Salutations.
Récemment, la folle idée d'imaginer une histoire de SF proche de l'épopée spatiale a germé dans mon esprit. J'ai donc couché mes quelques idées sur papier et essayé de les organiser en un projet cohérent. Tout ça ne vous paraîtra probablement pas très original, mais je m'intéresse plus ici à développer mon style, à améliorer la fluidité de ma narration, qu'à la substance elle-même.
Alors n'hésitez pas, si vous lisez ce premier chapitre, à partager vos impressions !
___________________________________
I : Le dernier jour du monde
Le bruit de l’alarme résonnait infatigablement dans la chambre de John Freeman. Le trentenaire était allongé sur son lit de la plus nonchalante des façons, le bras gauche pendant sur le flanc du matelas, tandis que sa main droite serrait toujours la ceinture de son pantalon, qu’il avait tout juste réussi à retirer avant de succomber au sommeil. Sur la moquette gisait une légion de vêtements sales qui n’avaient jamais atteint la panière leur étant réservée. Aujourd’hui était vendredi, et John le savait avant même d’être totalement conscient. Il se voyait quitter son travail, le sourire aux lèvres et le cœur plus léger que jamais. La ville était radieuse et le soleil rayonnait de son plus puissant zénith. John marchait, le pas vif, en direction du centre-ville, où les gratte-ciels s’élançaient majestueusement vers les cieux. Tout était réuni pour faire de cette date le jour parfait pour ses retrouvailles avec Penelope, pensa-t-il, lorsqu’un un terrible son strident déchira soudain l’atmosphère. Le sol se mit à trembler et les vitres des immeubles alentours explosèrent sous l’effet des ondes sonores métronomiques qui s’abattaient sans cesse sur la métropole. Les gens criaient et courraient de toutes parts dans le chaos inexplicable qui venait de se saisir de leur foyer urbain. John regarda autour de lui et sentit son cœur palpiter.
« Et merde » murmura-t-il tout en essayant d’atteindre son réveil avec sa main gauche. À peine réveillé, le jeune conseiller en finances quitta son lit à toute vitesse et enfila maladroitement son pantalon de la veille. Il jeta sa chemise, froissée de sa monotone aventure nocturne, et étendit machinalement sa main vers l’étagère sur laquelle reposaient habituellement ses chemises propres. Quelques secondes à sonder le bois nu de son armoire suffirent à lui faire réaliser le désordre dans lequel commençait sa journée : son capricieux réveil avait inexplicablement décidé de déclencher son alarme avec trente minutes de retard, et il n’avait plus une seule chemise à sa disposition. « Oh non, pas aujourd’hui » gémit-il, s’élançant sans réfléchir dans le couloir de son appartement pour lasser ses chaussures de manière approximative. Il enfila sa veste de costume deux pièces noire des années 1990, et claqua la porte d’entrée derrière lui.
Norbert Topu était un militaire retraité qui avait perdu sa compagne il y a de cela six ans. Depuis lors, il avait vécu une vie très solitaire, uniquement rythmée par ses activités au club du troisième âge dans lequel il s’était inscrit à la mort de son épouse. À une ou deux exceptions près, Norbert détestait tous les membres de ce club pour une raison ou pour une autre. Vendredi était le jour des échecs. C’était le jour où il pouvait prouver à tous ses compères que son intellect et son esprit militaire lui permettaient de développer une stratégie qui lui garantissait invariablement la victoire. C’était le jour de son affirmation de puissance hebdomadaire, le jour où il se sentait enfin revivre de la souffrance qu’avait fait naître en lui la solitude. Vendredi était, en somme, son jour préféré. Cependant, ce vendredi débutait de bien étrange façon, lorsqu’un grand homme noir d’environ 180 centimètres se présenta à sa porte, l’air embarrassé.
« Monsieur Topu, commença John, désolé de vous déranger de si bonne heure, mais j’aurais besoin d’un service. »
Norbert dévisagea son voisin de palier un instant, se demandant bien pourquoi cet homme se trouvait torse nu sous sa veste de costume deux pièces noire des années 1990.
« Quel genre de service ? répondit-il sans l’ombre d’une politesse de formalité.
– Vous n’auriez pas une chemise à me prêter pour la journée, par le plus grand des hasards ?
