7


Suite du chapitre 04.6

En Suède, deux hommes étaient morts d’une maladie inconnue. Sans symptômes apparents, ils avaient tout simplement cessé de respirer. L’un dans son sommeil, l’autre pendant son footing. Cinq autres, qui les avaient approchés avaient pu être sauvés in extremis, mais on avait dû le placer en coma artificiel et sous respirateur… Apparemment, cette maladie n’atteignait pas tout le monde, mais rien n’indiquait pourquoi elle touchait telle ou telle personne… Le pays tout entier s’était mis en quarantaine.

Enfin, il y avait toujours une guerre, une révolution, un coup d’état, quelque part dans le monde, et des journalistes qui traitaient ces événements comme s’ils étaient uniques, alors qu’il n’y avait quasiment rien de nouveau sous le soleil depuis des milliers d’années. Pire, ils les traitaient comme s’ils étaient sensationnels… Certes, il n’aimait pas les journalistes. Peu de militaires les aimaient. Seuls, quelques photographes de terrain trouvaient grâce à leurs yeux. En ce qui le concernait, il y avait bien une ou deux journalistes qu’il pouvait apprécier, pourvu qu’elles soient plaisantes à regarder.

Trois coups discrets frappés contre la porte fermée de son bureau le sortirent de ses pensées.

— Entrez !

Il avait fait de son mieux pour dynamiser sa voix.

La porte s’ouvrit sur un homme plutôt grand, aux cheveux très courts, blonds, presque blancs. Il avait le front haut et des yeux très bleus sous des sourcils blonds quasiment invisibles. Il venait de passer le cap de la quarantaine et arrivait tout droit d’Angleterre. Cependant, il y avait fort à parier que sa présence en Antarctique ne soit pas un choix de carrière. Il portait un costume bleu marine, une chemise blanche, col desserré, départie de son habituelle cravate. Ce qui ne l’empêchait pas d’être toujours vêtu d’un de ces costumes hors de prix. À voir le soin et l'argent qu'il mettait dans ses tenues vestimentaires, il paraissait évident que ce type avait eu un boulot très bien payé avant d’arriver en Antarctique, ou bien il disposait d’une fortune personnelle conséquente.

Il n’était à la base que depuis trois semaines à peine et avait un niveau d’accréditation presque équivalent au sien. Il avait même accès au C.E.T. Avec un pedigree comme le sien, il aurait pu s’attendre à une toute autre promotion. Sauf s'il avait été sciemment envoyé à la base pour jouer les espions. La question était : à la solde de qui ?

— Justement, je pensais à vous, monsieur Wayllerand.

Histoire de lui montrer qu’il n’était jamais loin de ses préoccupations.

Même s’il ne pouvait s’empêcher d’avoir une petite lueur amusée dans le regard, il s’était efforcé de garder un visage et une attitude impassibles.

Wayllerand ne sembla pas réagir à la remarque, mais une légère hésitation dans sa façon d’entrer dans le bureau lui confirma qu’elle avait atteint sa cible.

Il ne parvenait pas à faire confiance à cet homme. Trop souriant et trop serviable à son goût quand il n’y avait aucune raison de l’être, et surtout quand cela ne devait pas faire partie de ses habitudes. S’il avait été présent au moment de la fuite concernant MacAsgaill, il aurait parié qu’il en était l’auteur. Heureusement pour lui, Wayllerand était arrivé une semaine plus tard avec son titre de "spécialiste en stratégie et gestion des risques". Ce qui signifiait en gros qu’il réglait les problèmes, et faisait le ménage ensuite. Et il l’avait fait plutôt bien. Si la crise avec les américains avait pu être réglée, c’était grâce à lui. Ses talents de négociateur avaient été au-delà de toutes les espérances. Cela ne le rendait pas plus sympathique à ses yeux.

L’anglais interrompit à nouveau ses pensées.
— L’équipe est sur place, commença-t-il. C’est Ethan Williams qui la dirige.

C'était plutôt une bonne nouvelle. Le major Williams n’était pas du genre à s’en laisser compter. S’il trouvait la trace de MacAsgaill, et il la trouverait, il le ramènerait au port.

Cela faisait un peu plus d'une décennie qu’Ethan Williams travaillait à la base. Il était arrivé à la même époque que Jenna. Il n’était pas sur la liste des potentiels voyageurs à l’époque. Il aurait même pu faire ses années de service sans avoir connaissance du C.E.T. Depuis, il avait renouvelé son contrat, deux fois, et il faisait du bon travail. Il avait mérité chacun de ses galons, et les cinq voyages qui s’offraient à lui, aujourd’hui, étaient comme une récompense. Quatre maintenant, car MacAsgaill venait de lui en faire gaspiller un. Ethan Williams ferait tout pour qu’il n’y en ait pas deux.
— Aucun problème avec le C.E.T. ? demanda-t-il.

C'était plus par acquis de conscience qu'il avait posé la question. En lui-même, le fonctionnement du C.E.T. n'avait jamais été remis en cause jusqu'à ce jour. Il avait même été amélioré. Le mastodonte se portait comme un charme.

Néanmoins, il y avait quelque chose qui n'allait plus avec cette machine. Non seulement, elle ne permettait plus l'utilisation de certaines coordonnées, mais d’autres, calculées par les scientifiques de l'AMSEVE, aboutissaient toutes à des impasses.

Sans le C.E.T. jamais Jor POnyl n'aurait pu partir avec son butin, et Will n'aurait pas pu s'enfuir... Il n'aurait jamais laissé partir Kilani. Ses anciens coéquipiers seraient encore en vie... et lui, il n'aurait pas à lutter contre cette chose, ce cancer, qui avait déjà tenté de lui faire la peau deux fois, et récidivait aujourd’hui avec plus de virulence lui semblait-il. Il y avait des jours où il ne se sentait vraiment pas bien. Des jours où il n'avait envie de rien, où son corps lui semblait être un poids qu'il n'avait plus la force de porter... Bref, si cela n'avait tenu qu'à lui, ces derniers temps, il l'aurait volontiers rebaptisée SME : "Saloperie de Machine à Emmerdes" Et en français dans le texte !
Mais il tenait le coup. Il le fallait. Il devait être fort. Pour sa famille...
— Même si j’ai du mal à comprendre comment fonctionne cette… machine, il semble que tout se soit bien passé, répondit Wayllerand.
— Bien, acquiesça-t-il satisfait. Pour le fonctionnement, rassurez-vous, rares sont ceux qui le comprennent. Le seul qui le connaissait parfaitement a préféré l’effacer de sa mémoire. Ça et tout ce qui faisait de lui un génie. Si vous tenez vraiment à en savoir plus sur cette machine, allez donc voir le colonel Heaven.  

Ciaran Wayllerand eut un sourire crispé.

Exactement la réaction qu’il attendait. Il aurait très bien pu le lui expliquer lui-même. C’était sans doute ce qu’attendait l’anglais.

Il connaissait aussi l’animosité de Wayllerand à l’égard de Matthew Heaven, et celle-ci était réciproque. Matthew n'était pourtant pas connu, à la base, pour ses inimitiés. Pas non plus pour sa passion pour la physique quantique, mais depuis qu'il avait découvert des traces d'ADN extraterrestre sur les parois internes du CET et sur les combinaisons des explorateurs sans que ceux-ci aient été en contact avec une créature extraterrestre, il s'était mis dans l'idée qu'Amber Hole pouvait être une créature vivante, ou que les tunnels contenaient ou transportaient, à travers l'univers, des éléments propres à la vie.

Le spécialiste en stratégie et gestion des risques ne laissait personne indifférent. Même Rubbie-Pepper... Dans le sens inverse, malheureusement. Elle ne cachait pas son affection prononcée à son égard. Par habitude professionnelle, Wayllerand gardait ses distances avec tout le monde, mais il lui semblait qu'il prenait un soin tout particulier à éviter la jeune femme.
— Si MacAsgaill est encore sur cette planète, l’équipe de "sauvetage" devrait rapidement mettre la main dessus, assura Wayllerand. Son émetteur devrait les conduire jusqu’à lui.

Depuis que Jor avait volé les documents, et disparu avec, de même que Kilani, tous les membres des équipes d’exploration et de sauvetage avaient une puce GPS dans le corps… à leur insu. Il n’aimait pas le fait de les tromper. Ce n’était pas dans sa façon de faire, habituellement, mais si cela pouvait leur sauver la vie, ou le garder à la tête du projet…

Il fit mine de consulter les documents qu’il avait sous les yeux. Il les connaissait par cœur.
— Si nos renseignements sont exacts, finit-il par dire, après un long moment de silence, les habitants de ce monde ne bénéficient pas d’une technologie leur permettant de quitter leur planète. Disons qu’elle est équivalente à celle d’une population de l’âge de bronze. Donc, il doit forcément se trouver sur cette planète.

(Suite Chapitre 04.8)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 17:45

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 04.8


Suite du chapitre 04.7

Les mains jointes en prière devant son visage, il observait l’anglais. Il ne lui avait pas demandé de s’asseoir et ne le ferait certainement pas. Wayllerand attendait debout, les mains en appuis sur le dossier de la chaise qui se trouvait devant lui.

Le silence s’éternisa encore un moment avant qu’il se décide à prendre de nouveau la parole :
— Je ne suis pas très à l’aise avec ce que vous avez fait à propos de Marcie Watts, Monsieur Wayllerand. Cette femme avait des parents, peut-être des frères et sœurs… ou des enfants, un mari… Sûrement des amis.

Ciaran Wayllerand le regarda droit dans les yeux. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres fines.
— Je me suis renseigné à son sujet. Elle n’avait pas de parents proches et très peu d’amis. En tous les cas, personne ne se pose la question de savoir où elle se trouve aujourd’hui.
— Je n’aime pas votre désinvolture.
— Désolé. Je respecte votre attitude. Mais nous ne pouvons plus nous permettre d'avoir des scrupules. Cette solution est sans aucun doute la mieux adaptée à la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement. En dehors de ses équipiers sur le terrain, et de quelques personnes dans cette base, dont vous et moi, personne ne sait qu’un nouvel incident a eu lieu. C’est tout ce qui importe pour votre maintien à la tête du projet.

Il avait senti la colère monter brusquement en lui. Il la maîtrisa aussitôt. Il se garda bien de montrer les émotions qui l'agitaient.
Sans hausser le ton, il répéta :  
— Mon maintien ?
— Comme je vous l’ai dit, je respecte votre attitude… et la façon dont vous menez le projet. Seulement, il ne s’agit pas seulement de vous. Personne ne souhaite voir un homme comme le Général Jameson prendre votre place. Ni les gens qui travaillent dans cette base, ni ceux qui financent et soutiennent le projet.

Sur ce point, il n’avait pas tort.  
— Vous devriez arrêter de me lécher les bottes, suggéra-t-il, vaguement adouci. À la longue on finit par avoir mauvaise haleine.

Il ne pouvait pas s'en empêcher. Pourtant, ce fut dans les yeux de Wayllerand que passa une lueur ironique. Était-ce une façon de lui dire que ce n’était pas dans son style de lécher des pompes, sauf pour obtenir quelque chose ?

Il décida que la joute était terminée. Enfin, plus ou moins.
— J’imagine que vous souhaitiez aussi me parler de la petite fête ? Sachez que ma décision est définitive. Si les américains, les chinois, les russes ou les européens veulent s’assurer du bon fonctionnement du projet, autant que ces gens soient des proches de nos membres du personnel, et qu'ils se plient à nos consignes.
— Vous avez raison, j’en conviens, admit l’anglais. Cependant, aussi proches soient-ils de nos scientifiques, ne croyez pas qu’ils soient acquis à notre cause. D’un autre côté, si des spécialistes se déplacent jusqu’ici sans raison apparente, cela risque d’intriguer certains journalistes, ou n’importe quel théoricien du complot. Le monde n’est plus aussi grand qu’il en a l’air, et tout fini par se savoir. Il faut que cela ressemble à une véritable fête d’anniversaire, et à une cérémonie destinée à rendre hommage à tous ceux qui ont travaillé dans cette base… ou dans la région. Pour cela, j’ai dû élargir la liste.

Il allait protester, puis se ravisa :
— Combien d’invités ? demanda-t-il.
— Une centaine. Mais seule une trentaine viendra des autres continents. Les autres invités viendront des bases environnantes. Ils arriveront probablement le jour même et repartiront après la cérémonie.

Il aurait presque poussé un soupir de soulagement. Au moins, avec ceux-là, il n'aurait pas à craindre qu'il se "perdent" dans la base en cherchant les toilettes, ou jouent les "somnambules curieux" en pleine nuit.

Wayllerand poursuivit :
— Seuls trois ou quatre invités auront le droit d’accéder au C.E.T.
— Ça, ça ne me plaît pas beaucoup. Pas du tout même.
— Nous y sommes obligés. Cela faisait partie de la négociation.
— Vous savez qui a été désigné ?
— Art Risonner, de la NSA et Carl Bowman représentant du gouvernement Canadien. Les russes et les chinois n’ont encore annoncé personne.

Il connaissait Art Risonner. C’était un type droit, et surtout un grand ami de Jenna. Carl Bowman était d’un autre genre. Le genre tatillon. Néanmoins, les canadiens étaient sujets de la reine d’Angleterre, donc des alliés de l'ONU et de l'ATIDC.

Un bref instant, le visage du Général exprima l’épuisement, puis il hocha la tête en signe d’assentiment.
— Les autres n’en verront pas plus que la majorité des personnes qui travaillent ici en permanence. Je pense qu’ils seront suffisamment occupés pour ne pas se poser de questions. L’anniversaire de la base est un bon motif pour rendre hommage à tous ceux qui y ont travaillé... et à ceux qui y sont morts. Ce continent est sûrement le plus beau de la planète, mais aussi le plus dangereux.
— Voilà une phrase que je mettrai dans mon discours, bien que je ne sois pas certain qu’il soit vraiment le plus beau de la planète… En tous les cas, vous en parlez comme si le crachin et le fog anglais ne vous manquaient pas. Félicitations.
— Que ne donnerais-je pas pour un vrai thé anglais, soupira Wayllerand d'une voix à peine audible.  

