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 La divine cacophonie

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Vyslanté
Rangil
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Rangil
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MessageSujet: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyMer 14 Mar 2012 - 19:07

Il s'agit d'une fiction originale que je suis en train d'écrire. Le premier tome devrait compter 13 chapitres de 5 pages chacun. Vous noterez la taille très courte des chapitres, qui devrait donner un rythme de lecture inspiré de Sidus, que j'ai trouvé très réussi et très adapté à la lecture sur le web ^^

Le récit prend part dans une Grèce antique artificiellement recréée par Zeus. Le ton est essentiellement comique, pas mal d'humour noir est à prévoir, mais ça ne sera pas absurde comme sait l'être Sidus, justement ^^ Quoique, avec la mythologie grecque, ne vous attendez pas à un truc logique non plus, hein !

Même si je vais poster la fic en ligne sur le forum, je conseille à tout le monde de télécharger les chapitres d'après que le lien que je laisserai dans ce message : non seulement forumactif n'autorise pas les alinéas ce qui nuit au confort de la lecture, mais en plus les documents permettent une lecture plus interactive, avec des liens directement dans le chapitre pour accéder aux notes puis retourner au passage précédent en deux clics. Sans compter le jeu sur les polices, qui marche moins bien ici !



CELUI QUI NE SAVAIT MOURIR

Aristide est embêté. Très embêté. Hier, il aurait dû mourir. Et pourtant, malgré un trou béant au milieu de sa poitrine, le voilà encore en vie, comme si de rien n’était. Que vont penser de lui les autres philosophes, lorsqu’ils découvriront que non seulement il n'a pas appris à mourir, mais qu'en plus il n'est même pas fichu de mourir tout court ? Oui, décidément, Aristide est très embêté. Et ce n’est encore que le début…


ACTE I

CHAPITRE 1 : Le cauchemar du philosophe
CHAPITRE 2 : L'immortelle épopée
CHAPITRE 3 : L'arbre qui cache la forêt
CHAPITRE 4 : La légende vivante

ACTE II

Chapitre 5 : C'est la fête


Dernière édition par Rangil le Ven 13 Juil 2012 - 14:08, édité 7 fois
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyMer 14 Mar 2012 - 19:36