– Une chemise ? Vous voulez que je vous prête une de mes chemises ?
– Je sais, c’est très inhabituel, mais j’ai un rendez-vous d’affaires important aujourd’hui, et toutes mes chemises sont salles...
– Je me fiche bien de savoir pourquoi vous vous permettez de formuler une telle demande. Le fait même que vous y pensiez est honteux. C’est grotesque.
– Mais...
– Grotesque ! Fichez-moi donc la paix et allez laver une de vos propres chemises. Bonne journée. »
Le vieillard referma violemment la porte au nez de son interlocuteur. Son esprit, plus excité que jamais ces six dernières années, imaginait divers scénarios, tous menant au plus triste jour de la vie du jeune homme. Un ricanement sadique s’échappa de son buste rétréci par l’âge et il se laissa tomber dans son fauteuil de velours, la bouche à demi-ouverte et les doigts tremblants, épuisé par l’excitation que lui avait déjà offert son jour préféré.
Confus, John se précipita dans la rue pour essayer de monter dans le premier bus en direction du centre-ville. Il n’avait plus le temps de retourner chez lui pour enfiler une chemise froissée. Dorénavant, il devra consacrer chaque seconde de son temps à accomplir l’impossible : arriver à temps à la réunion avec le plus gros investisseur que son équipe avait jusque là convaincu de rencontrer. Fermant nerveusement sa veste, il décida qu’il improviserait une explication à l’absence de vêtement sur son torse, ou bien qu’il se débrouillerait pour emprunter celui d’un collègue. Courant à toute allure, John ne cessait de se répéter qu’il avait plus de temps qu’il n’en fallait pour se rendre à destination. Il traversa la rue avec négligence pour atteindre son arrêt de bus lorsque ses yeux se posèrent sur l’écran d’affichage d’informations en temps réel. Du haut de ses 2,5 mètres, le panneau affichait un message froid et impersonnel annonçant une rupture temporaire des lignes de bus censées faire escale ici.
John resta immobile quelques secondes. Il voulait vérifier qu’il ne rêvait pas, que ses yeux ne l’avaient pas trahi le matin le plus important de sa carrière. « Pourquoi aujourd’hui ? » se demanda-t-il avant de faire signe au premier taxi venu de s’arrêter. Une longue voiture argentée s’arrêta le long du trottoir pour permettre à son nouveau client de prendre place sur le siège passager plus facilement. « Rue Howe, s’il vous plaît » ordonna John sans même regarder son chauffeur dans les yeux. Le conducteur lança un rapide regard inquisiteur vers son passager, acquiesça sans dire un mot et démarra.
John remarqua vite que le propriétaire du taxi n’était pas enclin à parler, et le jeune homme l’en remercia silencieusement. Il avait enfin quelques minutes devant lui pour mettre en ordre ses pensées. Sa montre indiquait 9h18. Il lui restait précisément douze minutes pour aller au travail, trouver, au mieux, une chemise, au pire, l’excuse du siècle, et se remémorer la préparation de l’argumentaire qu’il avait prévu d’utiliser lors de la rencontre avec son investisseur japonais. Soudain, une vibration provenant de la poche intérieure de sa veste interrompit ses pensées. Il se saisit de son téléphone portable et pressa machinalement le bouton principal, entraînant l’ouverture du message qu’il venait de recevoir :
« Coucou. Grand jour en perspective, la tension monte. Bonne chance. Je t’aime. P. »
Le visage de John resta longuement figé, un immense sourire dessiné entre chaque oreille. Il relit le message à plusieurs reprises avant de répondre une note d’affection similaire. Aujourd’hui serait effectivement un grand jour. Aujourd’hui, John ouvrait les négociations avec son plus gros client, Pénélope concluait l’un des meilleurs marchés de sa carrière de commerciale à l’autre bout du monde, et surtout, elle rentrait ce soir après trois longues semaines d’absence. John demeura perdu dans ses pensées jusqu’à ce que le chauffeur de taxi l’interpelle :
« Eh. 21 dollars et 65 centimes. »
Freeman plongea sa main dans la poche droite, puis dans la poche gauche de sa veste pour y recueillir l’argent qui s’y trouvait. Il compta rapidement la fortune qu’il avait réunie, et leva ensuite la tête en direction du chauffeur, les yeux agars.