Il se reprit aussitôt :
— La jeune femme… Marcie Watts… Ce sera l’occasion de lui rendre hommage.

Le Général ne se sentit pas particulièrement touché par la sollicitude de l’anglais. Celle-ci ne lui paraissait pas sincère. Un homme comme lui avait côtoyé la mort plus d’une fois. Il l’avait sans doute aussi provoquée, et avait sûrement fait disparaître la moindre trace de ses victimes. Décidément, il n’arriverait jamais à l’apprécier, il en était certain.
— Vous savez, Général, il n’y a pas de fête sans buffet.

Évidemment !
— Je demanderai au chef d’organiser un délicieux repas, assura-t-il. Après tout, quand on sait pour qui elle a fait la cuisine, cela devrait satisfaire tout le monde.
— Sauf votre respect, elle n’acceptera jamais de de préparer un repas de fête sans aide, et il ne faudra pas compter sur elle pour faire le service.

Un fait. Il connaissait le caractère de la dame pour l’avoir fréquentée un temps, quelques mois après son divorce. Un sacré caractère. Elle avait une opinion sur tout, et celle-ci était généralement très juste. Elle était d’une grande finesse d’esprit, et avait beaucoup d’humour. Un humour très français. Mais dès que l’on touchait à sa cuisine, elle se transformait en véritable démon caractériel. Un démon capable de provoquer un incident diplomatique en période de stress.
— Bien. Faites ce qu’il faut pour lui accorder l’aide dont elle aura besoin. Accordez-lui tout ce qu’elle demande.

Il se réjouissait d’avance des petits et grands tracas qu’elle ferait subir à l’anglais. Sa spécialisation en stratégie et gestion des risques lui serait fort utile.


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 17:53

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 05.1


13 janvier 2125 du calendrier grégorien. Date stellaire inconnue. Planète Feloniacoupia.

Esmelia se souvenait de son réveil. Pour une autre personne qu’elle, cela aurait pu  être le début d'un cauchemar. Elle avait d’abord senti une forte odeur d’excréments, puis de bile, de sueur et de sang. Les yeux clos, tous les sens en alerte, elle avait ensuite entendu des voix, sans les comprendre. Certaines étaient basses, teintées de craintes, d’autres impérieuses. Elle eut beau se concentrer, tout ce qui l’entourait échappait à sa compréhension. À plusieurs reprises, elle crut entendre des termes empruntés au latin, mais elle ne put leur donner du sens. À quoi cela lui avait-il donc servi d’avoir beaucoup voyagé, de s'être immergée dans la culture des différents pays qu'elle avait visités ? Elle parlait plusieurs langues, comprenait plus ou moins quelques dialectes, sans compter quelques mots et expressions de patois français et canadien, le langage des signes, l’espéranto. Elle avait même appris, avec une facilité qui en avait déconcerté plus d’un dans son entourage, les langues elfiques inventées par Tolkien. Lorsqu’elle ne connaissait pas une langue ou lorsqu’elle éprouvait des difficultés à la comprendre, il lui suffisait d’observer son interlocuteur, et de faire confiance au contexte. Son don faisait le reste. C’était inné.

Soudain, il y eut la douche froide. Toute à sa réflexion et à l’analyse de sa situation, elle ne l’avait pas sentie venir. Quelqu’un venait de lui jeter l’équivalent d’un pichet d’eau à la figure. Un pichet d’eau glacée. Quelqu’un, probablement la même personne, lui aboyait dessus maintenant. Qui que ce soit, il allait le payer à un moment ou à un autre. Elle ouvrit les yeux.

Deux humanoïdes, ou ce qui pouvait y ressembler de très loin, notamment pour l’un, la fixaient de leur regard sans intelligence apparente. Elle les observa elle aussi. L’un était massif. Il devait mesurer un peu plus de deux mètres. L’autre était à peine plus grand qu’elle, sec et tout en muscles. Elle décida ironiquement de les surnommer Belle-Gueule I et Belle-Gueule II. Belle-Gueule I était tout ce qu’il y avait de plus éloigné d’un être humain. Ce qui s’en rapprochait le plus ? Un croisement entre un poisson exotique et un insecte, peut-être, à cause de ses longues antennes au sommet de sa tête. Celle-ci évoquait celle d’un requin. Il avait deux petits yeux noirs perçants qu'un fond jaune faisait particulièrement ressortir. Son cou et ses épaules se confondaient et se fondaient sur de larges pectoraux. Ses avant-bras étaient énormes et se terminaient par une main à trois doigts. Ses jambes étaient frêles, presque fragiles. Il portait des sandales laissant apparaître trois doigts de pieds. Sa peau, bleu turquoise, striée de bandes plus sombres avait un aspect velouté et très sec. Pour tout vêtement, il ne portait qu’un pagne ne cachant que son bas ventre et ses fesses.

L’autre était à peine plus habillé. Une sorte de tartan de couleur sombre lui ceignait la taille. Dans le dos, il portait un carquois. Sa peau avait la texture d’une peau humaine, mais de couleur grise. Son visage aurait pu ressembler à celui d’un humain, sauf qu’il n’avait pas de nez, pas d’oreilles, pas d’arcades sourcilières. Il semblait flétri, parcouru par deux longues proéminences partant d’une bouche fine pour atteindre le front. De chaque côté, deux yeux ronds entièrement bruns. À la place des cheveux, il avait une fine épaisseur de peau aux motifs réguliers qui évoquait les écailles d’un serpent. Enfin, à l’arrière de son crâne, d’un côté à l’autre, il avait une sorte de crête rigide aux reflets couleur parme. En baissant les yeux, elle remarqua que les jointures de ses jambes étaient inversées par rapport à celle de son compagnon, ou à un humain.

Chacune des deux créatures l'avait saisie par un bras et l'avait relevée sans ménagement pour la sortir de la charrette en bois dans laquelle elle se trouvait. Elle avait tenté de résister à nouveau, juste ce qu'il fallait pour leur faire croire qu'ils étaient bien les plus forts. Ensuite, Belle-Gueule I l’avait traînée jusqu’à une tente rouge et verte et jetée entre les mains de deux petits humanoïdes femelles à la peau orange et noire. Aussi curieux que cela paraisse, l’une n’était vêtue que de sa propre chevelure. L’autre portait une robe en voile sous ses cheveux. Elle n’en avait jamais vu de pareils, aussi longs et aussi épais. Cela ressemblait à de la laine à peine filée. Il y avait fort à parier qu’elles ne les avaient jamais coupés de leur vie. Les deux femmes étaient menues et avaient une tête de moins qu’elle. Elles avaient un visage de poupée : un petit nez, une petite bouche ourlée, des pommettes hautes et de grands yeux légèrement en amande. Elles la déshabillèrent en silence sans s’occuper de ses protestations pour la toiletter.

Autour d’elles, la scène était répétée des dizaines de fois. Des créatures de toutes sortes et de toutes couleurs, des mâles, des femelles, d’autres de sexe indéterminé, et même des petits… des enfants. Tous subissaient leur sort dans un silence glacial. Autour d’eux, les mêmes créatures à la peau orange et noire et à la chevelure épaisse. Elles ne montraient aucune violence envers ceux dont elles avaient la charge. Au contraire, elles mettaient beaucoup de douceur dans leurs gestes. Elle-même se sentait apaisée. Ensuite, elles leur choisissaient de nouveaux vêtements, propres et frais. Pas tous identiques, cependant. Elle eut droit à une tunique blanche qui lui tombait jusqu’aux genoux et lui laissait les épaules nue, ainsi que les bras.

Les mâles, les plus jeunes et les plus musclés, portaient des tenues minimalistes que n’auraient pas reniées les statues grecques. Certaines femelles en avaient à  peine plus sur le dos. Elles ne semblaient pas s’en formaliser. Elles adoptaient même des poses lascives qui ne laissaient pas beaucoup de place à l’imagination sur ce qu'elles étaient ou ce qu'elles faisaient. Leur visage était excessivement fardé. Elle aussi, on avait essayé de la maquiller, mais elle avait tout enlevé aussitôt. Un garde, qu’elle surnomma Belle-Gueule III, l’avait vue faire. Il était ce qui se rapprochait le plus d’un être humain, même s’il semblait avoir du sang d’Orc dans les veines, comme l’affirmaient sa figure et son corps massif. Il l’avait regardée un moment avec une insistance mêlée d’étonnement et de curiosité. Un court instant, elle s’était demandé si elle pourrait s’en faire un allié, mais elle avait aussitôt abandonnée l’idée.

Elle avait l’impression de se trouver dans les coulisses d’une pièce de théâtre. Mais, pour autant qu’elle le sache, on ne réveillait pas les acteurs avec des seaux d’eau, sauf lorsqu’ils étaient ivres. Une fois vêtue, ses geôliers ne semblèrent plus songer à elle. Elle fureta un moment sous la tente, puis se décida à sortir. Personne ne chercha à la retenir. Cependant, elle n’avait pas fait dix pas à l’extérieur, le temps d’apercevoir les maisons et les rues d'une ville qui ne lui en rappelait aucune, que Belle-Gueule II l’avait attrapée par le bras et l’avait conduite au pied d’une extrade. Il l’avait placée à la fin d’une file d'attente, juste derrière deux petits vieillards, du moins elle le supposa, à tête de tortue. Au ton et aux gestes qu’il avait utilisés, elle sentit que B-G II voulait qu’elle les suive. Ce qu’elle fit, et quand son tour vint, elle grimpa quatre marches et se retrouva sur une estrade face à une quarantaine d’êtres, tous plus différents, bizarres et extraterrestres les uns que les autres. Alors qu’elle défilait à la suite des autres, elle comprit qu’il s’agissait d’une vente d’esclaves.

Loin de céder à la panique, elle analysa de nouveau sa situation.

Que pouvait-elle en tirer ? Jusqu’à présent le hasard l’avait toujours bien servie… Qu’est-ce qui l’attendait maintenant ? Que pouvait-elle faire pour se sortir de là ? Elle était certaine que ceux qui l'avaient capturée ignoraient à qui ils avaient affaire. Cependant, certains éléments pouvaient jouer contre elle. Elle ne savait ni où elle était, ni quelles pouvaient être les conséquences d’une potentielle évasion. Était-ce trop tôt ? Autour d’elle, ces êtres n'imaginaient pas qu'un danger plus grand que tout ce qu'ils auraient pu concevoir menaçait leur planète, à plus ou moins long terme, et toutes les galaxies existantes. Ils étaient peu à le savoir. Encore moins à prétendre en sauver quelques infimes parcelles. Elle n’était pas de ceux-là, mais son rôle était d'y contribuer en retrouvant L'Occulteur de Mondes et son propriétaire... Cette pensée était comme une lumière au fond de son esprit. Elle les trouverait, tôt ou tard. De préférence tôt avant que les Chasseurs de mondes les trouvent. Elle y parviendrait. Elle s’était toujours fiée à son instinct.

La fuite était une option. La plus évidente, mais il y avait toujours un garde qui avait l’œil sur elle. Après être redescendue de l’estrade, elle tenta de s’éloigner discrètement du groupe, mais Belle-Gueule III l’y avait reconduite, sans violence, presque respectueusement, mais néanmoins fermement. Elle n’était pas restée longtemps avec les autres. Elle n’avait aucune envie d’être associée à ces tristes compagnons. Elle n’avait rien contre eux. Elle ne les connaissait pas. Elle n’avait même pas essayé d’entrer en contact avec eux. De toutes les façons, ils ne lui auraient sûrement pas répondu. Ils ne se parlaient même pas entre eux.

Les gardes l’observaient, méfiants. Ils avaient bien remarqué qu’elle était différente des autres. Physiquement, c’était évident. Et contrairement aux autres, elle n’était pas résignée. Ils gardaient un œil sur elle, mais ils toléraient qu'elle s'éloigne du groupe, à condition de rester à portée de leur vue. Elle  était donc restée près de l’estrade. De là, elle avait observé son environnement avec attention pendant que d’autres groupes défilaient, un par un, sous les cris de la foule. Elle avait beau ne pas comprendre ce qui se disait, elle se doutait que la vente allait bientôt commencer. Ne pas chercher à s’évader pour mieux s’immerger dans ce monde et observer était une chose. Y participer en étant vendue au plus offrant en était une autre. Elle n’avait jamais eu de maître sur la Terre. Ce n’était pas aujourd’hui, sur une autre planète, que cela allait commencer. Elle devait réfléchir, trouver une solution rapidement.
(Suite Chapitre 05.2)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 18:10

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 05.2


Suite du chapitre 05.1

Tous les groupes étaient passés sur l’estrade pour une première présentation. Les ventes allaient maintenant commencer. Avant le sien, il y avait quatre groupes. Les membres passèrent individuellement, parfois en couple, plus rarement à trois ou à quatre. Au début, il y eut un certain enthousiasme de la part des acheteurs. Cela se calma au cours du passage des membres du quatrième groupe. Puis vint le tour de son groupe. Le marchand d’esclaves paré de riches étoffes qui ne cachaient rien de sa face batracienne fit signe à un colosse rouge tout en muscles, tatouages et scarifications, avec deux grandes ailes en peau tendues plantées dans le dos, de monter. La créature avait un visage taillé dans la pierre, des yeux profondément enfoncés dans leur orbite, une bouche remplie de crocs, dont certains restaient visibles même lorsqu’il la fermait. Imberbe, seules quatre cornes ornaient sa tête de chaque côté. Elle s’était attendue à ce qu’il ait des oreilles pointues. Au lieu de cela, elles lui semblèrent normales.

