Hello,
Voici un texte que j'ai écrit, il y a quelques mois, pour un concours de scénario. Ça commence comme un récit historique, voire post-steampunk, se poursuit avec du mystère, et s'achève... Vous le verrez bien. Je n'aime pas que l'on me raconte la fin d’une histoire avant de l'avoir lue ou vue...
Le concours, je ne l'ai pas gagné, mais j'ai quand même pris beaucoup de plaisir à la créer et à l'écrire. J'espère que vous en aurez autant à le lire. N'hésitez pas à me faire part de vos conseils, de vos critiques... Bref, de tout ce qui vous passe par la tête à propos de ce récit.
Je précise que le récit et ses personnages sont entièrement mes créations.
Bonne lecture...
LES LARMES DE CASSANDRE
RÉSUMÉ :
Des soldats, des poilus de la Première Guerre Mondiale, luttent pour leur vie, et pour la survie d’une humanité qui n’est plus exactement celle qu’ils pensent être…
RÉCIT (Première partie – 1/2) : Quand l’alouette a chanté.
1 / INT. – NUIT / SOUS L'EAU
Noir qui se transforme en bleu sombre. Des lumières blanches apparaissent faiblement dans les profondeurs bleutées. Elles sont fragiles, tremblantes. Elles donnent aux bulles d'air qui montent vers la surface ou descendent dans les profondeurs l'aspect de perles argentées ou de gouttes de mercure. Le haut, le bas, il n'y a aucun repère. La lumière scintillante fait danser les bulles d'air dans les remouds de l'eau. Le mouvement est aussi reposant et hypnotique que le Nocturne de Chopin assourdi par l'eau et la distance que l'on parvient entendre. Il y a un éclair blanc très violent.
2 / EXT. – JOUR / QUELQUE PART À L’AUBE
Un battement de cœur. Un groupe de soldats, des poilus, sourient face à la caméra. Ils portent tous l’uniforme bleu horizon de la guerre de 14-18, défraîchi, et avec quelques différences évoquant une « divergence temporelle ». Les regards sont tristes et les sourires crispés. Il y a un nouvel éclair blanc, le grésillement d’un vieil appareil photo et de la fumée qui, en se dissipant, laisse apparaître la photo couleur sépia des hommes. Nouvel éclair accompagné du grésillement, nouvelle photo, d’autres soldats sur d'autres photos couleur sépia, des officiers hussards français, cette fois. Il y a une succession de photographies, toujours précédées d’un flash et toujours accompagnées du battement de cœur. Se succèdent des zouaves, des chasseurs d’Afrique, des spahis, des fantassins anglais, belges, annamites, canadiens, américains, néo-zélandais, des officiers écossais, des tirailleurs sénégalais, marocains, algériens... La succession rapide de photographies ne laisse pas le temps d’identifier les soldats un par un.
3 / EXT. – JOUR / À L'ARRIÈRE DE LA LIGNE DE FRONT, À QUELQUES MÈTRES DES TRANCHÉES
Un jeune soldat en uniforme (LÉO SAINTE-ANNE) traverse, sur un vélo, un champ dévasté et calciné. Le jour est à peine levé. Il est pressé et aux aguets. De taille moyenne, il est très jeune, le visage blafard, marqué par la fatigue. Sa lourde sacoche, en plus de son équipement militaire, l’encombre plus qu’autre chose. Son vélo est à peine en état de rouler sur ce terrain gelé et martelé par les obus. Il n'est plus qu'à quelques mètres de la première tranchée lorsque la roue de son vélo se voile. Il chute mais se relève aussitôt et court vers la tranchée dans laquelle il se laisse glisser. Des soldats l'aident à descendre et le rattrapent. Un soldat (LE GUEHENNEC) (environ 25 ans), plutôt grand, au physique athlétique, un visage avec un regard bleu et franc et une barbe blonde accourt vers lui. Il lui prend la tête entre ses larges mains pour le forcer à le regarder bien en face.
LE GUEHENNEC (Essoufflé et en colère)
Bon sang Sainte-Anne, t’as de la merde à la place du cerveau ? Ceux d’en face auraient pu te tirer dix fois comme un lapin !
Sans un mot, Sainte-Anne se dégage de l’emprise de Le Guehennec et se met à courir dans la tranchée. Un soldat (BLASTRE) aux cheveux noirs, parsemés de gris lui cachant la moitié d’un visage que l’on devine défiguré, et au corps trop grand et trop maigre pour son uniforme, s’approche de Le Guehennec.
BLASTRE (d'une voix chuintante)
Il a toujours aussi bon caractère à c’que j’ vois. J’croie ben qu’il espérait un aut’acceuil de ta part…
LE GUEHENNEC (Sans même le regarder)
Qu’est-ce que tu peux bien voir... ou croire ? T’es mort.
BLASTRE (d'une voix chuintante)
Est-ce que j’ai l’air d’êt’ mort ? J’me suis jamais aussi bien porté.
Deux hommes, en uniforme de soldats américains, l’observent. Ils ne montrent pas ce qu’ils pensent, mais Le Guehennec n’est pas dupe. Il est seul. Blastre n’est plus là.
LE GUEHENNEC (Haussant le ton)
Qu’est-ce que vous regardez, vous deux ?