« Ah... je suis désolé, je n’ai que 20 dollars sur moi. »
Le chauffeur foudroya instantanément le jeune homme des yeux. Il fit une grimace du coin de la bouche avant de s’exclamer :
« Ah oui ? Et bien nous avons un problème. C’est 21 dollars et 65 centimes. Pas un de moins.
– Écoutez, je suis désolé, mais je n’ai que ça sur moi. J’ai un rendez-vous très important auquel je dois me rendre sur le champ. Si vous me laissez votre adresse, je peux vous envoyer l’argent dès demain ? »
Le regard de l’homme s’accrut en menace et en agressivité.
« 21 dollars et 65 centimes, pas un de moins. Vous les avez pas ? J’appelle la police.
– Vous rigolez ? Vous êtes en train de m’emmerder pour 1 dollar, c’est bien ça ? »
Pendant les six prochaines minutes, John se demandera si les choses se seraient mieux passées pour lui s’il n’avait pas perdu son sang froid. Quoiqu’il en soit, la police arriva trois minutes après la dispute avec le taxi. Ils prirent la déposition de chacun des partis avant d’interroger longuement John, aboutissant à des questions sans rapport avec le problème. Le conseiller financier essaya de décider si les policiers n’aimaient pas le fait qu’un homme de couleur soit torse nu en public, qu’il n’ait pas assez d’argent pour payer son dû au chauffeur de taxi, ou les deux à la fois. L’un des agents des forces de l’ordre conclut :
« Bien, vous devez donc 1 dollar à ce monsieur...
– Un dollar et 65 centimes ! s’écria le conducteur, témoignant d’un mélange d’indignation, de mépris et de satisfaction sadique.
– Oui, reprit le policier, et majorée par l’amende, nous obtenons 71 dollars et 65 centimes. Payables dans les 48 heures sous peine de majoration, puis de poursuites judiciaires. Compris ? »
John ne chercha pas à exprimer le moindre désaccord. Il pris l’amende, remercia cordialement les policiers et lança un geste amical au chauffeur. Enfin libre de ses mouvements, il regarda anxieusement sa montre : elle indiquait 9h27. Trois minutes. Il enjamba deux à deux les marches du parvis, traversa la porte d’entrée et pénétra dans l’ascenseur en direction du quatrième étage. À peine le signal sonore eut-il retenti que Freeman se libéra du confinement que le cube de métal exerçait sur lui. Il décida de faire un crochet par le bureau d’Hernandèz pour lui demander une faveur.
« Hernandèz ? Tu n’aurais pas une chemise sous la main ? »
Son collègue à l’épaisse barbe leva les yeux et éclata de rire à la vue de son ami à demi-nu. Constatant que ce dernier était manifestement pressé, il reprit son souffle et répondit :
« Et bien non, mise à part celle que j’ai sur moi.
– Ça fera l’affaire.
– Pardon ?
– Pas le temps d’expliquer, question de vie ou de mort. Tu me dois bien ça. »
Juan Hernandèz se leva avec réticence et déboutonna les boutons de sa chemise, révélant un t-shirt blanc déjà tâché de sueur.
« Tiens, prends-en soin, c’est ma préférée. De quoi j’ai l’air maintenant ?
– De mon saveur. Merci.
– C’est bien parce que je te dois ma place, répondit Juan alors que son ami s’éloignait. »
John enfila la chemise verte foncé trop grande pour lui et remit sa veste sur ses épaules. 9h30 précise. Il avait réussi. En un éclair, il atteignit la salle d’attente où devait se trouver son potentiel client. Passant sa main sur son crane rasé comme pour oublier les mésaventures de la matinée, il arbora un sincère sourire de courtoisie qu’il présenta avant toute autre chose en ouvrant la porte.
Un homme manifestement japonais de taille moyenne se tenait au centre de la pièce. Son costume trois pièces et ses chaussures de cuir témoignaient d’une aisance certaine et sa main droite, ornée d’une chevalière, était serrée dans celle de Bob Putzig. John ne comprenait pas. Que faisait son patron avec le premier gros investisseur avec qui il avait établi de bonnes relations ? Les deux hommes se tournèrent d’un mouvement en direction du conseiller à l’allure tout juste acceptable.