En dehors du marchant d’esclaves, elle avait remarqué deux autres individus présents en permanence sur l’estrade. Assise derrière une table, tout au fond dans un coin, se tenait une créature longiligne, couverte d’une robe de bure verte. Elle avait un  long cou et une tête triangulaire et nue. Aux deux coins supérieurs, il y avait ses yeux noirs et ceux-ci semblaient pouvoir bouger, indépendamment, dans tous les sens. Comme il percevait les bons ou l’argent des acheteurs, elle supposa qu’il s’agissait du trésorier. Le troisième devait être une sorte de négociateur. C’était lui qui menait les enchères et départageait les acheteurs en cas de litige. Encore une tête d’Orc, mais du genre sympathique ou, du moins, pas particulièrement menaçant. Sa peau ressemblait à du cuir. Il était grand et fort. Sa tête aplatie se confondait avec son cou de taureau et lui donnait un air balourd.
La mise aux enchères débuta alors que le marchand d’esclaves faisait faire plusieurs tours sur lui-même au diable rouge. Il lui fit aussi déployer ses larges ailes. Quelques hommes, et surtout des femmes, commencèrent à gesticuler en jappant des mots brefs. Une créature, sensiblement de la même espèce que le diable rouge, plus petite, à la peau grise, et totalement asexuée parvint à l’acquérir au terme d’un âpre duel chiffré. Elle remarqua que ses quatre petites cornes, situées sous son menton, suintaient un liquide jaunâtre qui tachait sa tunique d’un bleu électrique.

L’esclave suivant ressemblait à un être humain qui aurait été trop porté sur le lancer de troncs d’arbres. Ses jambes étaient courtes, et ses mollets aussi robustes que ses cuisses. Les muscles hypertrophiés de son buste, son cou massif et ses larges épaules faisaient paraître sa tête aux yeux de serpent minuscule. Sa peau légèrement violette était entièrement tatouée d’étranges signes qui pouvaient être une forme d’art, ou d’écriture, issue de son monde natal. La créature qui l’acheta devait être une femelle. La peau oscillant entre le rose et le prune. Elle avait une allure de danseur massai, un cou de femme girafe et un profil de déesse grecque. Elle avait de petits yeux entièrement sombres et tout le haut de son visage était tatoué de motifs floraux et végétaux. Son crâne très prolongé vers l’arrière était rasé jusqu’au sommet, et ses cheveux étaient retenus à l’arrière par l’espèce de collier qui retenait son cou gracile et fragile. Elle prenait visiblement grand soin de son physique.

Esmelia s’intéressa de plus près à la foule d’acheteurs potentiels, et en particulier aux hommes. La nature humaine était ainsi faite que les femmes s’intéressaient davantage à la testostérone sur pattes, tandis que les hommes avaient, une nette attirance pour les paires de seins pigeonnants. Apparemment, les extraterrestres partageaient ce trait naturel. Si ce n'était pas le cas, cela y ressemblait furieusement.

Une femme à la chevelure aussi rose que sa peau pouvait être jaune citron monta à son tour sur l’estrade. Elle était légèrement vêtue. Chacun pouvait remarquer qu’elle avait tout ce qu’il fallait là où il fallait, et plus encore. Sa peau d’écaille luisait à la lumière du soleil. Le ciel semblait faire ressortir ses yeux bleu azur presque transparents. Ses oreilles ressemblaient à des coquillages exotiques. Enfin, son visage,  ses épaules, ses avant-bras et ses mollets étaient parcourus de petites excroissances régulières de couleur grise.

Esmelia sut qu’elle ne s’était pas trompée. Un rapide regard sur les visages et les attitudes pendant que la "femme poisson" défilait lui donna un aperçu de la nature lubrique de certains acheteurs.

Bon sang, elle allait passer devant ces êtres vicelards !

Elle serait aussi la dernière du groupe à passer sur l’estrade. D’ici là, avec de la chance, la plupart d’entre eux auraient quitté les lieux. Les ventes ne traînaient pas, et il n’y avait qu’une quinzaine d’individus avant elle.

Elle respira un bon coup. Elle en ressentit une forte douleur aux poumons. Ce n’était pas le même air que sur la Terre. Celui-ci était beaucoup plus pur. Elle n'était pas habituée.

Elle s’intéressa à l’environnement naturel. Le ciel était d’un bleu profond sans nuage. Les arbres lui paraissaient plus hauts, mais semblables à ceux qui existaient sur  Terre. Tous feuillus et bien verts. Cela indiquait que le printemps touchait à sa fin, ou bien que l’été était à peine entamé. La chaleur était tout à fait supportable. Quelques oiseaux, très colorés, traversaient le ciel de temps à autre. À une vingtaine de mètres de l’estrade, dans un enclos, des bestiaux ressemblant vaguement à des yaks, à la différence qu’ils avaient une paire de corne sur le sommet de la tête, et deux autres paires de chaque côté,  au niveau des oreilles. Ils attendaient patiemment leurs maîtres pour rentrer chez eux, chargés de denrées et d'autres acquisitions. Certains étaient déjà sellés et chargés, prêts à partir.

Elle avait remarqué qu'il y avait très peu d’êtres humains parmi les créatures qui se trouvaient autour de l’estrade ou devant d’autres étals. N’y avait-il donc que sur la Terre que l’on pouvait rencontrer des humains, ou des extraterrestres qui pouvaient passer pour tels ? Ici, il devait bien y avoir une quinzaine de typologies. Certains êtres tenaient plus de l’animal à écailles ou à fourrure. Elle se demanda s’il en existait avec des plumes, ou une autre chose que l’on n’avait jamais vue sur la Terre. D’autres encore avait un épiderme proche de celui de l’être humain. Certains avaient une paire de bras et une paire de jambes, d’autres en avaient le double. Il en allait de même pour les yeux ou les oreilles.  Elle en avait cependant remarqué qui n’avaient pas d’oreilles ou de nez, ou qui n’avaient qu’un seul œil. Enfin, il y avait à peu près toutes les coupes de cheveux possibles et des combinaisons de couleurs incroyables.

Elle ne se sentait ni surprise, ni inquiète, encore moins étonnée par toutes ces particularités. Quelque chose en elle, cette chose qui prenait de plus en plus de force, cette chose qui s’éveillait, lui soufflait qu’elle ne craignait rien, qu’elle se trouvait exactement là où elle devait être. À cet instant précis, elle en avait la certitude. Cependant, elle n’était pas chez elle, parmi les siens. Pas plus qu’elle ne l’était sur la Terre. De curieuses pensées qu'elle essaya de chasser… Elle était humaine. Elle était née sur la Terre. Ses parents étaient humains. Elle n’avait jamais connu sa mère, pas plus que la mère de celle-ci, sa grand-mère. Elle savait que toutes les femmes de sa famille mourraient en donnant naissance à leur premier enfant. C’était une sorte de malédiction. Elle ne voulait pas mourir. Pas seulement parce qu’elle était investie d’une mission, comme son père, puis Kolya le lui avaient toujours affirmé. Elle voulait vivre, ressentir enfin quelque chose, avoir une vie, une vraie vie. Pas une vie de mercenaire. Une vie normale. Pourtant, elle ne pouvait abandonner la vie qu'elle menait. Pas tant qu’elle n’aurait pas trouvé ce qu’elle cherchait…
Une fois qu’elle aurait mené sa mission à son terme, pourrait-elle seulement avoir une vie normale ? Il y avait son pouvoir… Et cette chose qui grandissait en elle. Étaient-ils liés ? Si la chose la quittait ou se rendormait perdrait-elle son pouvoir ? Continuerait-elle à lire dans les esprits ? Saurait-elle vivre sans cette faculté ? Ce pouvoir lui venait de sa mère et des ancêtres de celle-ci. Était-ce un don ? Une mutation ? Ou bien quelque chose venu d’ailleurs ? Peut-être un microbe ou un symbiote extraterrestre… Cette chose qu’elle ressentait en elle était-elle la manifestation de cet organisme étranger ?

Elle ne l’avait jamais ressentie avec autant de puissance sur la Terre. C’était comme si le passage dans le CET avait provoqué le réveil de cette chose. À moins qu’il ne l’ait transformée, ou tout cela à la fois. Si cela persistait, à son retour sur Terre, il lui faudrait trouver le moyen de comprendre son état. Peut-être devrait-elle se faire examiner par un médecin. Mais quel médecin ? À qui pourrait-elle en parler ? Sur la Terre, elle savait ce qui pouvait arriver à ceux qui se révélaient trop différents. Peut-être la prendrait-on pour une sorte de déviante. Au mieux une folle, au pire une créature venue d'un autre monde. Même elle, il lui arrivait de douter parfois et  de penser qu’elle n’était peut-être pas totalement humaine.

(Suite Chapitre 05.3)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 18:13

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 05.3


Suite du chapitre 05.2


Une fois seulement dans sa vie, elle avait rencontré un… "Étranger". Une créature qui n’était pas née sur la Terre, mais cette créature avait une physionomie parfaitement humaine, des réactions… et des sentiments. Elle avait été suffisamment intriguée par sa nature pour le suivre et se rendre compte qu’il avait appris à vivre comme un humain, et à se fondre parmi eux mieux qu’elle ne l’aurait fait à sa place. Il ne faisait rien de plus, rien de moins qu’un être humain ordinaire. Elle s’était rapidement rendu compte qu’il faisait d’énormes efforts pour paraître normal. Il avait des amis, beaucoup, et un métier. Il était journaliste dans une petite rédaction, qui ne rivalisait en rien avec toutes celles qui pouvaient exister dans la capitale où il habitait… Il était même sur le point de fonder une famille. Elle s’était demandé si cela fonctionnerait. Dirait-il à sa fiancée ce qu’il était vraiment avant de l’épouser ? L’accepterait-elle ou le prendrait-elle pour un fou ? Si elle finissait par le croire, auraient-ils des enfants ? À quoi ressembleraient-ils ? Survivraient-ils tout simplement à leurs différences dans un monde où il n’existait qu’une seule espèce dite intelligente ?
 
Il existait d’autres formes de vie très diverses, dans d’autres mondes. L’univers était vaste. Plus que ne l’imaginait le commun des mortels. Toutes les créatures intelligentes qui peuplaient cet univers, ne pouvaient pas avoir une apparence humaine ou posséder un mode de pensée semblable ou même proche de celui de l’Être Humain. C’était plus qu’improbable. Pourtant, il y avait des choses qui ne changeaient pas. L’histoire des peuples, quels qu’ils soient, même sans contact les uns avec les autres suivaient des schémas assez proches. En tous les cas, ils adoptaient les mêmes travers.
Avec les acquisitions suivantes, les enchères montèrent. Soudain, au premier rang de la foule, elle remarqua un humain. C'était le premier qu'elle voyait depuis sa capture. Un véritable humain âgé d’une quarantaine d’années. Il avait des cheveux courts, châtain foncé, un visage doux avec une barbe de plusieurs jours. Ses yeux étaient d’un bleu liquide. Un bleu si lumineux qu’il aurait pu éclairer un square en pleine nuit, mais ce fut surtout de la tristesse qu’elle y remarqua. Décidément, cette planète ne semblait pas rendre les gens qui y vivaient très heureux.

Sa présence en ces lieux était totalement déplacée. Elle ressentit chez lui une telle peur. Il ne cessait de regarder autour de lui comme si une menace se cachait dans chaque ombre de ce monde. Elle devina qu’il était venu trouver refuge au cœur de l’endroit le plus fréquenté de cette ville. Au milieu de la foule, il pensait sans doute avoir moins à craindre. Il portait un uniforme de l’AMSEVE. Celui qu’elle-même portait avant qu’on lui fasse passer cette tunique… Elle n’avait aucun besoin de lire son identifiant sur la poche gauche, au niveau de la poitrine, de son uniforme. C’était William MacAsgaill, l’homme que l’AMSEVE recherchait. Elle avait encore en tête la photo qu’on leur avait montrée à tous au cours de la préparation de la mission. Sur le haut de sa manche droite, il portait deux écussons, chacun aux couleurs d’un drapeau. Une petite particularité de MacAsgaill dont elle se souvenait bien.

Le gaillard était surtout écossais, par sa mère et la plupart de ses ancêtres, mais aussi féroïen. Ses grands-parents paternels étaient venus d’Écosse pour s’installer dans les îles. Son père y était né et y avait vécu une grande partie de sa jeunesse avant de revenir en Écosse. William MacAsgaill gardait toujours des attaches familiales avec les îles… D’où le bélier sur l’un des deux écussons.
Savait-il que ses anciens amis étaient à sa recherche ? Était-ce eux qu’il craignait ? Au moins, elle, elle savait pourquoi elle était là. Sa bonne étoile l’avait conduite exactement là où elle devait être. Elle pouvait faire équipe avec lui. S’il avait survécu en toute liberté jusqu’à présent, cela signifiait qu’il avait une bonne connaissance du terrain. Il avait cinq voyages interstellaires derrière lui. Cela semblait peu, mais c’était la personne la plus expérimentée qu’elle pouvait espérer trouver. Qui plus était, humain et terrien. Restait à trouver le moyen de se faire remarquer par le déserteur…
Elle réfléchissait à la vitesse d’une locomotive lancée à pleine vitesse. Il ne portait pas d'arme. Comment avait-il pu survivre sans quelque chose de sérieux pour se défendre ? En plus de cela, il n'avait ni la tête, ni l'allure du type qu'on préfère éviter si on veut conserver toutes ses dents et ses os intacts. Avait-il quelques autres talents cachés ? Après tout, il avait su tromper ses collègues et amis de l'AMSEVE. Personne n'avait vu le coup venir. Lors de la préparation de la mission, on leur avait dit qu'il excellait au poker. Avec sa bonne tête et sa gentillesse légendaire, il avait su tromper son monde. « Toujours se méfier de l’eau qui dort », dit le proverbe...