4/ EXT. – JOUR / TRANCHÉES
Sainte-Anne court dans les tranchées. Les soldats, en le voyant si pressé, lui cèdent le passage. Il passe d’un boyau à un autre sans ralentir l’allure, glisse plus d’une fois dans la boue. Il ne prête pas attention aux hommes qu'il croise sur son passage. Certains discutent en prenant un café ou lisent, d’autres observent les lignes ennemies avec des jumelles ou des lunettes de fortune. Un groupe de soldats musulmans prie. Non loin d'eux, des chrétiens reçoivent la communion, et un homme psalmodie une prière en hébreux. Hormis les prières et les chants religieux qu’accompagnent les croassements des corbeaux et les sifflements d’un vent lugubre, c’est le silence dans les tranchées. Personne ne parle. Pourtant, on perçoit toujours ce battement de cœur, très léger. Sainte-Anne sort des boyaux et arrive dans un espace plus vaste, creusé dans la terre, dans lequel se dresse une guitoune. Il s’arrête devant la porte, reprend à peine son souffle avant de frapper. Derrière lui, des soldats, ainsi que des officiers, se rapprochent, curieux. La porte s’ouvre avec un raclement à glacer le sang. Un colonel (ARDAVAST) apparaît sur le seuil. C’est un homme voûté aux cheveux et à la barbe gris. Son regard, gris lui aussi, se porte au-delà du jeune homme au garde-à-vous qui lui fait face, et se pose sur les soldats qui attendent. A mesure que les secondes passent, l’homme semble se déplier, grandir à l’air libre, et retrouver la prestance et la force d’un homme de sagesse et de pouvoir. Son regard parcourt l’assistance avant de se poser enfin sur Sainte-Anne qui lui tend deux lettres chiffonnées.
LE COLONEL ARDAVAST
Ainsi, c’était donc vous l’inconscient prêt à braver les tirs ennemis, et les nôtres s’il n’avait pas fait suffisamment jour… pour franchir les lignes… J’aurais dû m’en douter. Rompez, Sainte-Anne, et allez donc vous chercher à manger, et vous réchauffer un peu, vous êtes maigre à faire peur à un empereur ...
Sainte-Anne baisse la tête et recule pour rejoindre les autres qui continuent à observer le colonel. Ardavast lit la première lettre. Son visage s’assombrit et son regard se voile. Un officier (Sachedieu) (environ 40 ans) au regard noir et vif, rasé de frais, fend le groupe de soldats et vient se placer près de Sainte-Anne. Les deux hommes ne cachent pas leur joie de se retrouver et se donnent l’accolade, sans troubler le silence ambiant. Le colonel a ouvert la seconde enveloppe. Il la lit rapidement, puis la relit encore une fois, et lève la tête vers les hommes qui attendent.
LE COLONEL ARDAVAST (sans élever la voix, mais en articulant chaque mot)
Ça y est, c’est pour aujourd’hui. On va enfin sortir de ce trou à rats. Que chacun se tienne prêt. (Il les regarde tous encore une fois) Transmettez les ordres… Et… remettez vos âmes à vos dieux car, ce soir, nous ne serons pas nombreux encore de ce monde.
Sans un mot, les soldats refluent pour regagner leurs tranchées et se préparer à la bataille. Le capitaine Sachedieu commence à s’éloigner avec Sainte-Anne, mais Ardavast les rappelle.
LE COLONEL ARDAVAST
Capitaine… Dans cette lettre (il lui montre la première lettre), on m’informe du décès du colonel Adamson-Berg. Il était de vos amis, je crois… avant la guerre...
Le capitaine Sachedieu ne répond pas immédiatement, trop choqué par la nouvelle. Puis il acquiesce d’un signe de tête.
LE COLONEL ARDAVAST
Nous avions de nombreux sujets de désaccords, et vous étiez l’un d’eux, capitaine. Je sais maintenant que j'avais tort, mais même avant cela, je respectais profondément cet homme et son fichu caractère de normand.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Comment est-il…
LE COLONEL ARDAVAST
Une mauvaise fièvre… Cette fameuse grippe qui touche nos soldats, en particulier ceux qui ont été gravement blessés, et les emporte en quelques jours…
Le colonel lui tend la lettre. Le capitaine Sachedieu la prend.
5 / EXT. – JOUR / TRANCHÉES
Les tranchées sont pleines de soldats prêts à s’élancer sur le champ de bataille. Casque bien attaché sur la tête, armes en mains, ils attendent le signal. Ils sont silencieux et inquiets. Seul, les croassements des corbeaux se font entendre, et le battement de cœur est de plus en plus distinct. Dans sa tranchée, Le Guehennec a les yeux fixés sur cet horizon qu'il ne parvient pas à distinguer à cause d'un brouillard épais. Blastre est à ses côtés. Les deux hommes ne se parlent pas. Sachedieu et Sainte-Anne sont près du colonel Ardavast et de son régiment constitué d’hommes de toutes les nationalités, et de toutes les couleurs. Sachedieu adresse un léger signe de tête au colonel. Il lui désigne Sainte-Anne dont le regard est absent.
LE COLONEL ARDAVAST (se retournant vers Sainte-Anne)
Sainte-Anne, vous restez derrière moi, et vous me collez comme si vous étiez mon ombre, compris ?
Sainte-Anne ne répond pas. Il est ailleurs.
6 / (Flash-back 1) EXT. – JOUR / PLACE D'UN PETIT VILLAGE
Posté devant le portail d’un parc au fond duquel se trouve un château, un poilu (BLANCHET) (environ 35 ans), brun, regard enjoué et sourire enjôleur, profite du soleil en fumant une cigarette. Il regarde passer des fantassins et des civils. Près de lui, son jumeau discute avec une femme à l'allure aguicheuse. Dans le parc, sont dressées des tentes militaires entre lesquelles on peut apercevoir des faisceaux de mousquetons Berthier et où vaquent d’autres soldats, poilus et coloniaux. Blanchet se redresse, intrigué. Il écrase sa cigarette sous sa semelle. Cinq soldats, l'air fantomatique, se plantent devant lui. Son frère cesse de parler à la femme qui remonte son châle sur ses épaules. Les uniformes des nouveaux venus contrastent avec ceux des soldats présents. Ils sont sales, poussiéreux et usés. Les hommes, en sueur sous la chaleur du soleil et de leurs képis, ne valent guère mieux. Le plus âgé est un capitaine (SACHEDIEU) (environ 40 ans) au regard noir et vif. Il a un début de barbe noire. Derrière lui, se tient un sergent (PONDEVY) (environ 30 ans), à peu près de la même taille. Son regard, très doux, est brun et son début de barbe est d’un blond roux. Il porte un brassard de la croix rouge sur la manche gauche de sa capote. A sa gauche, il y a deux soldats de 1ère classe. L’un (LE GUEHENNEC) (environ 25 ans), au physique athlétique et à la barbe blonde, a le regard bleu et franc. L'autre (BLASTRE) (environ 35 ans) est le moins avenant des cinq. Grand et très maigre, il n'a plus de bras gauche. Son œil visible, le droit, a des difficultés à fixer ce qu’il regarde. L’autre est dissimulé, ainsi que la partie gauche de son visage, sous une mèche poisseuse de cheveux noirs et gris. Son visage, tourné vers la femme qui évite de le regarder, affiche un sourire déformé. Enfin, à droite du sergent, il y a un soldat de 2nde classe (SAINTE-ANNE) (à peine 20 ans), plus petit et plus frêle que les autres, le regard noir et ombrageux, et un début de barbe brune. On distingue sur son uniforme du sang séché au niveau du col et de la poitrine.