CHAPITRE 1 : Le cauchemar du philosophe
La nuit était exceptionnellement claire et le prêtre tramait de sombres desseins. On pouvait d’ailleurs le constater à ses habits : une longue cape noire, une malhonnête capuche noire et même, comble du bon goût, un couteau entièrement noir, dont l’utilité en combat réel semblait sujette à bien des débats, mais qui assurait au prêtre maudit une parfaite continuité chromatique. De toute manière, elle suffisait amplement pour égorger l’agneau sacrificiel, et il n’en demandait guère plus.
Alors que Séléné elle-même semblait trembler devant l’horreur de la scène qui va suivre (même si un observateur avisé aurait plus sagement attribué ces légères oscillations aux derniers cocktails inventés par Dionysos), alors qu’un vent glacial battait les rocs montagneux déserts, la dague plongea dans le dos de l’agneau innocent.
Le prêtre maudit comprit alors qu’il aurait dû opter pour une arme efficace plutôt que décorative. Bien que légèrement blessé, l’agneau sacrificiel s’enfuit aussitôt en braillant, s’échappant bien trop vite pour le vieil homme arthritique. Celui-ci jeta un regard penaud à sa lame, d’où coulaient quelques misérables gouttes de sang. Le prêtre soupira et espéra que son dieu se contenterait de cette maigre offrande. Il planta le couteau dans le pavot rouge à ses pieds. Le sang de l’animal se mêla aux pétales de la fleur. Le prêtre prononça alors les mots millénaires, les mots de pouvoir et de haine, les mots qui brisaient les lois de l’univers et défiaient le pouvoir des dieux.
Et là, la fleur se recroquevilla. Légèrement. Elle n’était pas vraiment morte, juste un peu malade, à en juger par ses couleurs un peu fades. Malgré ce résultat que d’aucun pourrait qualifier de franchement décevant, le prêtre paraissait ravi : la première étape de son plan avait parfaitement fonctionné – si l’on exceptait la fuite de l’agneau sacrificiel. Le reste relevait de sphères plus élevées.
A ce stade du récit, le lecteur moyen doit se sentir légèrement confus, voire complètement perdu. Il convient donc de situer en quelques mots l’univers dans lequel cette rocambolesque épopée prend place – bien qu’il en connaisse déjà les grandes lignes.
Au commencent, il n’y avait rien. Mais le rien – qui se nomme Chaos, parce que chez les Grecs, même personne est quelqu’un – trouvait tout de même ça assez ennuyeux. Il décida alors de donner naissance à l’univers, pour se distraire un peu. Après toutes sortes de relations autosexuelles et incestueuses, qu’il serait fastidieux d’énumérer ici, nous retiendrons que naquirent le soleil, les étoiles, le ciel et la Terre. C’est surtout cette dernière qui nous intéresse ici.
Les premiers hommes ne manifestaient pas un grand talent pour la poésie. Pour leur défense, ils n’en avaient guère le temps, occupés qu’ils étaient à se battre avec le climat, les animaux, les monstruosités des Premiers Âges et leurs voisins. Aussi n’avaient-ils pas réussi à de donner de formes précises à leurs dieux, qui ne présentaient d’autres fonctions que d’incarner leurs plus profondes terreurs. Les Grecs ont appelé ces dieux primitifs les Titans. Mais rapidement, les mortels eux-mêmes finirent par se perdre dans ce désordre céleste et inventèrent donc Ouranos, le roi des Titans, qui, bien qu’encore franchement informe lui aussi, présentait l’avantage d’être reconnaissable par son nom. Mais rapidement, le fils d’Ouranos, nommé Cronos, trouva drôle d’assassiner son père et de prendre sa place. En effet les Grecs, et par conséquent leurs dieux, ont un humour assez potache, comme vous le constaterez par la suite. Le Destin, lui-même dieu et lui-même très farceur, jugea plus drôle encore que Cronos soit à son tour vaincu par son propre fils. Zeus enchaîna donc Cronos et ses Titans dans les profondeurs les plus obscures du Tartare, puis décida que la plaisanterie avait assez duré et qu’il était temps que commence l’ère des vrais dieux.