L'AMSEVE tenait tellement MacAsgaill qu'une seconde mission avait certainement dû déjà être mise en place pour le récupérer. Peut-être que les frangins Belle-Gueule n'étaient pas les seuls à observer ce qui se passaient sous leurs yeux... Un pressentiment. Elle fit un nouveau tour d'horizon, mais au-delà de la foule qui se trouvait près de l'estrade. Ce qui l'intéressait, c'était les toits des maisons et tous les endroits où des individus, en particulier des humains, étaient susceptibles de se cacher. Elle ne vit personne. Elle remarqua seulement que les oiseaux évitaient certaines maisons. Qui d'autre en dehors des secours envoyés par l'AMSEVE ?

Si c'était le cas, ils n'interviendraient pas tant qu'il y aurait autant de monde sur la place. Ils étaient en terrain étranger et, surtout, totalement inconnu pour eux. Ils ne prendraient pas de risques. Par contre, ils n'hésiteraient pas dès que MacAsgaill aurait quitté les lieux et se retrouverait seul, hors de vue des autochtones. Ils l'enlèveraient et disparaîtraient sans que qui que ce soit dans ce monde sache qu'ils y étaient venus.

Elle remarqua que l’écossais essayait de quitter le premier rang pour disparaître dans la foule. Avait-il remarqué quelque chose d'anormal ? Probablement pas. Il ne devait pas être stupide au point de s'isoler volontairement. Néanmoins, quelle que soit la manœuvre tentée, il ne parvenait pas à s'extraire de sa position. Il était toujours renvoyé à sa place à chacune de ses tentatives. Son voisin, portant une cape marron foncé dont la capuche lui recouvrait entièrement la tête et cachait son visage, se pencha à son oreille et lui murmura quelque chose. MacAsgaill pâlit à vue d’œil comme si La Mort, en personne, venait de lui parler. Il ouvrit la bouche pour répondre, avant de la refermer sans  rien dire.

Esmelia ressentit la peur glaciale du scientifique et la haine vibrante de son sombre voisin. Le scientifique ne cessait de jeter des coups d’œil autour de lui. Son voisin posa une main qui se voulait rassurante sur son épaule, mais il n'en était rien. C'était une main humaine. Mais d'homme, il ne devait en avoir que l'apparence car elle sentait qu'il n'avait rien d'autre d'humain. Même son code génétique devait être différent. Un furtif instant, elle entrevit son visage et constata qu'il avait bien l'apparence d'un être humain...

La chose enfla dans sa poitrine au point d'en devenir douloureuse et de la faire suffoquer. Un instant, elle crut qu'elle allait perdre connaissance. L'air lui manquait... Elle rassembla toute son énergie pour rester consciente. Se pouvait-il que... Qu'enfin... Elle ne devait rien laisser paraître... Elle décida de reporter son attention sur le scientifique. À la tête qu'il faisait, il n'était pas à la fête. Il n'avait aucun moyen de s'échapper, et personne pour l'aider. Elle eut presque pitié de lui. Son interlocuteur releva brusquement la tête comme si quelque chose, ou quelqu'un, venait de le surprendre. Sa capuche glissa en arrière et découvrit son visage. Elle sentit son cœur s'emballer plus encore, prêt à s'extraire de sa poitrine. Elle sentait un engourdissement glacial la gagner. Son émotion était trop forte.

Simultanément, elle ressentit comme un déclic et une décharge électrique à l'arrière de son crâne. Le rythme de son cœur revint à la normale. Ses idées redevinrent claires. Mais la chose, dans sa poitrine, se gonfla comme un chat en colère. Enfin, elle l'avait trouvé...
 
Elle se sentit vidée de toute énergie. Il s'en fallait de peu pour qu’elle se laisse tomber au sol comme une marionnette dont on aurait coupé les fils.

— Pas maintenant. Pas question d'abandonner maintenant !

Cette voix était la sienne. Avait-elle parlé tout haut ? Non. Personne n’avait réagi autour d’elle. Elle sentit la chaleur revenir dans son corps.

Cet homme... ou cet être qui se présentait sous l'apparence d'un être humain, elle l’aurait reconnu entre mille, ou un milliard d’individus si cela avait été nécessaire. Les traits de son visage anguleux et sa peau hâlée étaient ceux d’un homme habitué à vivre au grand air. Son visage était marqué de quelques rides profondes, et par une souffrance qu’elle ne lui reconnaissait pas. Ses cheveux sombres étaient coupés courts et parsemés de fils gris, comme son bouc qui épousait les lignes de sa mâchoire inférieure.

(Suite Chapitre 05.4)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 18:15

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 05.4


Suite du chapitre 05.3

Il avait vieilli, mais pas autant qu’un humain ordinaire. Il ne semblait pas avoir plus d’un demi-siècle. Pourtant, il n'aurait même pas dû vieillir... Les êtres comme lui ne vieillissaient pas. Pas à ce rythme... Les êtres comme lui pouvaient vivre plusieurs milliers d'années. À deux mille et quelques années, il ne paraissait avoir que trente ans, et un peu plus d'un siècle plus tard, il en paraissait… vingt de plus. Quelque chose n'allait pas de toute évidence. Le temps était-il aussi corruptible que l’espace ? Ou bien le dragon avait-il renié son immortalité ? Quel pacte avait-il conclu ? Pourquoi le mot dragon lui était-il venu à l'esprit ? Elle ne l'avait jamais rencontré, elle n'était pas supposée le connaître, et pourtant, elle l'avait reconnu et avait même le sentiment de savoir beaucoup de choses à son sujet...

Toutefois, il était différent de l'image qu'elle en gardait. Une image qui lui paraissait aussi réelle qu'un souvenir. Il était pourtant moins grand, moins fort, même s'il  était de belle taille et large d’épaules. Il lui semblait aussi plus arrogant. Les bras croisés sur sa poitrine, il affichait l’assurance tranquille de l’homme qui avait toutes les cartes en main et l’attitude d’un homme formé au commandement. Elle ne le trouvait pas seulement bel homme, elle le trouvait surtout dangereux. Il dégageait une puissance propre aux grands fauves, aux prédateurs.

Son côté ténébreux et son élégance naturelle devaient sûrement attirer de nombreuses femmes dans ses bras et dans son lit. Elle devait bien avouer que quelque chose l'attirait chez lui, mais cela n'avait rien à voir avec un quelconque désir charnel. Elle ressentait, chez lui, une soif intense de pouvoir qui dépassait le simple désir d’assujettir un seul, ou un millier d’êtres vivants. Ce qu’il désirait ardemment, c’était gouverner des univers entiers… Non… Il voulait seulement qu’on croie que c'était ce qu'il souhaitait. Seulement. Il y avait autre chose… Tout cela, c’était l’arbre qui cachait la forêt… De l’esbroufe…

Si le pouvoir n'était pas ce qu'il recherchait, quelles ambitions nourrissait-il ? Cela entraverait-il ce pourquoi il était destiné ? Qu'est-ce qui pourrait le convaincre ? Qu'est-ce qui pourrait l'obliger à aller jusqu'au bout de sa route sans jamais en dévier et sauver ces univers, ces civilisations qui, sans lui, étaient condamnées ? Elle cherchait. Elle essayait de percevoir chez cet être le levier dont elle avait besoin... Elle essayait de rentrer dans sa tête... de trouver la faille... Elle ressentit un nouveau choc, violent, au fond de son crâne. Il était différent du précédent, néanmoins. C'était comme si on venait d'y fendre violemment une bûche. Le choc la fit claquer des dents. Il l'avait éjectée de sa tête. Dans le même temps, il lui avait semblé remarquer une douloureuse grimace sur le visage de l'homme. Cela avait été très rapide. Il avait baissé la tête. Il ne souhaitait pas que les individus autour de lui remarquent cet instant de faiblesse. La main qui n’avait pas quitté l'épaule du scientifique de l'AMSEVE s'était violemment crispée. Surpris, l'écossais grimaça de douleur.

Lorsque L’Étranger redressa la tête, son regard était impénétrable. Il fit le tour de l'assemblée, lentement, étudiant chaque individu. Il LA cherchait. Elle le devinait. Elle était entrée dans sa tête trop vite. Cela l'avait conduit plus profondément qu'elle ne l'avait souhaité. Elle avait agi imprudemment. Il l’avait sentie. Il l’avait sortie de sa tête avec une force et une facilité dont elle ne l’aurait jamais cru capable. Il avait dû s’entraîner durant des années. Aujourd’hui, il pouvait contrer des êtres comme elle. Des êtres entraînés et possédant à la fois force et finesse pour pénétrer les esprits et s’y agripper.

Belle Gueule II la saisit par le bras. Les deux vieillards qui la précédaient venaient d’être acquis sans grande conviction. Comme elle s'y était attendue, beaucoup d’acheteurs avaient quitté les lieux pour voir s’il n’y avait pas mieux ailleurs. BGII lui fit monter les quatre marches de l’estrade. Occupée par ses pensées, elle buta sur la dernière. Il la retint juste assez pour l'empêcher de tomber et la secoua pour lui faire reprendre ses esprits. Il devait la prendre pour une idiote, et les acheteurs potentiels n'avaient que faire d'une servante maladroite.

Son geste n’était pourtant pas passé inaperçu. Des rires avaient fusé autour de l'estrade. Ce n’était pas ce qu’elle souhaitait. Elle aurait préféré attirer l’attention du scientifique. Au lieu de cela, elle croisa le regard aussi perçant qu’une dague de son voisin. Elle mit toute son énergie à faire le vide dans son esprit à le remplacer par la peur et l'incompréhension d'une femme qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Il n'avait peut-être pas seulement appris à se protéger, mais aussi à lire dans les esprits... Elle ne sentit aucune intrusion. Il s’attarda à peine sur sa personne. Elle aurait pu s'en sentir vexée. Pourtant, durant ces quelques secondes, elle avait eu l’impression d’être transpercée par ce regard aussi sombre que les ténèbres. Elle n’avait pas ce souvenir, cette réminiscence ancestrale, de lui. Presque Cent-cinquante ans, c’était très long… Beaucoup de choses avaient pu lui arriver durant ces années, et le corrompre. Il n’était pas celui qu’elle pensait retrouver…

Il y avait de la souffrance en lui. Il la portait comme un talisman rassurant. Comme si, sans elle, il ne pouvait survivre... Survivre à quoi ? Elle se demanda quel genre de créature pouvait vivre ainsi ? Était-ce seulement une vie ? Sans la moindre résistance, attirée comme un aimant, elle était retournée aux abords de son esprit. Elle se retira avant qu’il la surprenne. Elle ignorait ce qu’un tel homme pouvait lui faire…

Les enchères commencèrent. Elle se sentit mal à l'aise d'en être l'objet, et en colère. Dire qu'une de ses ancêtres avait milité pour l'abolition de l'esclavage... Apparemment, seuls étaient restés les acheteurs les moins fortunés et ceux qui disposaient de leur temps.

Tous les enchérisseurs n’étaient pas antipathiques. Il y en avait un qui, en plus d’avoir une belle tête de satyre, semblait être un comique. Un autre, avec sa tête vaguement batracienne semblait plus bête que méchant. Un troisième, qui aurait pu être son frère jumeau, était impatient d’aller épancher sa soif, mais sa femme lui avait demandé d’acheter une nouvelle domestique. Il y en avait un, néanmoins, qui se détachait du lot. Un troisième humain. Elle s’étonna de ne pas l’avoir remarqué plutôt. Dans ce monde, il semblait que les humains fassent tout pour rester discrets. Celui-là semblait tout autant humain que MacAsgaill et L’Étranger, si ce n’était ses yeux…

Il était de taille moyenne, vêtu d’un manteau jaune orangé dont la capuche qui lui couvrait la tête faisait ressortir la couleur dorée de ses yeux, ainsi que ses boucles brunes. Son visage était blafard. En l’observant plus attentivement, elle remarqua la tristesse de son étrange regard… Tellement de tristesse qu’elle la sentit soudain s’abattre sur elle comme une mauvaise pluie. Il y avait aussi de la résignation. Ce type pouvait rendre un empathe ou un télépathe totalement dépressif.

En périphérie de sa vision, L’Étranger fit un mouvement sur le côté, forçant le scientifique à bouger lui aussi en le devançant. Ils quittaient les lieux. Si elle n’agissait pas maintenant, elle perdrait sa cible. Rien ne lui assurerait qu’elle le retrouverait facilement. Cela pourrait prendre des années ou des générations. Elle ne pouvait pas se le permettre. Le temps pressait. Elle ne devait pas l’oublier, pas plus qu’elle ne devait oublier qu’il n’accepterait pas facilement ses nouvelles responsabilités.

Il était temps de jouer ce tour qu’elle avait appris lorsqu’elle était adolescente. Pendant un temps, elle s'était amusée à perturber les prétendus magiciens, voyants, et même quelques arnaqueurs des rues pour les faire chanter contre quelques pièces de monnaies ou des renseignements, voire des objets dont son père avait besoin pour ses recherches... Ce tour allait lui servir encore une fois.
Elle se concentra sur le marchand, sur ses pensées… Elle ne les comprenait pas très clairement, mais à quoi d’autre pouvait-il penser à cet instant, sinon au meilleur prix qu’il pourrait tirer de sa personne… ou de sa vente toute entière.

Elle cria un chiffre, du moins elle l’espérait, sorti tout droit de cet esprit quasiment vide d’autres pensées que celles concernant la vente.

Elle le cria si rapidement que personne ne sembla remarquer qu’elle en était l’origine. Il y eut un moment de flottement durant lequel tous les regards se croisèrent furtivement. Du haut de son promontoire, elle se planta devant L’Étranger et son compagnon. Avec une hésitation étudiée, elle pointa l’index vers eux. Tous les regards convergèrent dans leur direction. Sentant qu’il était l’objet de toutes les attentions, L’Étranger regarda ses plus proches voisins qui baissèrent aussitôt la tête. Enfin, il se retourna vers elle. Elle eut toutes les peines du monde à affronter son regard aussi sombre que froid. Il savait. Il avait compris ce qu’elle venait de faire. Contrairement aux autres, il n’était pas dupe. Elle rassembla toutes ses forces, et surtout elle pensa à sa mission… et à ce qui arriverait si elle échouait. Tant d’efforts pour rien…

(Suite Chapitre 05.5)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMar 6 Juin 2017 - 18:19

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 05.5


Suite du chapitre 05.4

S’il avait deviné qu’elle était l’auteur de ce petit tour de passe-passe, avait-il entrevu d’autres choses à son sujet ? Avait-il compris ce qu’elle était, ce dont elle était capable ? Elle espérait avoir insufflé, dans tous les esprits, l’idée qu’il avait bien prononcé cette somme. Côté chiffres, elle y était peut-être allée un peu fort. Vu la tête que certains faisaient, cela devait être une sacrée fortune pour eux.