LE LIEUTENANT BLANCHET (au garde-à-vous)
Lieutenant Blanchet, capitaine !
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Rompez, lieutenant Blanchet.
Le lieutenant enfile rapidement sa vareuse, posée derrière lui, entre les barreaux du portail. Il hésite. Il les regarde tous, et s’arrête sur le soldat au sourire bizarre.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Un problème Lieutenant Blanchet ?
LE LIEUTENANT BLANCHET
Aucun, cap'taine. En fait, on n’attendait plus personne… à part les Britishs. Mais y sont pas censés arriver avant d’main. (Silence - Un nouveau coup d’œil sur les soldats) On dirait qu’ vous arrivez de l’enfer. C’est’y qu’Satan vous y aurait r’tenus ?
LE GUEHENNEC
On a perdu notre carton d'invitation...
Le sergent se tourne vers Le Guehennec en fronçant les sourcils. Blastre sourit vers la fille, étranger à la conversation, et Sainte-Anne étouffe un rire nerveux. Le capitaine esquisse à peine un mouvement de la tête vers ses hommes.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Le Guehennec, vous parlerez quand on vous le demandera. (Au lieutenant) Nous avons l’ordre de nous présenter à l’officier qui dirige ce régiment.
Le lieutenant se tourne vers son collègue. Ils échangent un regard incrédule.
LE LIEUTENANT BLANCHET
Vous savez, c’est pas vraiment un régiment ici…
Le capitaine ne dit rien. Guidé par le lieutenant, les cinq soldats pénètrent dans le parc. Ils passent près d'une tente marquée d'une croix rouge. Autour d'elle, des hommes sont couchés sur des brancards. Il y a, parmi eux, des blessés à différents degrés, des amputés, des Gueules Cassées... Les plus valides sont assis et lisent un journal ou jouent aux cartes. Une infirmière au physique de nageuse olympique, sort de la tente, emportant un panier de linge plus rougi que son uniforme. Un géant aux cheveux rares, portant des lunettes (le MAJOR ANSELME), prend l'air à l'entrée de la tente. Sa blouse de chirurgien est tâchée, elle aussi. Il essuie une scie. Avant de retourner sous la tente, son regard croise celui de Sachedieu. Sainte-Anne remarque, quant à lui, à l'écart, des morts que cachent difficilement des bâches trouées. Plus loin, des soldats, valides, lavent leur linge dans un bac et l'étendent sur des fils accrochés entre les tentes. D'autres nettoient leurs gamelles, ou entretiennent leurs armes. Tous ces visages, aux traits tirés, venus des quatre coins du monde, regardent passer avec une curiosité mêlée de tristesse, parfois de fatalité, les cinq soldats.
LE LIEUTENANT BLANCHET
Comme je l’disais, c’est pas un régiment ici. C’est plutôt c’qui reste d'plusieurs… En fait, quand y reste moins d' dix hommes d'un régiment, après la bataille, et quand les Huiles savent pas trop où les mettre, y finissent par échouer ici… Comme vous...
Tandis qu’il continue à parler, le 1ère classe Le Guehennec tire la manche du sergent. Celui-ci ralentit le pas. Le Guehennec parvient à sa hauteur.
LE GUEHENNEC (à voix basse)
Sûr que ça ressemble pas à l’ombre d’un régiment, sergent. J’ai plus l’impression d’être un cheval qu’on est en train de conduire à l’abattoir.
LE SERGENT PONDEVY (Sur le même ton)
T’en as d’autres comme celles-là ?
LE GUEHENNEC (à voix basse)
Oui... Parfois, j'ai l'impression que c'est pas réel... Que je suis en train de faire un mauvais rêve...
En marchant, le sergent se tourne vers Blastre, et Sainte-Anne qui s’est détaché du groupe.
SOLDAT LE GUEHENNEC
Franchement, vous trouvez pas que c’est glauque c't endroit, sergent ? Pourquoi ils nous regardent comme ça ?
LE SERGENT PONDEVY
Tu voudrais qu’ils nous regardent comment ?
Tandis que le lieutenant Blanchet poursuit ses explications sans remarquer qu’il n’est plus écouté, le capitaine se retourne vers le sergent et Le Guehennec. Un regard suffit à stopper net leur conversation, et un autre à désigner Sainte-Anne, à la traîne. Le sergent laisse Le Guehennec et Blastre le dépasser. Lorsque Sainte-Anne arrive à sa hauteur, il lui chuchote quelque chose. Le 2nde classe lui jette un regard mauvais et accélère le pas, mais pas assez. Le sergent l’attrape alors par le bras. Sainte-Anne se dégage aussitôt et, cette fois, accélère vraiment le pas.
LE LIEUTENANT BLANCHET
C’est le colonel Ardavast qui dirige…
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Ardavast ? Malo Ardavast ?
LE LIEUTENANT BLANCHET
Exact, mon capitaine. Vous le connaissez ?
L'absence de réponse du capitaine laisse le lieutenant dubitatif. Il abandonne les cinq soldats près d’une tente plus grande que les autres, et disparaît à l’intérieur. Blastre qui, jusqu’ici, semblait étranger à ce qui se passait autour de lui, se rapproche du capitaine.