« Monsieur Ozuma ? Monsieur Putzig ? »
Le silence de ses semblables effaça le sourire du visage de l’ambitieux jeune homme. Bob Putzig relâcha la main de son nouveau client et l’invita à quitter la pièce. Celui-ci prit congé de John sans l’ombre d’un regard. Freeman laissa s’échapper des balbutiements inintelligibles alors que ses pieds étaient fixés au sol et que sa transpiration commençait à se mêler à celle qu’Hernandèz avait laissée sur la chemise. Il vit son patron escorter Ozuma jusqu’à l’ascenseur et s’attarder en politesses fallacieuses. Lorsqu’il en eut enfin terminé, Putzig fit volte-face et se hâta vers John, le regard irrité.
« Freeman. Venez dans mon bureau. »
John suivit Bob Putzig de manière machinale. Il s’interdit de former toute hypothèse quant aux évènements et au retournement de situation de ce matin. Le jeune homme se contentait de mettre un pied devant l’autre, le visage vide, le cœur lourd et l’esprit faussement serein. Il ferma la porte du bureau et s’assit avant même d’y avoir été invité. Putzig prit place derrière son espace de travail couvert de papiers et de matériel informatique.
« John... » dit-il d’une voix cafardeuse avant de stopper son souffle, comme s’il ne pouvait se résoudre à continuer sa phrase.
John le regardait droit dans les yeux, stoïque et paisible. Il n’était plus vraiment ici. Son esprit, déjà résolu à accepter l’issue de cette discussion, était allé retrouver Penelope et les voluptueux souvenirs qu’elle avait forgés dans sa mémoire. Il pensait à la couleur de ses yeux et à la forme de ses lèvres. Il recréait avec fidélité chaque ligne de son corps pour mieux l’étreindre de toute son affection. Il pensait à l’être formidable qu’elle était et à la gratitude qu’il ressentait de partager sa vie.
« … bien peur que les nouvelles soient mauvaises, déclara Bob, que John recommença d’écouter.
– Je suis licencié, n’est-ce pas ?
– Oui, répondit le patron après avoir longuement expiré.
– Pour quel motif ?
– À vrai dire, j’en sais très peu, John. La décision vient d’en haut.
– La décision vient toujours d’en haut, rétorqua John d’un ton cynique.
– Tout ce que je sais, c’est que tes performances n’ont pas convaincu.
– Pardon ? Mes performances ? Que savent-ils de mes performances ?
– Et bien, ils…
– Est-ce qu’ils savent que j’ai tout donné pour ce travail ? Que j’ai sacrifié mon temps libre et mon sommeil pour lui ? Que je ne trouve même plus le temps de manger correctement ou de laver mes foutues chemises ?
– Vois le bon côté des choses John, maintenant tu peux dormir tranquillement et laver tes chemises tous les jours ! répondit gaiement Putzig avait de se rendre compte de l’ineptie profonde de sa remarque.
– Et Ozuma ?
– Il est arrivé avec une demi-heure d’avance, sans crier gare. Mon supérieur m’a ordonné de commencer les négociations immédiatement… désolé John, mais tu sais qu’on ne plaisante pas avec M. Jones.
– J’espère que vous avez conclu le marché ! »
Freeman se leva et quitta le bureau de son ancien directeur dans un élan partagé entre le désespoir et l’euphorie. Il l’entendit appeler son nom dans une pitoyable tentative de prolonger son agonie sous couverts d’encouragements à demi sincères, à demi embarrassés. Son licenciement officiel ne prendrait effet que dans une semaine, mais John ne vit aucune raison valable de s’éterniser dans les bureaux. Pas aujourd’hui.
Sans même passer par son bureau, John se mit en quête d’Hernandèz pour lui rendre son dû. Il retira sa veste et la laissa tomber aux pieds de son ami.