De toutes les personnes présentes, seul le scientifique ne semblait pas avoir compris ce qui venait de se passer. Il n’était pas stupide, mais il avait autre chose en tête.

D’ailleurs, qu’y avait-il donc à comprendre ? Qu’une somme probablement astronomique venait d’être proposée ? Que la "marchandise" venait de fixer son propre prix de vente ? Si seulement il pouvait se rendre compte que, tout comme lui, elle n’était pas de ce monde, qu'ils pouvaient être alliés. À ce sujet, elle regrettait l’absence de Kolya. À eux deux, ils auraient pu agir autrement. Mais Kolya avait refusé. Il n’avait aucun rôle à jouer dans cette histoire maintenant. Tout reposait sur ses épaules à elle, en ces instants. Ensuite, elle partagerait son fardeau. Mais dans l’immédiat, elle était seule.

Personne ne parlait. Le regard du marchand d’esclaves allait de L’Étranger à elle, et vice versa. Cette gymnastique lui demandait tellement d’efforts qu’il en vint à cligner des yeux. Il dut prendre une décision rapide et avantageuse pour sa partie, car, en parfait hypocrite, il déclara dans sa langue, que "l'Étranger" avait bien décrété le prix annoncé.  Même si elle n’en comprenait pas un traître mot, l’intention et la réaction des individus qui les entouraient ne laissaient pas beaucoup de place à d’autres hypothèses.  L’Étranger desserra les lèvres pour protester, mais guère plus. Il resta silencieux. Cependant, son regard ne révéla rien de bon à venir.

Plus que dangereux, elle ressentit alors combien "l'Étranger" était mortel. Son esprit était une fosse abyssale. Pour la première fois depuis très longtemps, elle ressentit la peur, et le risque de ne pas parvenir à son but. Malgré cela, elle hésita à peine un instant. Elle redressa le buste pour faire ressortir ses seins et remonta légèrement le jupon de la robe qu’on l’avait forcée à endosser pour laisser apparaître un peu plus que ses mollets. Elle lui adressa une œillade qui se voulait provocante, mais qui, elle le sentit aussitôt, fut aussi maladroite que tout le reste.

Les avances n’avaient jamais été à son avantage. Dans ce domaine, elle était plutôt du genre guerrier, et en général, les hommes s'en trouvaient déstabilisés. Son franc-parler faisait le reste et les incitaient à fuir, en général. D’un autre côté, ce n’était pas parce qu’un homme la détaillait des pieds à la tête, lui souriait, puis venait lui dire : « J’aime beaucoup vos yeux », tout en pensant « J’aime beaucoup vos seins » ou autre chose, qu’elle en tombait amoureuse, ou qu’elle se sentait pousser des ailes au point de lui sauter au cou, ou directement dans son lit. Pas du tout son genre.
Un autre surenchérit. C’était l’Homme Triste.

"L'Étranger" la regarda alors avec le sourire mauvais de celui qui s’en sort aux dépends d’un médiocre adversaire mais qui, en même temps, fait payer le sale tour qu'on vient de lui jouer publiquement. Elle avait raté son coup. Ou plutôt on le lui avait fait rater.  Elle vit L’Étranger se désintéresser complètement d’elle et pousser le scientifique plus brutalement que la fois précédente. Il n’allait pas passer les meilleurs moments de sa vie dans les heures, ou les jours, à venir.

Quelle importance avait-il donc pour L’Étranger ? Était-ce parce qu’il était humain ? Elle en doutait. Les humanoïdes n’étaient pas si rares dans ce monde, apparemment. Qu’il soit un terrien pouvait être une raison plus probable. Mais il y avait autre chose… Quelque chose qu’il cachait… Elle le sentit. Quelque chose de précieux… Elle s’enfonça un peu plus dans l’esprit du terrien… Il pensait à des carnets et à des cartes. Il les avait sur lui… Il pensait que L’Étranger le savait, et les convoitait. Il ne voulait pas, il ne pouvait pas les lui donner. Elles étaient trop essentielles. Essentielle pour quoi ? Quelle importance pouvait avoir des cartes et des notes ? Elle réfléchissait. Rien n’était dû au hasard. Et si cela concernait L’Occulteur de Mondes ? Elle voulait en avoir le cœur net en regardant à nouveau à l’intérieur de l’esprit de L’Étranger.
     
Il eut une brève hésitation. Il secoua la tête, comme pour en chasser une mouche. Elle se retira aussitôt de son esprit. Elle n’avait pourtant fait que l’effleurer. Cela avait été si facile. Les intrusions pouvaient être rapides et brutales sans que l’on ait le temps de les ralentir. Cette fois, elle avait été si rapide qu’il n’avait pas eu le temps de l’éjecter hors de sa tête. Elle sentit qu’elle l'avait déstabilisé, cependant.

"L'Étranger" et le soldat quittèrent le premier rang. Esmelia reporta son attention sur l’Homme Triste et mesura rapidement les possibilités de l’utiliser pour accomplir sa mission.

Une troisième voix, masculine, surenchérit. Ses intonations pointues et brutales firent s’arrêter net l'Étranger. Elle sentit une vague de haine le submerger. Il se retourna, cherchant d'un regard meurtrier le propriétaire de cette voix. Empoignant son compagnon, qui devint clairement son prisonnier, par l’épaule et le forçant à le suivre, il revint sur ses pas.


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMer 14 Juin 2017 - 11:49

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 06.1


13 Septembre 1968 du calendrier grégorien, région non précisée, Belgique, Terre.

Songin éclata de rire. Le récit de Nayi était excellent. Siah appréciait elle aussi. Elle était généralement bon public lorsqu'il s'agissait de Nayi. Heureusement, elle n'intéressait pas Nayi. Du moins, il le supposait puisqu'elle passait beaucoup de temps avec Taisne. Cela semblait sérieux entre eux. Les parents de Siah avaient invité le jeune homme à partager leur déjeuner dominical. Cela signifiait qu'ils acceptaient que leur fille et lui se fréquentent... Cela ne le réjouissait pas du tout. Si, au moins, il pouvait trouver le moyen de lui dire qu'il en pinçait pour elle depuis leur toute première rencontre... Ici, la vie était paisible. Leur univers totalement coupé du monde extérieur et de ses interactions nocives.

Taisne était avec les parents, à la récolte. L'automne approchait et la moisson touchait à sa fin. La paille était ficelée et les bottes entassées dans l'un des quatre bâtiments situés au centre du village communautaire. Le grain était stocké au nouveau moulin ou dans les silos, pour l'hiver. Tout le travail avait été fait à la main. Pas question d'utiliser ces mécaniques vrombissantes et fumantes qui avaient remplacé les chevaux et les bœufs à la fin de la guerre et qui sillonnaient désormais les campagnes belges. C'était une règle. Les chevaux lourds tiraient la charrette déjà pleine à ras-bord. Ils le feraient encore durant des années... Une seconde carriole la suivait. Il y devait y avoir une soixantaine de personnes en activité, hommes, femmes et enfants. Pratiquement toute la Communauté. Normal, c'était le dernier champ. On gardait celui qui était le plus proche du village pour les derniers jours de moisson.

La récolte avait été difficile et longue à cause de la chaleur inhabituelle cette année. Ils auraient perdu moins de temps avec un tracteur. Mais c'était interdit. Ils avaient choisi de vivre en dehors du temps et refusaient tout ce qui allait à l'encontre de leurs convictions. Par bonheur, ils pouvaient désormais acquérir des charrettes à bœufs pour une bouchée de pain depuis que les agriculteurs du pays, et ceux des pays voisins s'étaient mis à l'agriculture moderne.

Joast avait édicté les règles de leur communauté. Il en était le créateur. D'après lui, le travail faisait partie de la vie. Un homme sans travail était plus malheureux qu'un homme qui travaillait durement. Le travail permettait de subvenir à ses besoins et à ceux de la Communauté. Il était difficile, cependant il permettait d'apprécier les bons moments de la vie, répétait Joast. Il avait raison. Il y avait de bons moments... comme celui qu'il vivait en ce moment... tout près de Siah... à la frôler… à sentir son odeur… et la chaleur de sa peau.

La Communauté avait sa propre école, son église. Du moins, si l'on pouvait parler d'église au sujet d'une sorte de temple à ciel ouvert et d'une religion qui vénérait une étoile que l'on ne pouvait pas voir, nommée Seïntoka. Comme à l'école, on y parlait une langue propre à la communauté. Ce qui ne les empêchait pas d'apprendre le français, l'allemand et l'anglais. Joast disait qu'il valait mieux savoir parler différentes langues en ce monde. Lui, il en parlait six ou sept. La Communauté avait ses fêtes, comme celle de ce soir. La moisson se terminerait en fin de journée, et une grande fête réunirait tous les membres de la Communauté. Elle durerait une partie de la nuit. Ils allaient pouvoir s'amuser à la fin de ces nombreuses et longues journées de labeur. Si au moins cela lui donnait le courage de parler à Siah à un moment où ils ne seraient que tous les deux, sans ses frères, sans Nayi, et sans Taisne.

Parce qu'il était son meilleur ami, Nayi savait qu'il avait un faible pour Siah. Il s'employait à tout faire pour qu'il lui avoue ses sentiments. Mais il avait un gros défaut : il ne savait pas quand il fallait les laisser seuls. De toutes les façons, Siah n'avait pas le droit de rester seule avec un garçon. Mais avec deux, c'était possible. Ç'était une des règles mystérieuses du fameux Livre des Lois. Certains le surnommaient discrètement Le Livre de Joast, car il en était l’unique auteur. Il n'était pas évident que quelqu'un ait eu le droit d'édicter la moindre des règles de la Communauté. Nayi et lui avaient du mal à se soumettre à certaines de ces règles. Ils en parlaient entre eux, mais jamais ils ne s'étaient senti le droit d'exprimer leur scepticisme. C'était ce qui les avait rapprochés. Mais ce n'était pas l'unique sujet qui les liait, ni le principal. Ils étaient comme deux frères.

Siah, Nayi et lui avaient une heure de pause pour déjeuner et se reposer. Il devait leur rester une vingtaine de minutes pour en profiter. Ensuite, ils retourneraient au travail. Ils n'avaient pas suivi ceux de leur groupe qui étaient partis se baigner à la rivière, dans la forêt. Ils avaient préféré la fraîcheur ombragée de sa lisière et les formidables histoires de Nayi. Sa dernière anecdote concernait la vieille Iethe persuadée que les russes l'espionnaient. Selon elle, "Les Rouges" avaient posé un micro dans le cabinet d'aisances qui se trouvait au fond de son jardin et elle n'en démordait pas depuis le jour où elle y avait entendu des voix qui parlaient dans une langue qu'elle ne connaissait pas. Mais elle jurait que c'était du russe. Elle avait été si surprise qu'elle en avait perdu son dentier... Elle avait demandé de l'assistance de ses voisins, parmi lesquels Joast qui l'avait réprimandée pour avoir conservé un objet moderne, interdit par le Livre des Lois...

Ils avaient rigolé de cette mésaventure. Il se demandait si la sienne serait aussi cocasse. Il n'avait pas le talent de conteur de Nayi.

« Il y a un peu moins d'une semaine... Je rentrais chez moi, mon travail au champ de La Donne terminé. Je traversais la forêt... »

D'un vague geste, il montra la forêt qui se trouvait derrière ses deux camarades.

« J'ai entendu des bruits... des bruits curieux. Zimm bing, zimm bing, Tonk... Zimm bing bing... »

Il le répéta encore deux fois pour que cela s'imprime dans leur cervelle.

« C'est un drôle de bruit, confirma Nayi.

– Je ne connais rien qui produise ce genre de bruit, ajouta Siah. On dirait un son venu d'ailleurs... De l'espace... »

Il trouvait cela absurde. L'espace n'était que silence.

Mais l'intérêt de Siah était un encouragement. Nayi le lui confirma d'un discret clin d'œil. Cela aurait pu être le moment de tenter un geste affectif. Au lieu de cela, il poursuivit son récit comme si elle n'avait rien dit.

« Ce n'était pas le bruit le plus... bizarre... Pas seulement... »

Nayi leva les yeux au ciel. Il retint un soupir de découragement.

Évidemment, il avait compris : il venait de rater une occasion. Nayi n'avait pas besoin d'insister en fronçant les yeux.

Prenant sur lui, il poursuivit :

« Non, le plus louche, c'était ce rectangle d'eau en plein milieu de la forêt... J'ai failli tomber dedans.»

Siah eut un rire moqueur.

« Cela n'a rien de louche un trou d'eau dans la forêt.

– Sauf que celui-là, je ne l'avais jamais vu. On connaît tous la forêt, et je suis certain de ne l'avoir jamais vu. Je l'ai cherché le lendemain... et les jours suivants jusqu'à hier soir... et j'ai fini par le retrouver parce que le bruit était fort... durant une dizaine de minutes. Ensuite, le silence est revenu... Comme je ne pouvais pas rester longtemps, j'ai mis des repères pour le retrouver facilement. Pourtant, ce matin, ils avaient tous disparu...

– Peut-être que quelqu'un a trouvé cela plus inhabituel que ton trou d'eau au milieu de la forêt et les a retirés, suggéra Siah avec sérieux. »

Il secoua la tête. Cette explication ne lui semblait pas du tout plausible.