BLASTRE (à mi-voix)
Est-ce qu’on doit s’inquiéter, mon capitaine ?
Son élocution est difficile, chuintante, mais assez claire pour être comprise.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose. Ardavast a la réputation de protéger ses hommes et de monter au front. Il était dans la police avant la guerre, et il a l’instinct d’un chien de chasse.
LE SERGENT PONDEVY
Traduction : s’il sent quelque chose qui ne lui plait pas chez nous, il ne nous lâchera pas. Un de vos anciens collègues, mon capitaine ?
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Pas vraiment. Mais nous nous sommes déjà croisés.
LE GUEHENNEC
On part à huit et on arrive à cinq. Ça paraîtrait louche à n’importe qui.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
C’est à moi d'expliquer ça. Vous, vous restez à l’écart autant que possible. Personne ne parle ou n'agit sans ma permission. C’est compris ?
Le sergent et les deux 1ères classes acquiescent, pas le 2nde classe qui garde la tête baissée sur ses brodequins. Tous se tournent vers lui.
LE CAPITAINE SACHEDIEU (élevant la voix à son intention)
C’est compris ?
Le sergent bouscule Sainte-Anne qui relève la tête et acquiesce de mauvaise grâce, d'un clignement des yeux. Il y a de la colère dans son regard.
Le colonel Ardavast, suivi du lieutenant, sort de la tente et vient à la rencontre des cinq hommes qui le saluent. Le colonel (environ 55 ans) a le regard gris et désabusé. Ses cheveux et sa barbe naissante sont gris, eux aussi. Son uniforme renforce une prestance naturelle. Il passe rapidement les cinq hommes en revue.
LE COLONEL ARDAVAST
Lieutenant, pendant que le capitaine et moi allons discuter, vous devriez montrer nos douches à ses hommes, et leur présenter notre barbier. Ensuite, vous leur trouverez des équipements à la réserve. (Au capitaine) Tous les soldats en reçoivent un en arrivant ici. C’est le moins que l’on puisse faire.
Sa voix brisée est douce, apaisante. D’un signe de tête, le capitaine indique à ses hommes qu’ils peuvent accompagner le lieutenant. Il les suit du regard, un instant.
LE COLONEL ARDAVAST
Croyez-le ou non, capitaine, j’ai demandé cinq cents uniformes, il y a un peu plus d’un an, et je ne les ai reçus que la semaine dernière. Les hommes qui auraient dû les porter sont tous morts aujourd’hui.
Le capitaine ne répond rien. Le colonel n'attend pas de réponse.
LE COLONEL ARDAVAST (retournant vers sa tente)
Suivez-moi, capitaine.
Il entre sous la tente.
7 / (Flash-back 1) INT. – JOUR / TENTE DU COLONEL ARDAVAST
Le capitaine reste près de la sortie. Il jette un coup d'œil rapide sur les lieux : au centre, une table, au fond, un lit de camp, et à côté du lit, sur une vieille chaise, quelques effets personnels. Le colonel s'approche de la table et fouille parmi les documents, les livres et les cartes d'état major qui se trouvent dessus. Il finit par en extraire un dossier dont il fait mine de parcourir les feuillets tout en observant le capitaine à la dérobée. Il ferme le dossier et le pose parmi les autres documents.
LE COLONEL ARDAVAST
Capitaine Sachedieu, j’attendais huit hommes, hier. Vous arrivez avec un jour de retard, et vous n’êtes que cinq. Pouvez-vous m’en expliquer les raisons ?
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Nous nous sommes perdus, mon colonel.
Le colonel a un sourire froid. Il ne semble guère éprouver de sympathie pour le capitaine. Le sentiment est réciproque.
LE COLONEL ARDAVAST
Capitaine, nous nous connaissons trop bien pour croire que l’un de nous est un imbécile. Cette guerre a fait de nous des survivants…
LE CAPITAINE SACHEDIEU (le coupant)
Certains n’arrivent pas à l’assumer.
LE COLONEL ARDAVAST
Et ils préfèrent déserter... Cela ne me surprend pas de simples soldats, mais d'un capitaine… Vos hommes, et vous-même étiez sous les ordres de Borel. Vous avez été mis à sa disposition, il y a trois mois, après que votre unité ait été décimée à Vaux.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Nous obéissions aux mêmes ordres, mais Borel commandait ses hommes, et moi les miens. Pagnat et Papion étaient sous sa responsabilité.
LE COLONEL ARDAVAST
Comme le 2nde classe Sainte-Anne. Pourquoi ne les a-t-il pas suivis ? Je suppose que vous lui avez posé la question.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Il ne parle pas. Le sergent Pondevy pense qu’il est muet… ou trop traumatisé pour parler.
LE COLONEL ARDAVAST
Trop traumatisé ? Pondevy est médecin ?
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Son père l’était. Le sergent s'est engagé comme infirmier dans les services de santé. C'est lui qui a soigné Blastre.
LE COLONEL ARDAVAST
Pourquoi n’a-t-il pas été renvoyé chez lui, celui-là ?
LE CAPITAINE SACHEDIEU
On a essayé. Il a passé dix mois à l'hôpital. Un jour, on l'a vu revenir. Il n’a jamais voulu repartir. S'il y en a un qui devrait rentrer chez lui, quelques jours, c’est Le Guehennec. Il a une femme et trois enfants. Cela fait plusieurs mois qu’il ne les a pas vus.
Le colonel lève la main. Il a compris.
LE COLONEL ARDAVAST
Toutes les permissions sont suspendues. Joffre veut lancer une offensive contre les boches, dans la Somme, et les britanniques vont nous y aider. Un régiment écossais arrive ici, demain.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Vous croyez que les allemands accepteront de danser aux sons des cornemuses ?
LE COLONEL ARDAVAST
Ne vous y fiez pas, capitaine. Il n’est pas question de victoire. Si on nous envoie là-bas, c’est pour occuper l'ennemi, le détourner de Verdun. Nous en revenons tous les deux, et nous savons ce qui s’y passe.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Vous pensez que cela va être pire ?