Les autres dieux, eux, jugèrent au contraire que les choses sérieuses avaient assez duré et qu’il était temps que commence l’ère de la fête, la vraie.
Bref, les dieux investirent l’Olympe, gouvernèrent les hommes et se perdirent en beuveries, luxures et autres festivités dignes d’une soirée étudiante. Etrangement, cela n’amusa pas beaucoup les mortels, qui finirent par se dire que les religions monothéistes présentaient quand même pas mal d’avantages, notamment celui de proposer enfin un dieu sérieux. Rapidement, les croyances anciennes disparurent.
Zeus, dépité par la tournure de la situation, essaya de convaincre ses frères qu’il était temps qu’ils se montrent dignes de leur titre et qu’ils agissent en véritables dieux. Puis il comprit qu’il serait plus facile de créer une autre planète à l’autre bout de l’univers, pour reconstituer la civilisation grecque. Les autres panthéons polythéistes ne tardèrent d’ailleurs pas à l’imiter, mais ce sujet ne nous importe guère pour le moment.
Bref, Zeus créa Gaïa, une planète jumelle de la Terre, mais en plus petite. Disons, resserrée autour de la civilisation grecque, ainsi que de quelques contrées barbares sans nom, pour que Arès puisse continuer à se faire la main. Pendant plusieurs siècles, tout alla pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu’à cette nuit fatidique, où un vieux prêtre à moitié fou essaya en vain d’égorger un mouton dans une montagne reculée de Thèbes.
Cet événement eut de fâcheuses conséquences, mais aucune ne fut plus fâcheuse que celle qui arriva à Aristide. Enfin, à proprement, parler, si : dans les chapitres qui vont suivre, beaucoup d’innocents vont perdre la vie, les dieux vont partir en guerre et l’ordre de l’univers en sera renversé. Mais comme Aristide est le héros de ce roman, il n’y a que ce qui lui arrivera que nous jugerons véritablement important, au mépris de tous les anonymes qui connaîtront une mort affreuse dans quelques dizaines de pages.
Aristide, donc, marchait tranquillement sur un chemin montagneux obscur. Ce chemin n’était pas simplement obscur parce qu’il faisait nuit ou qu’il ne présentait guère d’intérêt, non : il s’agit là de l’obscurité qui trame de sombres événements, de cette obscurité qui apparaît comme une caractéristique révélatrice du lieu d’un crime le lendemain des événements, mais qui bizarrement saute aux yeux de tout le monde, sauf du malheureux inconscient qui ne va pas tarder à se demander pourquoi cette épée a atterri dans son estomac.
Mais pour l’heure, la seule chose qui atterrissait dans l’estomac d’Aristide, c’était du pain d’orge. Plutôt doux, d’ailleurs. Peut-être un poil trop relevé en vin, mais sans doute parce qu’Aristide avait toujours eu l’estomac sensible.
Aristide, donc, empruntait d’un pas rêveur un obscur chemin montagneux. Il se sentait joyeux, car il avait passé une douce soirée, et il disposait de ce genre de visage qu’un sourire égaie avec noblesse. Il possédait d’ailleurs bien d’autres atouts : il était mince, charmant, doté de yeux d’un bleu profonds – chose aussi rare qu’appréciée chez les Grecs –, d’une intelligence vive et d’un humour efficace sans se montrer exubérant.
En conséquence, le Destin, décidément muni d’un sens de l’humour bien particulier, avait décidé qu’il serait philosophe. Autant dire qu’il était irrémédiablement perdu aux yeux des jeunes demoiselles, qui se désolaient en silence d’un tel gâchis.
Aristide, pourtant, appréciait sa vie telle qu’elle l’était. Ce qui est fort regrettable, lorsque l’on s’apprête à la perdre. S’il avait accordé plus d’attention au monde qui l’entourait, il aurait entendu les murmures ravis des voleurs qui se cachaient maladroitement derrière les rochers ou aperçus les reflets séléniens sur leurs lames scélérates. Mais, trop occupé à décrypter les mystères de la danse des astres célestes, il tomba dans un traquenard plus grossier qu’une technique de séduction d’Hadès.