« Ce n'était pas un trou d'eau d'ordinaire... comme je l'ai déjà dit. Chaque côté opposé était de longueur équivalente. Les rebords étaient bombés et l'herbe était coupée de manière égale, à une hauteur précise sur tout le pourtour. J'en suis certain... On aurait dit que c'était quelque chose qui avait été enterré. La mousse et l'herbe l'auraient masqué avec le temps.

– C'est quoi ça ? »

Nayi n'avait pas cessé de regarder le ciel en fronçant les yeux. Qu'est-ce qui lui prenait ? Cherchait-il à saboter son histoire ? Il n'était pas bon conteur, mais ce n'était pas le moment de faire le malin. Pourtant quelque chose dans l'expression de Nayi l'incita à lever la tête en direction du ciel. Un magnifique ciel bleu sans nuage, avec un point noir qui grossissait à vue d'œil et se dirigeait...

« On dirait un shirim, souffla Siah, incrédule.

– Un quoi ? »

Elle sembla ne pas l'entendre et ajouta d'une voix sans expression :

« Ça tombe sur nous. »

Il lui fallut quelques secondes pour rassembler ses idées. Elle avait raison. Le point noir grossissait à vue d'œil. Il ressemblait de plus en plus furieusement à un sous-marin tombant tête la première sur eux. Il n'avait jamais vu de sous-marin en vrai, seulement des illustrations dans de vieilles revues datant de la guerre. Mais là, ce n'était pas du tout l'idée qu'il se faisait d'un sous-marin. Les sous-marins n'étaient pas supposés voler, encore moins piquer du ciel vers la Terre, et précisément vers un coin perdu de la Belgique. Une bombe ? Personne ne pouvait construire des bombes de cette taille-là... Aucun avion ne serait capable de les transporter. Un shirim ? C'était quoi un shirim ? Il aurait aimé le demander à Siah mais elle courait en direction des charrettes en criant quelque chose dans la langue de leur communauté. Quelque chose qu'il ne parvint pas à entendre à cause du sifflement dans ses oreilles.

(Suite Chapitre 06.2)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMer 14 Juin 2017 - 11:55

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 06.2


Suite du chapitre 06.1

Une idée lumineuse lui vint soudain à l'esprit... Cette chose n'était pas de conception humaine. Elle venait de l'espace... Non, c'était impossible. N'importe quel objet provenant de l'espace se serait enflammé en entrant dans l'atmosphère terrestre. C'était ce que le professeur Tuong affirmait quand il soutenait que tout ce l’homme envoyait dans le ciel et au-delà finirait par retomber. Tuong était fondamentalement convaincu que cela annonçait l'extinction prochaine de l'homme. Á l’exemple des dinosaures en leur temps. Si ce n'était pas le choc, les poussières et les cendres saturant l'atmosphère, ce serait les radiations qui tueraient les hommes et tout ce qui vivait sur la planète.

Comme Joast, le professeur Tuong détestait le progrès. Il disait que ce n'était que de la science sans conscience entre les mains de créatures qui n'étaient que des enfants. Ils n'avaient pas créé la Communauté pour fuir un monde qui avait inventé la bombe atomique et des atrocités similaires. Ils refusaient d'y participer, d'en être les marionnettes. Pour les adultes, tout ce qui venait du monde extérieur était désormais banni jusqu'au moindre souvenir, jusqu'au nom qui le désignait... C'était pour cela qu'ils avaient inventé leur propre langage. Ils s'étaient volontairement extraits d'un monde qui ne les comprenait pas pour en créer un différend... Mais quelque chose allait y faire une intrusion plus effroyable que tout ce qu'ils auraient pu imaginer.

Le bruit devenait insoutenable. Puis il disparut brutalement quelques instants pour être remplacé par des rugissements infernaux. Plus tard, il s'en souviendrait comme d’un monstre obscur qui avait réussi à percer l'écorce de la Terre pour pénétrer dans ses entrailles. Il y eut la déflagration et le souffle qui les soulevèrent du sol, très haut. Siah disparut de son champ de vision. Il chercha Nayi, en vain. En fait, il ne voyait rien à cause de la poussière et de la terre qui avait été soulevées et de la fumée. Une fumée tellement âcre qu'elle semblait lui brûler la peau, la chair, les poumons... Il se rendit compte qu’il ne touchait plus le sol.

Il retomba lourdement parmi les milliards de débris. Tout ce qui tenait debout, vivait quelques instants plus tôt avait été transformé, arraché, broyé... Il suffoqua, toussa, cracha... Il eut envie de vomir, mais rien ne vint. Il ne ressentit que la douleur partout dans sa chair, le sang dans sa bouche et la chair brûlée.

À peine conscient, il regarda en direction du village... Il ne voyait plus les charrettes, ni ses compagnons, ni Siah et Nayi... La forme noire, au-delà des débris et de la fumée, occupait son champ de vision. La chose était tombée sur ses compagnons... ses amis... sa famille... et le choc avait tout détruit. Du village, il ne restait que des ruines... La chose, sombre, oblongue et monstrueusement grande émit une longue plainte grinçante, et bascula sur le côté, écrasant ce qui restait du village sous son poids... Il perdit conscience lorsque ce second choc le souleva du sol à nouveau...



02 mars 2125 du calendrier grégorien, Où ? Canada (partie anciennement étatsunienne), Terre.

Paul Ryan referma le dossier. C’était un épais dossier qui, en plus de ce "témoignage" contenait des photos, des dessins, des notes manuscrites, ou imprimées par d’antiques machines. S'il avait lu ça une dizaine d’années plus tôt, il en aurait sûrement rigolé, mais à cet instant, il ne savait pas comment le prendre. S’il s’agissait d’une mystification, elle était mieux construite que celles qu’il avait pu démonter jusqu’à ce jour. En le lisant, il avait été entraîné dans cette tragédie. Il s’était retrouvé parmi ces gens, Songin, Nayi, Siah. C'était comme s’il avait vu de ses propres yeux cette chose, ce Léviathan, tomber du ciel. Si ce rapport relatait vraiment les faits, peu de personnes encore en vie devaient en être au courant.

Pourtant, connaître les secrets de ce monde, et plus encore ceux des gens qui y tenaient un rôle important, avait longtemps été son job. Un job qui lui avait rapporté pas mal d'argent et offert quelques bonnes montées d'adrénaline. Certains secrets étaient mieux gardés que la Maison Blanche. Mais aucun ne lui avait résisté... Un paradoxe pour quelqu'un qui ne connaissait pas les secrets de son propre père. Etait-ce en réaction aux silences de son paternel, de sa "double vie", qu’il avait choisi cette voie ? En tous les cas, c’était ce qui l’avait définitivement fâché avec Max. Ça et les moyens dont il usait pour obtenir ces secrets ? Pourtant, dans ce domaine, Max restait son meilleur professeur.

Max était quelqu’un de méticuleux. Il ne laissait jamais rien passer. Physiquement, le père et le fils se ressemblaient en tous points : taille, blondeur de cheveux, regard bleu azur, et sourire franc. La liste des similitudes s’arrêtait là. Avec l’âge Max était devenu plus trapu, ses cheveux s’étaient éclaircis, et ses yeux semblaient plus clairs que ceux de son fils. Max était un militaire dans l’âme et dans le cœur, un ranger. Lui, il détestait tout ce qui avait un rapport avec l’armée et tout ce qui pouvait lui mettre un fil à la patte. Son unique engagement, à l'époque, c’était auprès d’une OMG écologiste. Il lui arrivait d’œuvrer pour elle, hors du terrain, lorsqu’il s’agissait de militer contre l’installation d’une plate-forme pétrolière ou contre la déforestation d’une région normalement protégée, ou lorsqu’il était question de protéger telle ou telle espèce animale en voie de disparition. Souvent sur le terrain, il hésitait rarement à participer à des chasses ou à des pêches dont l’enjeu était de capturer un maximum de loups, d’ours blancs, de requins ou divers animaux pour les répertorier dans une banque de données internationales. On en profitait pour leur poser une sorte balise de reconnaissance et de localisation, puis on les relâchait dans leur milieu naturel.

Max était du genre réfléchi, et lui le type qui fonçait dans le tas. Il avait perpétuellement eu ce besoin d’émotions fortes comme si cela devait prouver qu’il était vivant, et non l’un de ces automates effectuant continuellement des gestes mécaniques, du lever au coucher. Il n’était pas fait pour une vie métro-boulot-dodo, se marier, avoir une famille tranquille, un travail de bureau, une grande maison, une voiture ou deux… Sauf si c’était des voitures de collection, et des sportives. Il en avait déjà cinq. La seule concession à ses règles de vie, finalement, c'était son fils. Un fils qui avait fait de lui un père responsable et que pour rien au monde il n’abandonnerait.

Il prit un second dossier dans un des cartons posés sur le sol. Il se trouvait parmi les dossiers des années dix-neuf-cent-quatre-vingt-dix. Ils étaient classés par ordre chronologique, mais celui-ci était plus ancien. Les photos indiquaient qu’il avait été constitué à la fin des années cinquante ou au début des années soixante. Ce n’était pas le genre de Max d'être désordonné. Qu’avait-il donc de particulier ce dossier ?

Max avait fait son bureau secret d’un container enterré dans une réserve naturelle. Il y avait des dizaines de cartons rangés sur des étagères d’atelier. Vu la quantité, et le temps qu’il avait dû y passer, ce n’était pas juste une marotte. Cela ne lui était pas non plus venu sur le tard. Cela semblait ancré dans son sang... Il avait trouvé les notes d’un certain Henry Ryan. Il ne connaissait, pour ainsi dire, rien de son père, encore moins de ses parents proches, mais il y avait fort à parier qu'il s'agissait du père ou d'un frère de son père…

Ce n’était pas le travail de toute une vie, mais de plusieurs. Max avait été jusqu’à se rendre dans un asile psychiatrique, dans une ville perdue de Sibérie. Il y avait interrogé le seul survivant d’une catastrophe sans nom qui avait eu lieu en Belgique dans les années cinquante. Max avait tout consigné par écrit. Agrafé aux feuillets, il y avait un article de journal daté du lendemain de l'évènement. Il évoquait l’existence d'un chargement de bombes non désamorcées, reliquat de la guerre, par des locaux. Il aurait été laissé sur place par l'armée allemande en pleine débâcle. À la suite d’une mauvaise manipulation, elles avaient explosé. Il y avait eu des dégâts considérables sur un rayon de vingt-cinq kilomètres. Tout un village avait été détruit. Les autorités en charge de l’affaire avaient dénombré cent-deux victimes... dont un seul survivant.

La déflagration avait été ressentie jusqu'aux villes les plus proches, pourtant situées à une dizaine de kilomètres du lieu de l'explosion : impact sonore, tremblement de terre, vitres brisées, coupures d'eau et d'électricité, et quelques blessés.

Cette histoire de bombes qui auraient explosé était un écran de fumée que Max avait tenté de dissiper manifestement. Paul ne pouvait oublier la photo de l’unique témoin, cet homme dont il venait de lire le récit. L'image s’était imprimée dans sa mémoire et y resterait probablement longtemps. Elle montrait un homme assis dans un fauteuil roulant. L’homme portait une simple blouse grisâtre qui le faisait paraître décharné. Les manches courtes laissaient voir ses bras nus, brûlés, comme son visage et ses jambes, comme tout le reste de son corps. Il semblait n’avoir plus de nez, ni d’oreilles. Sa bouche n’était plus qu’un trou béant. En fait, il était plus ou moins le portrait de Voldemort dans les films Harry Potter. Mais cet homme était réel, ou l'avait été. Ce qu'il avait vécu dépassait l'entendement. À un point tel qu'il avait travesti une partie de la vérité pour la rendre plus supportable. Par deux fois au moins, il avait vaincu la Mort : le jour de la catastrophe, et les semaines, les mois, les années qui avaient suivi et durant lesquelles il avait dû lutter contre d'inimaginables souffrances. Paul se demanda ce que pouvait valoir une pierre philosophale pour un homme qui n'en avait plus l'apparence et que l'on avait caché aux yeux du monde dans l'un des endroits les plus hostiles de la planète. Enfin, l’homme n’avait plus de pieds et ses mains ressemblaient à des pinces de crabe… à cause de la chaleur intense produite par l'explosion, probablement…  

(Suite Chapitre 06.3)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMer 14 Juin 2017 - 11:59

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 06.3


Suite du chapitre 06.2

Compte-tenu de ce qu'il venait de lire, il ne voyait que cette explication. Il ne voulait pas imaginer les souffrances de cet homme. Il était naturellement trop enclin à l'empathie. Pour s'en préserver, il devait garder une certaine distance. Ce qui l’étonnait particulièrement, c’était qu'un citoyen belge se soit retrouvé enfermé dans un asile sibérien. Ce qui l’étonnait plus, c’était que le témoignage qu’il avait lu n’était pas celui d’un cinglé. Plus surprenant enfin, Max était allé là-bas, en plein milieu des années soixante-dix, au risque de sa liberté, voire de sa vie, pour recueillir le témoignage de cet homme.

Il se décida à ouvrir le second dossier qu'il tenait entre ses mains. Il était épais. Plus que le précédent. Il contenait également des articles de journaux, des rapports tapés à la machine à écrire, des notes écrites de la main de son père, probablement, et des photographies. Il feuilleta les premières pages sans y octroyer un grand intérêt. Lorsqu’il arriva à la quatrième, son cœur se souleva. Une photo, en noir et blanc prise dans un club… Sûrement dans les années cinquante. Une pièce de son propre passé… de celui de son père. C’était une photo de paparazzi, correctement prise. Elle montrait une femme aux cheveux courts, blonde, taille moyenne et mince. Elle portait une tenue de scène qui faisait d’elle un fantasme ambulant. Pas plus que ses relations probables avec ces hommes qui posaient avec elle sur la photo. Ils étaient quatre et devaient avoir entre vingt-cinq et trente-cinq ans. Deux d’entre eux la collaient littéralement, un bras autour de sa taille. Un geste de camaraderie dont la signification, à l’époque, différait de celle d’aujourd’hui.