Le colonel a un rire désabusé.
LE COLONEL ARDAVAST
Verdun, ce n’est pas encore terminé… En tous les cas, ce ne sera pas mieux que là-bas. Joffre et sa clique veulent rendre la monnaie de leur pièce aux boches en les travaillant à l’usure, et tant pis si ça doit nous coûter des centaines de milliers de vies.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Puis-je le dire à mes hommes ?
LE COLONEL ARDAVAST
Une fois qu'ils sauront, combien d’entre eux décideront de déserter ? Après tout, faites comme bon vous semble, capitaine. En attendant, allez donc les rejoindre et profitez du temps qu'il vous reste… Pensez aussi à trouver une autre réponse à ma question. La bonne, si possible.
Le capitaine salue le colonel. Une fois dehors, il lâche un soupir de soulagement.
8 / (Flash-back 1) EXT. – SOIR / LA ROULANTE (cantine qui suit les régiments)
Les cinq hommes sont attablés en compagnie d’autres soldats. Ils sont propres, tête entièrement rasée de frais, sauf Blastre, pareil à lui-même. Les feux de camps sont allumés et des groupes se sont formés autour. Tous les soldats attablés ont l’air d’apprécier la nourriture. En particulier Sainte-Anne qui mange de bon cœur sous les regards de ses camarades. Il s’en rend compte et interroge du regard le capitaine Sachedieu qui le gratifie d'un sourire amical. Blastre, lui, a un rire ironique.
BLASTRE (d'une voix chuintante)
Vas-y, gamin. Mange. Tu ne sais pas qui te bouffera.
Le capitaine Sachedieu, le sergent Pondevy et le soldat Le Guehennec le regardent comme s’il avait dit la chose la plus stupide du monde. Quant à Sainte-Anne, il étouffe un renvoi et repousse sa gamelle. Avant que l’un d’entre eux ait pu dire quoi que ce soit, un soldat du camp aperçoit le colonel et l’interpelle.
LE SOLDAT
Mon colonel, vous en cassez une petite avec nous ?
Le colonel s'installe à côté de Sainte-Anne qui tente de se déplacer vers Blastre D’une bourrade, Blastre le renvoie à sa place. Ardavast, auquel la tentative de « fuite » du jeune homme n’a pas échappé, n'émet aucun commentaire et reporte son attention sur un soldat qui lui tend un quignon de pain. Sachedieu, Pondevy et Le Guehennec l’observent. Sainte-Anne ne bouge plus. Blastre mange, comme les autres soldats, sans se montrer surpris qu’un officier supérieur dîne parmi eux.
LE COLONEL ARDAVAST
Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, Capitaine, les officiers se font rares ici. A part les lieutenants Blanchet et notre chirurgien, le major Anselme, il n'y a que vous et moi. Cela vous met en deuxième position dans la chaîne de commandement…
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Je n'ai pas la prétention de prendre votre place. Je n'ai pas assez d'amis en haut lieu pour ça, colonel.
LE COLONEL ARDAVAST
Que Dieu préserve mes amis, comme vous dites, de me vouloir général avant la fin de cette guerre.
Les deux hommes éclatent de rire. L'atmosphère se détend.
9 / (Flash-back 1) EXT. – NUIT / CAMPEMENT DANS LE PARC
Les cinq soldats sont couchés autour de leur feu de camp. Réveillé, le sergent Pondevy observe ses compagnons. Le Guehennec tourne le dos au feu. Blastre, dont le souffle régulier indique qu'il dort profondément, émet un léger chuintement. Le capitaine Sachedieu est assis auprès de Sainte-Anne dont le sommeil est fiévreux. Lorsque celui-ci s'agite un peu trop, le capitaine pose une main apaisante sur sa poitrine ou sur son front. Le visage du jeune homme, éclairé par les flammes, perle de sueur. Celui du capitaine est pâle, malgré la lueur du feu.
LE SERGENT PONDEVY (couché sur son lit de camp)
Vous devriez dormir un peu, mon capitaine, sinon vous ne tiendrez pas longtemps.
Le capitaine Sachedieu ne répond pas. Il fixe les flammes devant lui.
LE SERGENT PONDEVY
Qu'est-ce qui arriverait si vous lâchiez prise, vous aussi ? Le colonel est peut-être quelqu'un de bien, mais nous, c'est sur vous qu'on compte… depuis le début. Combien de temps croyez-vous que le gamin tiendra, sans vous, avant de devenir complètement dingue ? Et nous ? On a tous besoin de vous...
Le capitaine regarde le sergent qui se lève, attrape sa couverture, et le rejoint.
LE SERGENT PONDEVY (accroupi, face au capitaine)
Faites pas l'enfant, mon capitaine, et laissez-moi votre place. Je vais veiller sur lui.
Le capitaine pose une main amicale sur l'épaule du sergent. Il se lève, fourbu de fatigue. Les deux hommes échangent leur place.
10 / (Flash-back 1) EXT. – MATIN / CAMPEMENT DANS LE PARC
Le crépitement d'un feu, des bruits de casserole en fer, des voix, des cris, de la fumée, l’humidité… comme dans les tranchées, sur le front. Le capitaine Sachedieu se réveille en sursaut. Il a le visage blême. Il est désorienté, un court instant. Ses yeux le piquent à cause de la fumée. Il parvient à voir, au-delà de leur feu de camp éteint, Blastre, assis sur sa couche. Sur son visage déformé, se lit la panique et l’incompréhension. Autour d'eux, c'est un va-et-vient incessant de soldats. La plupart des tentes ont été démontées. Les équipements usés sont transportés vers un feu de joie, d'où provient la fumée. Quelques soldats sont attroupés autour et discutent en buvant un café, d’autres se sont rassemblés sous un abri de fortune, juste à côté. Une bruine, noircie par la fumée, tombe tristement sur le camp. Un mouvement proche attire l'attention du capitaine. Le sergent, à peine réveillé, vient de se rendre compte que Sainte-Anne a disparu. Il se lève, chancelant. Le capitaine le rejoint, suivi de Le Guehennec et de Blastre. Autour d'eux, il n'y a aucune trace du jeune soldat.