« Merci pour la chemise. Je n’en ai plus besoin. »
Déconcerté, Juan regarda d’abord la veste de costume deux pièces noire des années 1990 jetée en boule sur le sol, puis leva les yeux vers son collègue, qui s’en allait avec sa plus belle chemise. Il ne sut exprimer son incompréhension autrement qu’en poussant un sobre gémissement. À la réception du quatrième étage, le jeune homme fraîchement licencié lança un regard inquisiteur en direction de l’ascenseur et décida de prendre les escaliers. Sa descente fut si rapide qu’il fut obligé de sauter les marches de quatre en quatre pour éviter de trébucher. Il se retrouva au rez-de-chaussée en quelques secondes à peine, essoufflé et déchiré par la rage broyant son estomac et l’inexplicable sérénité envahissant son esprit. Ignorant ses semblables tandis qu’il traversait le hall de l’immeuble, John avançait tel un soldat marchant au combat, le pas ferme et déterminé. Il ouvrit les deux battants de la porte d’entrée sur toute leur amplitude, laissant ainsi l’intense lumière du jour pénétrer le sinistre bâtiment. Il ferma ses paupières le temps de s’en accommoder, puis il s’élança vivement en direction du cœur de la ville.
La métropole ne lui avait jamais paru si flamboyante qu’aujourd’hui. Levant le regard vers les gratte-ciels qui semblaient effleurer le bleu infini, John s’enivrait de la magie urbaine redéfinie au gré du plus puissant des éléments de la nature. Ses quelques pensées pour son travail perdu furent vite suppléées par des réminiscences mélangées de fantasmes qu’il s’étonnait de n’avoir jamais pris le temps de cultiver. Il s’imaginait de nouveau sa rencontre avec Penelope et le sentiment que le monde s’était soudain dérobé ; il songeait à son enfance et à la grande épopée improvisée sur laquelle son ami Mark et lui s’étaient lancés ; il rêvait de sa future vie de parent modèle qu’il mènerait en négation absolue à celle de son propre père ; il se souvenait du meilleur concert auquel il avait assisté et du plaisir sensoriel qui ne l’avait pas quitté depuis ; il se rappelait aussi ses années de théâtre et les frissons glacials qui avaient parcouru son dos lorsque les projecteurs s’illuminèrent une dernière fois lors de son ultime représentation. Pendant plusieurs minutes qui parurent durer une douce éternité, les rêves et les souvenirs les plus significatifs de John Freeman resurgirent, exhumant sous ses yeux impotents sa vie et tout ce qu’elle invoque et a invoqué de plus fondamental.
Sortant progressivement de sa rêverie, John avait l’impression de ne s’être jamais mieux senti : un monde entier d’opportunités lui tendait désormais les bras, et il décida de commencer sa nouvelle aventure avec un café. Le sourire aux lèvres, les mains dans les poches, il se dirigeait vers un stand mobile qui s’était installé à l’angle de la rue. Une demi-douzaine de personnes attendait déjà en file indienne mais l’idée de patienter ne l’effrayait pas. Il prit place à l’extrémité de la file et se mit à observer les passants.
Un homme cinquantenaire ni vraiment obèse ni réellement bon vivant passait à la gauche de John, le pas tranquille et le visage mouillé de sueur. Derrière lui, une jeune femme probablement fraîchement sortie de l’université se hâtait à une destination mystérieuse, un fort sentiment d’anxiété entourant ses yeux. John songea à lui conseiller de ne pas consacrer son existence à un quelconque travail, mais elle filait trop vite pour qu’il se donne la peine de la rattraper. L’adolescent qui le précédait dans la file était habillé comme s’il souhaitait lancer une nouvelle mode visant à inverser les mœurs en termes de bienséance : son visage, ses bras et ses mains étaient entièrement couverts tandis que son caleçon, déchiré et manifestement sale de plusieurs jours, était exposé à la vue de tous. Son pantalon, quant à lui, faisait plus office de longues chaussettes qu’autre chose. La visage de John manifesta d’un amalgame de sentiments entre amusement et dégoût. Il ne bougea pas pendant quelques secondes, son esprit divagant soudain vers les sentiers tortueux de questions d’ordre métaphysique.
Alors qu’il commençait une rigoureuse analyse de la vie de l’homme en société, Freeman entendit un bruit sourd envahir les alentours. Des milliers de crépitements incongrus s’en suivirent, forçant chaque personne partageant actuellement la réalité physique du jeune homme à sonder les environs pour identifier la source de cette anomalie sonore. À l’instar de ses congénères, John pensa immédiatement à un accident de voiture et se mit en quête des véhiculent endommagés. Les rues, pourtant, ne présentaient aucun signe de perturbation. L’incompréhension qui se propageait chez les individus présents fut brusquement interrompue lorsqu’un deuxième bruit de facture similaire tomba sur la ville. Tous ensemble, les habitants de la métropole levèrent les yeux vers le ciel et, l’espace d’un instant, personne ne fit le moindre geste. Un objet venait de pénétrer l’atmosphère et entamait sans doute possible sa descente en direction de la terre ferme. Médusés, incrédules ou trop étonnés pour faire preuve d’une volonté quelconque, John, ainsi que tous ceux et celles qui l’entouraient, regardaient ce spectacle bouche bée.