Trois voleurs l’encerclèrent, le menaçant avec leurs armes rudimentaires. Le plus intelligent d’entre eux, c’est-à-dire celui qui pouvait compter les effectifs de leur troupe sans avoir besoin de s’aider de ses doigts, déclara d’une voix qui se voulait perfide :
« Toi, voyageur imprudent ! Choisis : la bourse ou la vie ?
- Ecoutez, répondit calmement le jeune homme, je suis un philosophe.
- Et alors ?
- Alors, je n’ai pas d’argent et ma vie se résume à apprendre à mourir. »
Le leader des voleurs se sentit forcé de reconnaître que cela posait là un problème. Il se demanda un instant ce qui, dans ce cas, restait à prendre chez sa victime. Il pensa un instant au pain d’orge, mais sa maman lui avait toujours répété de ne pas toucher à la nourriture que quelqu’un a déjà mâché. C’était mauvais pour l’hygiène, paraissait-il. Pour le reste, les possessions du philosophe semblaient se limiter à sa toge, si dépouillée qu’un mendiant n’en aurait pas voulu. Les philosophes, voilà décidément le cauchemar des voleurs.
Les deux autres voleurs interrogèrent du chef leur chef, incapable de prendre une décision de son propre chef. Le plus costaud des trois, que l’on surnommait Pois-Chiche, le fit donc à sa place. En effet, Pois-Chiche, malgré ce que son sobriquet laissait penser, était le genre de gars qui se posait beaucoup de questions. Notamment, est-ce qu’un philosophe meurt comme tout le monde. Aussi fut-il ravi de se voir proposer les conditions expérimentales pour mettre à l’épreuve sa théorie. D’un geste vif, il planta son arme dans l’estomac de sa cible.
« Argh, cria bêtement le philosophe, mais ça fait mal ! »
Puis il s’effondra. Certes, il ne s’agissait pas des dernières paroles les plus profondes qu’un mourant ait jamais prononcées, mais, comme nous l’avons déjà indiqué, Aristide avait l’estomac fort sensible. Ce qui ne l’empêcha pas de beaucoup se reprocher le prosaïsme de ces derniers mots. Il avait passé près de 10 ans à préparer sa mort, ce n’était pas parce qu’elle arrivait un peu plus tôt que prévu qu’il devait tout gâcher. Non, il lui fallait faire honneur à ses professeurs, mourir dignement, en philosophe. S’il devait trépasser aujourd’hui, alors ses derniers mots feraient pleurer d’émotion les dieux et Socrate, du haut de l’Olympe, l’accueillerait avec fierté¹.
« Glxblt, marmonna-t-il pitoyablement.
- De quoi, demanda Pois-Chiche, j’arrive pas à comprendre ?
- Laisse tomber, répliqua son chef, il a du sang plein la gorge, c’est dégoûtant. On se caille ici, alors récupère ton épée et on part, avant de choper la mort. »
Pois-Chiche allait s’exécuter, mais ce qu’il ignorait, c’est qu’au même moment, un peu plus loin dans la montagne, un prêtre maudit plantait son arme ensanglantée dans une fleur qui n’avait rien demandé. D’aucun qualifierait cette coïncidence d’arrangement scénaristique, mais ce d’aucun commettrait alors un sacrilège auprès du Destin, qui n’apprécie guère les critiques négatives envers ses choix parfaitement réfléchis et a tendance à se montrer un peu rancunier envers les médisants².
Bref, un vent sinistre souffla sur la montagne et interrompit les trois voleurs comme un seul homme. Il faut savoir que les voleurs manifestent généralement d’étonnantes aptitudes à sentir lorsqu’il y a de la divinité dans l’air, grâce à un processus fort simple que l’on appelle la sélection naturelle : les voleurs qui manquent d’intuition se retrouvent régulièrement à attaquer des petits vieux isolés qui, aussitôt transpercés, projettent une lumière aveuglante et leur envoient toutes les calamités célestes sur la figure, les dieux ayant en effet la fâcheuse manie de se déguiser en mendiant pour voyager dans le pays incognito. Les voleurs qui parviennent à survivre ont donc depuis longtemps appris à reconnaître les prémisses d’une intervention divine et à s’enfuir sans demander leur reste avant le début du spectacle. Ce que fit notre misérable trio, qui détala ventre à terre. Pois-Chiche en oublia même son épée dans le ventre d’Aristide qui, obligeant, le lui aurait bien fait remarqué, s’il n’avait pas déjà perdu connaissance.