La photographie suivante montrait la jolie blonde, plus mince, plus sophistiquée, vêtue d’un tailleur élégant de couleur claire. Elle était maquillée juste ce qu’il fallait afin de passer pour une petite dactylo de Province. Ce qu’elle avait pu être à l’origine. Pourtant la photo était postérieure à la précédente. La première était datée de mai 2065, la deuxième de novembre 2065. Impossible de savoir où celle-ci avait été prise. Le cadre était serré et le fond gris laissait supposer qu’elle se trouvait dans un bureau. Sur cette photo, la jeune femme dégageait une impression de douceur, et de timidité. Son regard, pourtant, n’avait rien de celui d’une biche effarouchée. Au contraire, Paul avait eu le sentiment qu’il y avait de la détermination. Il connaissait cette photo pour l’avoir vue, lorsqu’il était enfant, dans les documents personnels de son père. Celui-ci ne s’en séparait que très rarement… Il ne lui était pas nécessaire de chercher dans le reste du dossier l’identité de cette fille, ni ce qu’elle était devenue. Sur la photo, elle devait avoir dix-sept ans... et il n'avait jamais pu l'oublier.

Elle s’appelait Mary-Jane Dickson. C’était une call-girl vivant à Washington DC au début des années soixante. Elle avait brusquement disparu de la circulation la veille de Noël 2065, les quelques jours précédant l’assassinat de la sénatrice Lobier. Non qu’il y ait une relation entre ces deux évènements. Il parcourut rapidement le dossier par acquis de conscience, mais il n'en trouva pas au premier regard. Hormis le fait qu’elle ressemblait vaguement à une des premières grandes actrices Hollywoodienne du XXe siècle, Marilyn Monroe. L'assassinat de la sénatrice canadienne avait occulté la disparition de Dickson, ainsi que les décès prématurés de trois des hommes se trouvant sur la photographie. Tous les trois étaient morts la même année, entre juin et octobre. Max avait apposé des notes derrière la photo, derrière chacun des hommes, tous des scientifiques. Jacob Ethel était décédé dans un accident provoqué par un conducteur alcoolisé, Winter Haaksen était mort dans le crash en mer de l’avion qui le ramenait dans le nord de l’Europe, Joseph Brightman avait été renversé par une voiture, non retrouvée, alors qu’il traversait une route. Enfin, Aidan Curtis avait disparu sans laisser de traces, avec femme et enfants. Toutes les personnes, sur la photo de groupe, étaient donc mortes ou disparues. Paul n’avait jamais cru aux coïncidences. Max non plus apparemment.

Cela ne s’arrêtait pas là.

En 2091, les restes d’une dépouille humaine avaient été retrouvés dans la cave d’une vieille maison de la banlieue de New York lorsque ses nouveaux propriétaires avaient voulu effectuer quelques travaux. La police avait remarqué que, parmi les précédents propriétaires figuraient Thomas et Louise Dickson, les parents de la jeune Mary Jane. Ils étaient décédés dans les mois précédant la disparition de leur fille. Quelques semaines plus tard, la jeune fille, qui ne possédait que cette maison, s’était retrouvée à Washington à danser dans un cabaret. Elle avait mis peu de temps à accéder au statut de call-girl, mais en avait rapidement atteint le sommet. Il fallait croire que la jeune fille n’était pas totalement sans ressources. Ou préparée à tout pour protéger et conserver le seul bien légué par ses parents. La maison avait été vendue à la suite de la disparition de Mary-Jane et les propriétaires qui s’y étaient succédé, n’avaient jamais eu la moindre idée de ce que pouvait cacher la dalle de son sous-sol, jusqu'aux derniers... Le cadavre retrouvé avait été reconnu comme étant celui de Mary-Jane. La pauvre fille reposait depuis plus de cinquante ans dans les fondations de la maison qui l'avait vue naître, grandir et mourir. C'était la cachette idéale pour son assassin. À l’époque, si la police avait fouillé la bâtisse, elle ne s'était pas inquiétée outre mesure d'une dalle récemment construite au sous-sol.

Le dossier concernant le meurtre de Mary-Jane Dickson avait atterri, l’année de la découverte de son cadavre, sur le bureau d’un inspecteur de police en pleine ascension professionnelle. Époux d’une infirmière, et père d’un petit garçon de sept ans : l’inspecteur Max Ryan. Lui et son collègue, un vieux briscard, Philip Austin, avaient la réputation d’être des agents particulièrement tenaces. Ils ne lâchaient jamais une enquête sans l’avoir résolue. Celle-là leur avait coûté cher à tous les deux. Paul avait entendu dire que Philip avait sombré dans l’alcool. Pour Max, cela avait été ses relations avec son épouse qui s’étaient détériorées. Cela avait abouti à la fin de son mariage et à son éloignement du foyer familial. Ensuite, cela lui avait détruit sa carrière professionnelle. Paul n’avait plus revu son père depuis cela. Tout juste avait-il appris par hasard qu’il avait réintégré La Grande Muette, mais sans en être certain.

Il avait grandi sans Max. Sa mère s’était remariée quelques années plus tard et Max avait fini par disparaître de ses souvenirs… Du moins, il avait fait comme si. Toutefois, Paul était le premier à reconnaître que les sentiments qu’il ressentait pour ce père absent étaient trompeurs, mais cela lui avait permis survivre dans les moments difficiles. Il avait invariablement évité de creuser plus en profondeur, par peur d’y découvrir quelque chose de tellement divergent, et douloureux.

Au moins, il avait retenu la leçon, et il n’était pas devenu ce genre de père. Son fils, Leo savait parfaitement ce qu’il faisait, et tout le temps libre qu’il avait, il le lui consacrait. Lorsqu’il voyageait, Leo l’accompagnait souvent. Rares étaient les longues périodes durant lesquelles ils étaient séparés. Son enfant était un don du ciel. Jusqu’à sa naissance, il ignorait qu’on pouvait autant aimer. Si les choses avaient été légèrement différentes, il aurait pu ne jamais le connaître, ni savoir qu’il avait un fils. Cela lui semblait impossible à imaginer, et insupportable.

Jenny, sa mère n’avait été qu’une conquête de quelques semaines au cours d’une période d’inconscience qu’il ne tenait pas particulièrement à revivre. Mais il ne la regrettait pas grâce à Leo. Six mois après la naissance de l’enfant, elle lui avait laissé un simple message sur le répondeur de son téléphone pour lui dire qu’il en était le père. Il s’était bien sûr posé la question de savoir si Leo était son fils ou s’il s’agissait juste d’obtenir une pension alimentaire. Mais Jen avait juré que ce n’était pas le motif de sa démarche. Les informations qu’elle lui avait faites parvenir Jen, les jours suivants, avaient confirmé sa paternité car Leo possédait une anomalie génétique identique à la sienne. À ceci près qu’il n’était pas physiquement insensible à la douleur. L’anomalie s’était déclarée différemment et touchait tous ses sens, de manière aléatoire, totalement incompréhensible. Il pouvait se réveiller un matin sourd et aveugle, ou sourd et ne plus rien ressentir au toucher, ou encore en ayant perdu l’odorat et le goût.

C’était une situation d’autant plus difficile pour sa mère qu’elle ne se sentait pas prête à élever un enfant. Ses parents ne le souhaitaient pas non plus. Elle lui en avait laissé la garde totale. Néanmoins, elle avait accepté de ne pas être totalement absente de la vie de Leo. Elle avait tenu parole lorsque les choses s’étaient compliquées. Le pédiatre qui s'occupait de Leo leur avait annoncé tôt qu'il ne parlerait jamais.

Malgré la lourdeur de son handicap, Leo avait grandi comme tous les enfants de son âge. Il avait suivi une scolarité adaptée dans une école spécialisée, puis à domicile. Il excellait dans tout ce qui demandait une profonde concentration et de la minutie. Sa grande passion, c'était l'espace. Il rêvait de devenir astronaute. Il était néanmoins conscient que cela ne s'était jamais vu pour quelqu'un comme lui. Cela ne l'avait pas découragé. Il voulait être le premier. Paul était fier de Leo et avait du mal à le cacher. Son fils était devenu un jeune homme de vingt ans, intelligent, parfaitement équilibré et heureux de vivre.

Il n’avait jamais parlé de son fils à Max… Celui-ci ne lui avait jamais dit qu’il avait une sœur qui avait pratiquement son âge. Ce qui signifiait qu’à l’époque où ses parents étaient mariés et apparemment heureux, Max menait déjà une vie parallèle. L’adage qui disait "tel père tel fils" était on en peut plus faux. Il n’y avait pas plus antinomique que son père et lui.

(Suite Chapitre 06.4)


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MessageSujet: Re: L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1)   L'Origine de nos peurs / OdP (Tome 1) EmptyMer 14 Juin 2017 - 12:03

L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 06.4


Suite du chapitre 06.3

Il lui avait fallu du temps pour comprendre que cette Mary-Jane Dickson, morte depuis plus de deux décennies, n'était pas responsable de la destruction de son entourage. Elle avait été victime d’un monde qui n’avait pas eu de pitié pour les êtres isolés, faibles et délaissés. Au moins, lui, il s’en était bien sorti avec la vie. Il avait pourtant frôlé la mort à diverses occasions à cause de son inconscience. Mais pour son fils, il avait su trouver la juste limite, à chaque fois. Quant à cette pauvre Mary-Jane Dickson, durant ses vingt années de disparition, la presse n’avait eu de cesse de la traîner dans la boue. Dans les articles, ce n’était pas de la danseuse de cabaret dont il était question, ni de la call-girl, mais d’une prostituée. Elle vendait son corps à des hommes fortunés. Les journalistes l’avaient décrite comme une sorte de garce vénéneuse, une opportuniste ou une aventurière.

Le document suivant les photos était un rapport du médecin légiste daté de la semaine de la découverte de la morte. Il y était relaté les circonstances du décès. Elle avait été battue à mort. Maintes fractures, dont certaines défensives, et un traumatisme crânien l’attestaient. Étant donné sa profession, cela n’avait rien d'inhabituel. N’importe quel flic récupérant le dossier d’une prostituée, fut-elle de haut vol, disparue depuis plus ou moins de vingt ans aurait classé l’enquête et conclut dans son rapport que Mary-Jane Dickson avait été tuée par son souteneur, un maffieux local, ou par un client. Sauf que pour Max et pour son collègue, Mary-Jane Dickson était quelqu'un qui avait été témoin de choses qu’elle n’aurait jamais dû voir ou entendre. Elle devait témoigner devant un grand jury le jour où elle avait été déclarée officiellement disparue. Malgré les pressions qu'ils avaient subies, Max et son équipier avaient obstinément refusé de cesser leurs investigations tant que subsisteraient des incohérences.

Il parcourut rapidement le reste du dossier à la recherche d’une note concernant un grand jury ou une commission d’enquête. Concomitamment, il se demandait si cela n’avait pas quelque chose à voir avec les scientifiques décédés, ou disparus, avec lesquels elle avait été prise en photo. Connaissait-elle les raisons pour lesquelles ils étaient morts ? Elle fréquentait énormément d’hommes, et ces derniers la considéraient au mieux comme une jolie plante d’apparat… Possible qu'elle ait entendu quelque chose au cours d’une conversation, mais quoi ? Sur quoi devait-elle témoigner ? Devant qui ou quoi ?

Parmi les pages du dossier figuraient des photographies de mauvaise qualité, et des copies carbones que le temps avait pratiquement effacées. Il revint sur l’une des photographies. Elle était si sombre qu’il lui était impossible d’en distinguer les détails. De plus, sa lampe torche, ne s’y prêtait pas. S’il la numérisait, il parviendrait à l’éclaircir et à en réduire le bruit.

Il allait mettre le dossier de côté lorsqu’un bout de papier en glissa. Il ne l’avait pas remarqué jusqu’à cet instant. C’était un vieux post-it jaune qui devait être collé sur l'un des documents, une petite note manuscrite qu’il supposa être de la main de son père tant l’écriture ressemblait à la sienne. En grosses lettres insistantes, il y lut ATIDC. Il avait déjà aperçu cet acronyme tamponné sur des documents rangés dans les cartons. Il en déduisait que : soit Max les avait volés ou copiés à l’ATIDC, soit l’ATIDC était l’un de ses fournisseurs d’informations.

Il savait qu'il s'agissait d'une grosse société qui s'était investie dans de nombreux domaines et qui employait des milliers de personnes à travers le monde. Les occasions où ses dirigeants faisaient parler d'eux étaient rares. Cela n’excluait pas le fait qu'ils pouvaient discrètement user de méthodes peu recommandables ou à la limite de la légalité pour abattre des concurrents et rafler des parts de marchés. Il avait déjà indirectement travaillé pour l'ATIDC lorsqu’il avait été engagé par Green Forest InGen à Hawaii. Cela datait d’une vingtaine d’années. Un job de vacances qui consistait à répertorier de nouvelles essences végétales sur l’île, et il en avait mis à jour deux à lui seul. S’il avait un excellent don d’observateur, cela restait une chose étonnante à une époque où l’on croyait que tout avait été identifié sur cette île touristique. En tous les cas, cela lui avait permis de passer une partie de son temps libre à surfer, et le reste à faire la fête ou à courir les filles. Green Forest InGen n’existait plus à l’heure actuelle. Cependant, il ne pouvait s’empêcher de se demander si ce centre de recherches n'avait pas tout simplement changé de nom, avait fusionné avec un centre, ou un laboratoire, ou avait été absorbé par l'ATIDC pour en devenir une filiale.