Soudain, des dizaines d’autres formes géométriques déchirèrent la couche d’ozone dans un vacarme terrifiant. Déjà, John pouvait voir des explosions frapper les météorites alors que celles-ci étaient en chute libre. La raison se ressaisit abruptement des esprits, et des cris de terreur stridents vinrent s’ajouter au chaos. Très vite, la ville sembla se transformer en une fourmilière assiégée par un ennemi tout puissant. Les fourmis se mirent à courir de manière erratique dans toutes les directions tandis que le ciel se chargeait sans relâche de plus de formes inexplicables. Freeman n’avait pas bougé. Il continuait d’observer, impassible, ce phénomène qui le dépassait. Il fut probablement le premier dans les environs à remarquer que certains des prismes n’avaient rien d’objets inertes : il s’agissait d’appareils volants consciemment pilotés.
Une nouvelle salve de détonations atmosphériques ébranla les vitres des immeubles alentours. Les morceaux de verre ne tardèrent pas à se fracasser sur le béton, rencontrant parfois les corps affolés d’humains qui stoppèrent net leur course ne les menant nulle part en particulier. John devinait tout juste que d’autres appareils en forme de tridents avaient pris en chasse les prismes lorsque le premier objet apparu moins d’une minute plus tôt s’écrasa lourdement contre l’une des plus hautes tours d’argent de la cité. L’onde de choc éclipsa succinctement le désordre général créé par l’annexion de la planète à un champ de bataille appartenant à une guerre qui surpassait l’entendement. Le vaisseau, d’une circonférence comparable à celle d’un gymnase, compromit la structure de la construction. Le relatif silence qui s’en suivit amplifia l’effet des craquements métalliques annonçant son écroulement imminent. La destruction d’un tel bâtiment menaçait de condamner quiconque se trouvait dans sa périphérie. John vit les survivants de l’immeuble se précipiter dans les rues, filant comme des bolides le plus loin possible de leur lieu de travail. Freeman regarda encore le monstre mourant et comprit que ni lui ni les sprinteurs improvisés s’en échappant n’auraient le temps de se mettre à l’abri.
« Oh non, pas aujourd’hui » dit-il à haute voix en prévision du sort qui l’attendait. Il ferma les yeux et essaya d’ignorer la cacophonie engendrée par une guerre divine et implacable qui faisait pleuvoir les explosions et le malheur sur la civilisation humaine. Il entendit les poutres de métal hurler à l’agonie et les coureurs en appeler à leurs dieux respectifs entre deux inspirations. Une dernière fois, il se remémora le visage de Penelope et apaisa son âme des tourments de la vie.
« John Freeman? » demanda une voix d’homme sur sa droite. John ouvrit les yeux et sentit l’inconnu le saisir par le bras. Il tenait dans son autre main un appareil semblable à une tablette tactile miniature dans la manière qu’il avait de s’en servir, mais dont l’apparence était totalement différente. L’individu pressait différents boutons sur le côté de la tablette avec son pouce.
« Ne bougez pas, lança-t-il.
– Quoi ? Qui êtes-vous ? questionna John. »
La structure de l’immeuble avait atteint le point de rupture et les dernières poutres cédèrent à l’unisson. John leva une dernière fois les yeux vers l’atrocité inanimée qui venait à sa rencontre avant de disparaître, accompagné du mystérieux étranger, abandonnant les fugitifs désespérés à leur funeste sort. La bâtiment s’effondra d’un bloc dans un fracas qui fit trembler la terre sur plusieurs centaines de mètres.
Le cerveau de John rencontra quelque difficulté à traiter les informations que ses yeux lui envoyaient. Sans comprendre où il se trouvait, le terrien tomba à genoux et relâcha un léger râlement. Il posa une main sur le sol afin de retrouver un équilibre qui semblait lui avoir brusquement échappé.