LE GUEHENNEC (Au sergent Pondevy)
On peut vraiment rien te confier à toi !
LE SERGENT PONDEVY
Tu crois que tu aurais fait mieux ?
LE CAPITAINE SACHEDIEU
La ferme, vous deux ! (Au sergent) On règlera ça plus tard. En attendant, il faut retrouver Sainte-Anne, et vite.
LE GUEHENNEC
Ça va pas être facile dans tout ce bordel… On se croirait presque à une fête de la Saint-Jean.
BLASTRE (d'une voix chuintante)
Pour c'qu'est du morveux, on a un aut’ problème… Les pandores ont mis la main d’sus avant nous...
Près du feu de joie, le colonel discute avec un gendarme. Plus loin, un autre attend auprès de Sainte-Anne dont les pieds et les poings sont enchaînés.
LE GUEHENNEC
On devrait parler au colonel, mon capitaine. Pendant qu’on peut encore sauver nos têtes…
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Et celle de Sainte-Anne, tu y penses ?
L’un des gendarmes fait signe à l’autre de libérer le jeune soldat. Ils quittent le colonel en lui laissant Sainte-Anne qui aperçoit ses compagnons. Le colonel les voit aussi. Son regard ne laisse aucun doute sur ses intentions. Il fond sur eux, entraînant de force le jeune soldat dans son sillage. Si Pondevy, Le Guehennec et Blastre parviennent à prendre du champ, le capitaine n’a d’autre alternative que celle d’affronter le colonel qui libère sans ménagement un Sainte-Anne vindicatif.
LE COLONEL ARDAVAST (peu amène)
On m'a informé, capitaine, que les corps de deux soldats, sans papiers ni objets personnels sur eux, ont été découverts très tôt ce matin, entre la Baie des Lyonnes et ici. (Il jette un coup d’œil aux trois hommes en retrait) Et devinez qui on a trouvé, en train de se faire la belle, à moins d'un kilomètre d'ici ?
Le capitaine Sachedieu se tourne vers Sainte-Anne qui soutient son regard, avant de faire de nouveau face au colonel. Il garde ostensiblement le silence. Le colonel approche son visage du sien pour lui parler à l’oreille. Cependant, il parle suffisamment fort pour être entendu des quatre soldats. Sa voix a toujours la même douceur, mais une douceur inquiétante, cette fois.
LE COLONEL ARDAVAST
Dois-je vous rappeler certains « détails », capitaine, à propos des déserteurs et des meurtriers ?
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Non, mon colonel.
LE COLONEL ARDAVAST
Bien, maintenant, on arrête de jouer au plus malin.
Le regard du colonel confirme qu'il ne plaisante pas. Le capitaine hésite. Il cherche ses mots. Il se tourne à nouveau vers Sainte-Anne. Cette fois, celui-ci ne parvient pas à cacher ses émotions. Difficile de savoir si c'est la pluie ou des larmes qui coulent sur son visage. Il ferme les yeux et s'essuie d'un revers de manche.
11 / (Flash-back 2) EXT. – JOUR / SUR UNE ROUTE DE CAMPAGNE.
Achevant son geste, Sainte-Anne ouvre les yeux. Il a du mal à ne pas les refermer. La lumière est très forte. Ils sont huit poilus, marchant sur une route de campagne, épuisés, écrasés par le poids de leur havresac et par la chaleur. Le Guehennec dépasse Sainte-Anne, Blastre et PAPION (environ 30 ans), un basque trapu à la peau halée par le soleil, pour rattraper le capitaine Sachedieu.
LE GUEHENNEC
On va encore marcher longtemps, mon capitaine ? Vous qu'êtes du coin, vous savez où y s'trouve ce fameux patelin ?
LE CAPITAINE
Je suis peut-être normand, Le Guehennec, mais je ne connais pas toutes les routes du pays par cœur.
PAPION
On est peut-être près de chez toi, Le Guehennec ! Toi qui voulais revoir ta bergère et ses lardons ! Si ça se trouve, t’en auras un ou deux de plus. Tu seras pas le premier à t’faire blouser d'la sorte...
Le Guehennec se retourne sans prévenir et bouscule le 2nde classe Papion.
LE GUEHENNEC
Tu parles pas de ce que tu connais pas ! Compris ?
L’autre, n'attendant que cela, se débarrasse de son havresac, ôte sa vareuse, et remonte les manches de sa chemise. Le Guehennec en fait de même. Les deux hommes se battent. Tout le monde se décharge de son équipement. Le 1ère classe PAGNAT (environ 30 ans), un blond aux yeux verts de taille moyenne, vient à la rescousse de Papion. Il attaque le sergent Pondevy. Sainte-Anne est prêt à se lancer dans la mêlée, lui aussi, mais Blastre l’oblige à reculer d'un simple geste.
BLASTRE (d'une voix chuintante)
Te mêle pas de ça, gamin. Y’z’ont des comptes à solder qui t'regardent pas plus que moi.
Le jeune soldat comprend qu'à cet instant, il n’a aucune chance face à Blastre. Il cherche alors, tel un fauve en cage, la brèche qui lui permettra de rejoindre ses compagnons, mais Blastre est vigilant. BOREL (environ 35 ans), au physique sportif, le regard clair, tantôt dur tantôt fuyant, ne cache pas sa satisfaction : ses hommes sont les plus offensifs. Il observe la scène, en fumant. Son regard sur le capitaine Sachedieu et ses hommes ne dit rien qui vaille. Sachedieu tente de ramener les quatre combattants à la raison. Il parvient finalement à les séparer.