Il aurait dû rester à Hawaii le temps d’une saison, il y était resté à peu près trois ans. C’était là qu’il avait rencontré Jenny. Elle était venue y passer quelques jours… Avec son premier salaire, il avait offert des vacances à sa mère. Elle avait apprécié, et la chance avait soudain tourné dans le bon sens pour elle. Pour une fois, le travail était venu à elle, et non le contraire. Les hôtels étaient nombreux et il n’était pas rare que l’on y recherche des réceptionnistes. Une fois Max parti, elle avait dû se remettre à travailler, et pour cela, tout reprendre à zéro. Cela avait été des années de galères durant lesquelles il l’avait vue exercer toutes sortes de métiers. En plus de ça, elle suivait des cours du soir pour travailler dans l’hôtellerie. La plupart de ses boulots étaient mal payés, mais il ne l’avait jamais entendue se plaindre. Il avait tout fait pour qu’elle n’ait pas à se plaindre de lui non plus. Sauf quand il rageait contre ce père qui les avait délaissés. Dans ces moments-là, elle défendait Max… Il était le seul sujet de discorde entre eux. Paul avait beaucoup de respect pour elle. Il était persuadé qu’il lui devait son entente avec Jenny. Sans elle, il aurait sûrement poussé telle une herbe sauvage et aurait pu mal tourner. Jamais elle n’avait cherché à l’étouffer, le brider ou le brimer. Elle lui avait appris à réparer ses erreurs ou à en assumer les conséquences.

Après Hawaï, il avait roulé sa bosse partout dans le pays et s’était finalement installé à Los Angeles. C’était entre ici et Hawaï qu’il avait élevé son fils. Jenny, elle, vivait à New-York, mais elle venait les voir au moins quatre fois par an. Généralement, elle passait une semaine, parfois deux avec Leo et lui. En retour, ils fêtaient tous ensemble Thanksgiving et Noël à New-York, et le 4 juillet sur l’île. Il appréciait ces moments autant que son fils. La vie de famille traditionnelle ne lui manquait pas. Ses liaisons ne duraient jamais longtemps. Dès que l’idée du mariage ou l’évocation d’une simple union pointait dans la conversation de sa compagne du moment, instinctivement, il prenait ses distances avec elle. Ce n’était pas à cause de Jenny. Il n’avait jamais été question de quoi que ce soit entre eux, à part Leo et un profond respect mutuel. Elle avait sa vie à elle. Professeur dans un collège à New-York, elle avait épousé l’un de ses collègues, un anglais nommé Rob. Paul le voyait à chaque fois qu’il était à New-York. Paul s’entendait bien avec lui. Ils avaient un humour proche, et des goûts sportifs communs. Rob avait déjà un fils plus âgé que Leo, Adrian, lorsqu’il avait épousé Jen. Mais il vivait une grande partie du temps avec sa mère, à Londres. Néanmoins, il avait l’intention de s’installer durant quelques mois à New-York, pour ses études. Paul s’était dit que cela pouvait être une occasion pour Leo de le connaître. Il n’avait pas d’amis.

Ils avaient donc déménagé à New York, il y avait cinq ans de cela. Malheureusement, les deux garçons ne s’étaient pas du tout entendus. Du moins, c’était son impression. Á la suite de son année d’études, Adrian était reparti en Angleterre. Leo n'avait pas semblé affecté par cet échec. Il n’en avait jamais parlé. Paul avait essayé de savoir quel était son ressenti, mais Leo lui avait reconnu qu’il était plus angoissé en présence d’Adrian qu’en son absence. Il avait refusé de donner plus d’explications. Paul lui avait proposé de repartir à L.A., mais Leo avait préféré rester à New-York parce qu’il trouvait la ville et les gens qui y vivaient "plus intéressants ".

Si Leo se sentait bien, tout allait bien. Professionnellement, Paul n’avait pas à se plaindre. Il avait trouvé un bon travail à l’Institut Océanique Adélaïde Melkin. Il y faisait ce qu’il avait toujours aimé faire : organiser des expéditions en mer et sur des territoires peu fréquentés par l’homme, étudier et protéger des espèces… Revers de la médaille, on l’avait chargé de l’aspect financier de ces missions. C’était à lui de rechercher les fonds et d’y mettre en œuvres tous les moyens à sa disposition. Il ne bénéficiait pas d’une grande marge de manœuvre financière, mais au moins, le Conseil d’Administration de l’Institut lui accordait sa totale confiance. Avec juste raison, puisqu’il avait récolté de quoi boucler la prochaine expédition lors d’une unique soirée caritative.

(Suite Chapitre 06.5)


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L’ORIGINE DE NOS PEURS


Tome 1 : Esmelia



CHAPITRE 06.5


Suite du chapitre 06.4


La semaine qui avait suivi cet évènement, sans crier gare, Max était réapparu dans sa vie. Cela datait de trois mois déjà. Il était entré dans les locaux de l’Institut et avait demandé à le voir. Paul était en pleine préparation de sa prochaine expédition. L’Institut Océanique Adélaïde Melkin diligentait des missions sur le terrain en plus de faire connaître les fonds marins aux New-yorkais et aux touristes. L’une des missions que Paul avait en charge consistait à répertorier des globicéphales noirs, une variété de dauphins théoriquement protégée, pas forcément menacée. Mais ces derniers mois, des groupes de plus en plus importants, composés de cétacés s’étaient échoués sur les côtes françaises, écossaises, danoises et jusqu’en en Norvège. À priori, les pêcheurs et leurs filets n’y étaient pour rien. Toutes les catégories de cétacés étaient protégées au large des côtes françaises, et les pêcheurs français et écossais avaient la réputation de respecter les interdictions. Ce n’était pas le cas partout. L’une des missions de l’expédition, outre de tenter de d’estimer la population de globicéphales au large des côtes Atlantiques, dans la Manche et en Mer du Nord, était de trouver les raisons de ces échouages massifs et pourquoi cela ne semblait concerner que les globicéphales. Enfin, les scientifiques de l’expédition devraient déterminer si ce qui les touchait pouvait s’étendre à d’autres espèces, et auxquelles.

Il ne savait pas comment Max avait appris qu’il travaillait ici, mais l’éventualité qu’il ait contacté sa mère était plus que probable. Max avait tenté de jouer de son autorité naturelle auprès de ses collègues du musée, mais peu d’entre eux étaient impressionnables. La majorité d’entre eux avait déjà côtoyé des requins, des orques, des ours blancs ou un Conseil d’Administration… Max pouvait impressionner qui il voulait, mais pas eux. L’un de ses assistants lui avait recommandé de faire un tour dans le musée. Voyant qu’il n’obtiendrait rien de plus, Max avait obéi.

Cette complaisance l’avait surpris. Pour peu, il se serait éclipsé du musée pour la journée. Mais il avait trop de travail pour jouer à cela et il devinait que si Max l’avait trouvé à l’Institut, il devait certainement savoir où il habitait. Il ne tenait pas à le voir débarquer chez lui, encore moins à ce qu’il fasse la connaissance de Leo. Il refusait catégoriquement cette option. Il devinait d’avance la réaction de sa mère si elle apprenait qu’il refusé de rencontrer Max ou qu’il l’avait fait mettre à la porte. Il avait obtenu d’elle qu’elle ne parle pas de Leo à Max pour le cas où il reprendrait contact avec elle. Elle comprenait que c’était nécessaire à l’équilibre de son petit-fils. Il lui serait difficile de taire son existence à l’homme qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer. Il ne pouvait pas lui demander plus. Il s’était donc résolu à le rencontrer, non sans l’avoir fait patienter trois heures, quasiment quatre.

Cela avait fichu toute sa matinée en l’air. Son esprit était resté préoccupé par ce géniteur qu’il n’avait pas revu depuis vingt-cinq ans, et qui débarquait soudainement dans sa vie. Pas question qu’il y reste. Tout ce qu’il pouvait lui donner c’était une heure de son temps. Le temps d’un déjeuner.

Pas un instant, il ne s’était imaginé que la rencontre se serait passée autrement. Max ne sembla pas lui tenir rigueur de l’avoir fait tourner en rond durant quatre heures, mais il déclina l’offre du déjeuner. Il prétexta un avion à prendre pour la France. Paul n’en fut guère étonné et n'insista pas. Il s’en sentit soulagé. Toutefois, il avait ressenti une légère déception. Max accepta cependant un café à la cafétéria du Musée. Bien sûr, il se confondit en excuses pour avoir été absent de la vie de son fils… durant trois minutes, montre en main. Puis, sans transition, Max lui annonça qu’il avait une demi-sœur, Ashley, et qu’il devait la rencontrer au plus vite. Il lui avait griffonné son adresse sur un bout de papier. Elle vivait au Canada, en Colombie Britannique. S’il voulait savoir des choses sur lui, Max, c’était à elle qu’il devrait les demander.

Paul en était resté abasourdi. S’il y avait une chose qu’il n’avait pas envie de demander à cette sœur sortie du néant c’était justement ce qu’elle savait de Max. À la limite, s'il devait prendre contact avec elle, ce serait pour la connaître, elle, et essayer d’établir des liens familiaux. Rien de plus. Le reste s’était passé en civilité. Il avait répondu aux questions de Max sans s'étendre sur les détails : Que devenait-il ? Que devenait sa mère ? Il avait senti que Max était autant embarrassé que lui par cette situation. Finalement, ils s’étaient quittés au bout d’une vingtaine de minutes. Pourtant, malgré leur longue séparation qui avait fait d'eux des étrangers, Max avait eu ce geste étonnant qui l’avait surpris : il avait serré son fils dans ses bras. Il avait mis tant de force dans cette étreinte qu’à cet instant, si son père le lui avait demandé, il l’aurait invité à rester… le temps de finir sa pause déjeuner.

Ce n’était qu’en fin de journée, chez lui, en vidant les poches de sa veste comme il le faisait chaque soir, qu’il avait trouvé la clé du container et les coordonnées GPS du lieu où il se trouvait. Était-ce une coïncidence ? Max le connaissait-il mieux qu’il le supposait ? Pourquoi Max ne lui avait-il pas donné les clés de la main à la main tout simplement ? Sûrement parce qu'il les aurait refusées, et balancées dans la première poubelle venue.

Il avait gambergé toute la nuit en se demandant s'il n'existait pas une raison inapparente... Max s'était-il trouvé mêlé à une sombre affaire ? Se trouvait-il sous une quelconque surveillance ? Max était-il en danger ? Et Lui ? Et Léo ? Résultat, il avait passé toute la journée suivante dans un état de tension proche d’une veille de départ d’expédition. Sauf qu’il n’était pas à la recherche du détail qui mettrait l’expédition en péril, mais de celui qui n’allait pas dans le décor qui l’entourait.

Il avait déjà eu des problèmes avec la justice à la suite de certaines prises de position. Il lui était arrivé de donner du poing au cours d’une manifestation. Jusqu’à présent, il n’avait eu que des amendes à payer. Au pire, il avait dû subir quelques gardes à vues, mais rien de plus. Par contre, il ne doutait pas d’être fiché comme activiste écologiste, voire être placé sous surveillance, pas d’une manière constante, en fonction des circonstances. La visite impromptue de Max pouvait être l’une de ces circonstances.

Plus il y repensait, plus sa reprise de contact et sa vague tentative pour renouer un lien, lui semblaient suspects. Il avait mis trois semaines pour se décider à bouger. Entre se rendre à l’adresse de sa demi-sœur ou aux coordonnées GPS, il avait fini par choisir le second. Il ne savait pas ce qu’il allait trouver, mais s’il était suivi, au moins il ne mettrait personne en péril, ce qui était déjà suffisant.

Paul avait pris toutes les précautions pour se rendre au lieu indiqué. Une fois sur place, il avait tourné en rond un moment avant de comprendre que ce qu’il cherchait se trouvait sous terre. Comme il n’était pas équipé, il n’était pas allé plus loin. Il était donc revenu quelques jours plus tard avec une échelle de corde et une lampe torche. Apparemment, Max avait pris des précautions exceptionnelles pour cacher le container et ce qu’il contenait. Il avait donc redoublé de précaution à chaque fois qu’il était venu. Il laissait constamment son téléphone dans sa voiture, et garait celle-ci sur le parking du parc. S’il croisait quelqu’un sur son chemin, il ne faisait rien de plus que du sport. Ce qui n’avait rien de surprenant. Il préparait une expédition, et l’une des premières conditions pour cela, c’était d’être en forme. D’abord un footing supposé le conduire jusqu’au pied d’une falaise, puis une séance d’escalade. Le terrain ne manquait ni de parcours de course, ni de falaises à escalader. Si quelqu’un comptait le trouver, il allait devoir le chercher.

Combien de fois allait-il pouvoir venir sans se faire repérer ? Il y avait tant de dossiers dans lesquels il n’avait pas mis le nez… Il se demandait comment Max avait fait pour introduire un container au cœur d’une réserve naturelle protégée. Une chose était certaine, il n’était pas fait pour en repartir, pas plus que ce qu’il contenait. Il pouvait néanmoins sortir le dernier dossier pour le numériser chez lui. Il le ramènerait la prochaine fois. Son sac de sport avait un double fond. Si cela ne lui semblait pas foncièrement utile, c’était une sécurité.

Il rangea les caisses et remonta à la surface. Cela faisait déjà trois heures qu’il se trouvait là. Il comptait y revenir dans une semaine ou deux. Il n’avait pas trop le temps pour cela car l’un des organismes qui finançaient l’expédition les avait lâchés. Cela avait eu de nombreuses répercutions sur la préparation de l’expédition, et en conséquence sur le fonctionnement de l’Institut. Il fonctionnait déjà sur un budget serré. Tous les membres l’Institut étaient sur la brèche. Il fallait boucler le financement en urgence. Pour y parvenir, il devait démarcher de nombreuses sources potentielles. Heureusement, il avait pas mal de relations, dont quelques-unes au Canada… Au passage, il en profiterait pour faire la connaissance d’Ashley. Il n’avait pas encore parlé d’elle à Leo et il n’était pas certain de le faire un jour. Du moins, pas tant qu’il n’en saurait pas plus à son sujet. Il en profiterait pour se renseigner sur l'ATIDC. Sa recherche de fonds et de mécènes pouvait être un bon moyen pour entrer en contact avec ses dirigeants. Sinon, il y avait d'autres moyens... Beaucoup moins légaux...


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