« Respirez profondément. Le malaise passera de lui-même. »
Il s’agissait de la même voix que Freeman venait d’entendre dans la rue. Alors qu’il s’apprêtait à formuler une question, son corps rappela violemment à John la confusion dans laquelle chacun de ses organes était plongé, et un puissant jet de vomi se libéra de ses entrailles. Le jeune homme roula sur le côté et s’allongea de toute sa longueur sur le sol froid. Au plafond, trois petites lumières descendaient directement dans ses yeux. John roula plus loin encore pour mettre fin à son éblouissement. Il resta inerte pendant quelques secondes, essayant de faire sens de ce qui venait de lui arriver. Divers sons électroniques le sortirent de sa torpeur. Lorsqu’il trouva finalement la force de se lever, l’ensemble de ses muscles répondirent comme s’ils n’avaient pas été stimulés depuis plusieurs jours. Après un long grognement mélangé de douleur et d’exagération, Freeman se retrouva sur ses deux pieds. Bien que sa vue fusse toujours floue, il devina qu’il se trouvait dans une petite pièce ovale totalement vide à l’exception de cercles dessinés sur le sol et de différents groupes de trois faibles lumières bleues au plafond. La pièce était éclairée d’une lumière orangée dont John ne put localiser la source.
À sa droite, une porte ouverte donnait sur une pièce plus étroite dans laquelle se trouvaient des panneaux de contrôle. Avec la plus grande précaution, John mit un pied devant l’autre et se dirigea vers l’origine des bruits l’ayant réveillés. À peine eut-il pénétré les lieux que l’homme à la tablette tactile l’accueillit.
« John ! Déjà sur pieds ? »
L’inconnu était de type caucasien, les cheveux noirs et courts, les yeux marrons et son visage avait une forme des plus quelconques. En vérité, il était peut-être l’homme le plus quelconque que John avait jamais vu. De taille et de musculature moyennes, aucun caractère physique ne lui donnait l’authenticité propre à chaque individu que tout le monde s’efforce de mettre en avant. Au contraire, cet homme semblait se complaire dans une apparence des plus banales ; même sa voix ne possédait aucun trait qui permettrait de la distinguer de la masse.
« Mon nom est Derek Lee. Tout va bien, vous êtes en sûreté à présent. »
John se préparait à répondre à son hôte lorsque son regard fut attiré vers la large vitre rectangulaire qui recouvrait l’avant de ce qui était manifestement une cabine de pilotage semblable à celles des avions de ligne. À l’extérieur du vaisseau dans lequel ils se trouvaient, des milliers d’appareils virevoltaient au milieu d’innombrables explosions étouffées presque aussitôt qu’elles apparaissaient. Au centre de la bataille, un immense trident restait immobile, relâchant et donnant refuge à une multitude d’engins plus petits. Face aux tridents, une légion de prismes de différentes tailles luttaient sans relâche. Cependant, la surprise de John fut éveillée par quelque chose d’autre. Derrière le rideau de vaisseaux spatiaux, une masse bleue titanesque se tenait, majestueuse, semblant résister aux assauts répétés de ses nouveaux prédateurs inattendus.
« On est...
– En orbite de la Lune ? Oui. »
Freeman se tourna de nouveau vers son mystérieux sauveur.
« Comment vous avez dit vous appeler ?
– Derek Lee. Je sais que vous devez avoir un million de questions, mais nous devons pour l’instant nous concentrer sur notre fuite.
– Notre fuite ? réclama John. Vous voulez dire que vous allez abandonner la Terre ? »
Soudain, John réalisa qu’il n’avait aucune idée du camp dans lequel il se trouvait, ni même si l’un des camps avait l’intention de protéger sa planète.
« Attendez, vous êtes parmi les bons ou les mauvais, vous ?
– Mes amis occupent les vaisseaux en forme de prismes. Nous sommes là pour empêcher les Ekiptaniens de détruire la Terre.
– Pardon ?
– Je suis désolé, je sais que tout ça ne doit pas avoir beaucoup de sens pour vous, mais je vous promets que vous aurez vos réponses. »
Un bruit électronique répétitif se fit alors entendre et Derek appuya sur l’une des commandes de sa console. Il échangea quelques paroles avec un interlocuteur inconnu dans une langue que le terrien n’avait jamais entendu.