12 / (Flash-back 2) EXT. – JOUR / SUR UNE ROUTE DE CAMPAGNE. PLUS TARD
Formant plusieurs groupes, sept des huit soldats sont assis au bord de la route. Pondevy et Le Guehennec mangent un biscuit du soldat. Papion et Pagnat discutent à voix basse. Sainte-Anne les écoute. Blastre, lui, s'est rapproché du capitaine Sachedieu. Tous les deux observent le capitaine Borel qui fait les cents pas sur la route, impatient, fumant cigarette sur cigarette, et se parlant à lui-même. Bien que ne montrant aucune sollicitude à l'égard du capitaine Borel, le capitaine Sachedieu décide que la pause a assez duré et se lève. Tous les soldats l'imitent et hissent leur havresac sur leur dos, sauf Pagnat qui pose son équipement à ses pieds. Papion se place à ses côtés et, avec son couteau de « boucher », coupe les sangles de son havresac qui s’écrase au sol dans un bruit de gamelles en ferraille. Sachedieu, Pondevy, Le Guehennec et Blastre se retournent d'un même mouvement. Sainte-Anne, entre Sachedieu et ses hommes, d'une part, et Pagnat et Papion, d'autre part, est hésitant sur la conduite à avoir. Le capitaine Borel apparaît aux côtés du capitaine Sachedieu.
PAGNAT (au capitaine Borel)
Désolé, mon capitaine, mais nous, on va continuer de notre côté.
LE SERGENT PONDEVY (derrière Sachedieu)
Faites pas les cons, les gars. Vous savez ce que vous risquez. En plus, ce sera à nous qu'ils demanderont de le faire…
PAGNAT
Pour ça, faudrait qu'ils nous retrouvent et nous rattrapent. Ici, c'est nulle part. Ça n'existe même pas... Sauf dans nos têtes. On a une chance de vivre vraiment. C'est maintenant qu'il faut la saisir parce qu'une fois arrivé, on aura plus le choix et on mourra.
LE SERGENT PONDEVY (à voix basse à Sachedieu)
Il est en train de perdre la tête...
LE CAPITAINE BOREL
C'est faux ! Vous êtes des hommes, des vrais, et vous avez choisi de vous battre pour la patrie…
PAPION
La patrie ? Il n'y a plus de patrie depuis longtemps. Tout n'est que mensonge. Le monde n'existe même plus. Il est mort, et c'est nous qui l'avons tué. Nous ne sommes plus que des survivants à la dérive quelque part... (il lève un doigt vers le ciel) dans l'espace...
LE SERGENT PONDEVY (à voix basse à Sachedieu)
Capitaine, je crois qu'on a un gros problème...
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Si vous désertez, vous serez obligés de fuir toute votre vie. Vous pensez qu’elle sera meilleure ? (Il désigne Sainte-Anne) Et lui ? Il n'a même pas vingt ans, c'est cette vie que vous voulez lui imposer ?
PAGNAT
Il a peut-être pas vingt ans, mais il en a vu autant que nous. C'est à lui de décider ce qu'il doit faire...
Les deux hommes commencent à reculer. Blastre et Le Guehennec reprennent la route de leur côté. Pondevy resserre les sangles de son havresac. Sainte-Anne, toujours hésitant, voit ses deux compagnons s'éloigner et panique. Le capitaine Sachedieu s'avance vers lui, calme. A mesure qu'il s'approche, Sainte-Anne recule. Il est sur le point de se décharger de son havresac. Le capitaine s'arrête.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Sainte-Anne, réfléchissez... Vous allez devenir un fugitif. Si on vous arrête, c'est le peloton d'exécution. Vous n'aurez même pas le droit à un jugement.
Sainte-Anne blêmit. Deux coups de feu sont tirés juste derrière Sachedieu.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Non de D…
Sainte-Anne porte une main à son front. Il en retire du sang. Mais c’est Pagnat qui s'écroule, à quelques mètres derrière lui. Le capitaine Borel tient le second déserteur en joue, prêt à refaire feu. Ignorant le danger, Pondevy court vers les déserteurs. Il entre dans la ligne de tir de Borel qui enclenche le percuteur de son révolver. Le capitaine Sachedieu se retourne sur lui et parvient à détourner les tirs. Pondevy, Sainte-Anne et Papion plongent au sol. Une lutte s'engage entre les deux capitaines. Borel parvient à frapper son adversaire assez fort pour le déséquilibrer. En se relevant, le capitaine Sachedieu sent le canon du 1892, que Borel n'hésite pas à armer de nouveau, sur sa tempe. Pondevy est auprès de Pagnat qui agonise. Il lui porte les premiers secours sans quitter des yeux les deux capitaines. Derrière lui, Papion rampe jusqu'à un fossé. Pondevy voit Borel prendre le révolver que Sachedieu porte à sa ceinture. Une arme dans chaque main, l'une dirigée vers la tête de Sachedieu, l'autre vers Sainte-Anne. Borel oblige celui-ci à se relever. Pagnat gémit. Il attrape la main de Pondevy, la serre très fort et lâche son dernier souffle. Le sergent n'a pas le temps de s'apitoyer. Évitant tout geste brusque propre à attirer l'attention de Borel, il arme son fusil.
LE CAPITAINE BOREL (haletant, et à voix basse)
Tu te demandes si je vais te tirer une balle dans la tête, Sachedieu ? Je ne sais pas encore, mais c’est pas l’envie qui me manque, alors ne me tente pas... (A voix haute, forte) Posez tous vos armes par terre... et faites dix pas en arrière. (A Sainte-Anne) Ramasse leurs armes et ramène les ici. (Il élève encore la voix) Exécution soldats !