« Le vaisseau de transport sera là dans une minute, lança Derek. »
Freeman ne sut que répondre et resta muet. Il posa de nouveau son regard sur la guerre qui faisait rage au-dessus de la planète. Derek se tenait juste à côté de lui.
« Je suis désolé John. Nous avons essayé d’enrayer l’attaque, mais ils ont été trop rapides.
– Ah. »
Le jeune homme observait la plus grande guerre de l’histoire de l’humanité se dérouler devant lui, les yeux vides d’expression. Il pensa que tout ceci ne pouvait pas être vrai, que cette journée avait trop mal tourné pour être crédible. Il pensa à Penelope et au fou rire qu’elle aurait lorsqu’il lui racontera son improbable rêve. Tout à coup, le signal sonore se répéta et Lee engagea une nouvelle conversion incompréhensible au terrien. Toutefois, si les mots n’avaient aucun sens pour John, l’intonation trahissante d’inquiétude que Derek avait soudainement adoptée lui fit reprendre ses esprits. L’interlocuteur de Derek fut soudain interrompu en pleine phrase. Des cris à glacer le sang et quelques mots prononcés dans une autre langue passèrent à travers le communicateur avant que le silence radio ne s’installe. Lee bouscula John pour s’asseoir au poste de commandes. Ses yeux transpiraient d’anxiété.
« Un problème ? demanda Freeman »
Lee faisait diverses manipulations sur sa console et répondit sans tourner la tête.
« Nous devons partir. Maintenant.
– Et le vaisseau de transport ?
– Pas le temps. »
À cet instant, John aperçu la partie inférieure de l’immense trident s’ouvrir. Un cylindre de la taille d’une fusée en sortit, escorté d’une escouade de vaisseaux de combat impénétrable. Sans perdre une seconde, tous les prismes se dirigèrent dans sa direction et lui lancèrent une batterie de missiles interceptés un à un par les appareils ennemis. Toute la bataille sembla alors converger en direction du cylindre, qui tombait vers la Terre à une vitesse fulgurante. Les uns après les autres, les prismes déchargèrent leur arsenal sur le groupe de vaisseaux encerclant la fusée, mais celle-ci resta intacte, protégée par une escorte infranchissable.
Dans le petit vaisseau en orbite lunaire, les deux hommes assistaient impuissants à la chute inéluctable de l’apocalypse.
« Avez-vous un dieu, John ?
– Quoi ?
– Si vous en avez un, maintenant serait le bon moment pour une dernière prière. »
Sans un mot de plus, Derek enclencha une commande et le vaisseau commença à se mouvoir dans la direction opposée. Désorienté, John attaqua le pilote.
« Qu’est-ce que vous faites ? Retournez là-bas, il faut arrêter cette fusée ! »
Le terrien essayait de déloger Derek de sa chaise, mais ce dernier projeta son assaillant sur le sol avec la force de dix hommes. Son regard semblait rempli d’une sincère tristesse.
« Je suis tellement désolé. »
John se releva juste à temps pour deviner l’impact du cylindre dans l’océan Atlantique. En quelques secondes, la surface de la Terre devint noire tout autour de la zone d’impact, qui formait un cercle jaune incandescent. Le terrien n’était pas certain de comprendre le phénomène qui affectait sa planète natale. Bouche bée, les mains tremblantes, il s’assit à côté de Derek alors que ses yeux se remplissaient de larmes. Sans dire un mot, Lee imita les autres vaisseaux toujours présents et propulsa son appareil le plus loin possible de l’astre mourant.
Mesurant petit à petit la gravité de la situation, John se mit à sangloter. Il repensa à sa vie, à celle des autres, à l’horrible beauté humaine pour laquelle il se découvrit un attachement défiant ses autres sentiments, et à combien il aimerait étreindre son amour une dernière fois. Derek cria quelque chose que son passager n’écoutait pas, et leur vaisseau fut frappé par une puissante onde de choc qui projeta le terrien contre la paroi du cockpit. John Freeman heurta violemment le mur de la cabine et sombra dans l’inconscience, réalisant au même instant qu’il était probablement le dernier représentant de l’humanité.