Le Guehennec et Blastre s'exécutent. Sainte-Anne aussi, mais à mi chemin entre les deux soldats et Borel, il s'arrête. Il n'a plus peur de Borel, ni de quoi que ce soit d'autre. Il y a quelque chose de déterminé dans son regard. Le Guehennec et Blastre perçoivent son changement d'attitude. Du regard et par des gestes discrets, Le Guehennec tente de dissuader le jeune soldat, quoi qu'il ait en tête. Sainte-Anne se décharge de son paquetage calmement. Borel le remarque mais ne s'en inquiète pas. Tenant toujours en joue Sachedieu, et se servant de lui comme une protection, il pointe sa seconde arme en direction du sergent Pondevy. Il cherche Papion du regard. L’absence de celui-ci le déstabilise. Sainte-Anne lui saute dessus et le prend à la gorge. L’attaque est aussi foudroyante que violente. Borel tire à plusieurs reprises. Le capitaine Sachedieu parvient à le désarmer tant bien que mal. De sa position, Pondevy perçoit une mêlée confuse. Il en profite pour gagner le fossé. Papion s'y traîne. Apercevant, le sergent, Papion se redresse et se met à courir à travers champ, sans un regard derrière lui.
13 / (Flash-back 2) EXT. – JOUR / SUR UNE ROUTE DE CAMPAGNE. PLUS TARD
Sachedieu parvient à séparer Sainte-Anne de Borel. Il contient difficilement le jeune soldat qui se débat, la bouche sanglante, ainsi que le cou et la poitrine, sans blessure apparente. Borel leur fait face en se tenant la gorge à deux mains. Il y a du sang sur son uniforme et sur sa figure. Sa bouche émet d’étranges borborygmes. Sa respiration est difficile. Il s’agenouille. Derrière Sachedieu, Le Guehennec et Blastre sont livides. Pondevy les rejoint. En contournant Borel, il voit des filets de sang couler entre ses doigts. Ses mains ne peuvent arrêter le sang qui s'écoule de plus en plus. Le sergent veut lui porter secours. Quelqu'un le retient. Il ne cherche pas à savoir qui. Comme les autres, il le regarde mourir. Borel cesse de respirer. Ses mains rougies glissent le long de son corps qui s'effondre. Le sang se répand sur la terre sèche sous sa tête et sa gorge déchirée. Sainte-Anne abandonne sa lutte contre l’étreinte qui le tient prisonnier. Sainte-Anne est en état de choc. Il a un haut-le-cœur. Il crache du sang… celui de Borel.
14 / (Flash-back 1) EXT. – JOUR / CAMPEMENT DANS LE PARC
Sainte-Anne est au sol. Son estomac s'est à nouveau logé dans sa gorge mais il n'a plus rien à vomir. Le sergent Pondevy l'aide à se relever tant bien que mal. La gravité reprend ses droits. Il pleut encore un peu.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
... Après on les a enterrés…
Le Guehennec et Blastre se rapprochent du capitaine Sachedieu et du colonel Ardavast qui les observe l'un après l'autre.
LE COLONEL ARDAVAST (en observant Sainte-Anne)
Vous pensez tous qu'il vous a sauvé la vie ?
LE GUEHENNEC
Si c'est pas le cas, sur le moment, et de là où on était, ça y ressemblait beaucoup, mon colonel, mais je suis pas certain qu'un juge soit du même avis.
BLASTRE (d'une voix chuintante)
Les choses, e's'sont passées comme le capitaine les a dites. On était tous témoins, et ça, l' Borel, i' nous l'aurait jamais pardonné… Tôt ou tard, i' nous aurait mis une balle par derrière... et tout l' monde aurait pensé qu'on s'rait tombés pour la patrie.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Les gendarmes...
LE COLONEL ARDAVAST
... sont juste venus ramener un déserteur, c'est tout.
Sachedieu est le premier à comprendre. Il reste calme, mais son regard brûle de colère. Le Guehennec s'interroge. Blastre affiche un sourire carnassier. Sainte-Anne chancelle. Pondevy le retient de justesse et le serre contre lui. Le sergent est au bord des larmes. Ils comprennent tous qu'ils ont été joués.
LE SERGENT PONDEVY
Mais, mon colonel... Vous avez dit… Les corps…
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Du bluff, Sergent... Les gendarmes n'ont rien découvert... On s'est fait avoir comme des bleus !
LE COLONEL ARDAVAST
Disons que j'ai de l'instinct, et je n’ai aucun scrupule à m’en servir. (Au capitaine) Votre allusion sur la désertion de Borel manquait de conviction. J’ai aussi observé la façon dont vous protégiez tous Sainte-Anne… Toujours un œil sur lui…
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Et vous vous êtes demandé pourquoi ?
LE COLONEL ARDAVAST
Vous avez toujours eu cette propension à protéger la veuve et l'orphelin, capitaine Sachedieu, et la stupidité de croire que vous pourriez sauver des criminels malgré eux. (Son regard se pose sur Sainte-Anne, toujours soutenu par Pondevy)
LE SERGENT PONDEVY
La guerre a fait des criminels de nous tous.
LE COLONEL ARDAVAST (fixant Pondevy et Sainte-Anne)
Elle n'a fait qu'exacerber nos qualités et nos défauts, sergent. Elle nous a obligés à faire des choix que nous n'avons jamais eu à faire en temps de paix, et nous allons devoir vivre avec.
Le ressentiment des cinq soldats laisse place à une expression d'incertitude.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Qu'allez-vous faire de... de nous, mon colonel ?
LE COLONEL ARDAVAST
Vous n'avez donc pas compris pourquoi on vous a envoyés ici, tous ?
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Pour les mêmes raisons que vous, j'imagine.
LE COLONEL ARDAVAST
Quelqu'un a eu peur de moi, capitaine et souhaite me savoir mort. Quelqu'un que j'ai attaqué de front et qui a décampé comme un animal peureux, mais je lui ai tourné le dos trop vite.
LE CAPITAINE SACHEDIEU
Les uniformes qui n'arrivent pas...
LE COLONEL ARDAVAST
L'espérance de vie, ici, est de moins d'un an. Si quelqu'un veut vous voir mort, capitaine Sachedieu, son vœu risque d'être exaucé dans les prochains mois... D'autant que ce n’est pas le moment de sombrer dans la folie, Sainte-Anne vous m’entendez ?
FIN DE LA PREMIERE PARTIE
Suite in : Les larmes de Cassandre (seconde partie – 2/2) : La Veuve.
(Tous droits réservés – Ihriae/J-NR)