***

Lorsque Aristide réouvrit les paupières, il se sentit déçu. Le monde n’avait pas changé. Vous savez ce que c’est : on est philosophe, on passe sa vie à réfléchir à quoi ressemble l’au-delà, et lorsque finalement on découvre qu’Hadès n’a aucune imagination et qu’il a copié ses enfers sur le modèle de la surface, on ne peut s’empêcher de se sentir un peu floué.
Le seul élément surprenant résidait dans la présence d’un jeune garçon qui fixait Aristide d’un air ennuyé.
« Ca, c’est embêtant, murmura l’enfant d’un ton beaucoup trop âgé pour son âge, d’un ton chargé de quelques siècles de trop pour vraiment appartenir à un enfant de 10 ans.
- Laisse-moi tranquille : je suis mort, marmonna Aristide, parfois très naïf à propos des choses très évidentes.
- Et je suis la mort, proféra l’enfant d’un ton souverain.
- Oh, répondit le philosophe, qui ne savait pas trop quoi répondre à ça. »
Il avait beaucoup étudié la théologie et cela faisait des siècles que la représentation de Thanatos sous les traits d’un enfant innocent était passée de mode, dans les hautes sphères intellectuelles. Manifestement, le dieu de la mort ignorait ce fait. De manière générale, la mode semblait couler autour de lui sans parvenir à le toucher, trop éphémère pour atteindre le dieu de la mort. Ca, ou alors Thanatos aimait tout simplement cette apparence.
« - Alors ça y est, demanda Aristide, je vais faire le grand saut ? Quitter le monde charnel ?
- En fait, non.
- Connaître le monde des ombres, découvrir… Non ? Quoi, non ?
- Non, tu ne vas rien quitter du tout.
- Mais… Je suis mort…
- Manifestement, il s’agit d’une erreur, J’ai été invoqué pour rien.
- Mais j’ai une épée plantée dans le ventre ! Regardez, on la voit encore !
- J’en ai vu des choses depuis que j’exerce ce métier, et crois-moi, je l’exerce depuis longtemps. Depuis l’aube des temps. J’ai vu des enfants mourir avant même de naître et des vieillards me narguer si longtemps qu’ils en avaient oublié jusqu’à mon nom et le leur. Des dieux immortels trépasser, parfois même plusieurs fois. Des créatures immondes échappées des pires cauchemars de l’humanité tomber dans l’oubli et disparaître entre mes mains, Mais ceci... C’est à la fois le spectacle le plus dérangeant et le plus ridicule de toute ma carrière. »
Aristide se dandinait maladroitement, se grattant l’estomac un peu au-dessus de l’épée qui dépassait de son ventre et ressortait dans son dos.
« - Ecoutez, qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Je suis mort, je ne peux tout de même pas rentrer chez moi comme si de rien n’était !
- Hé bien... Si.
- Mais tout le monde va se moquer de moi !
- La plupart des mortels sont d’ordinaire heureux d’apprendre qu’ils ne sont pas morts.
- Je ne suis pas la plupart des mortels, je suis un philosophe ! Normalement, la difficulté dans ma formation consiste à apprendre à mourir correctement, personne n’a jamais eu de problème avec la première partie ! Qu’est-ce que vont dire mes maîtres, s’ils apprennent que je ne suis même pas fichu de mourir…
- … Peut-être qu’ils ne remarqueront rien ?
- J’ai une épée plantée dans le ventre.
- Dans ce cas, bonne chance.
- Vous ne pouvez pas me laisser comme ça !
- Désolé, mais j’ai du travail. Il y a des morts qui m’attendent, des morts qui ne vivent plus, eux.
- C’est censé être votre travail de faire en sorte que je ne vive plus ! »
Mais Aristide s’agitait dans le vide : Thanatos s’était fondu avec les ombres pour s’évanouir dans la nuit. Il y avait eu dans ce spectacle quelque chose de magnifique et de sinistre, et en temps normal, Aristide aurait composé un poème macabre mais édifiant sur cette métamorphose. Mais pour le moment, le philosophe jouait sombrement avec une fleur rouge, essayant de trouver la façon la moins humiliante pour lui d’annoncer à ses professeurs sa nouvelle condition. Non seulement il n’y parvenait pas, mais en plus, il se sentait affamé. Il avait mangé un misérable bout de pain au début de la nuit et Apollon n’allait plus tarder à s’annoncer dans son char. L’épée dans son ventre avait beau couper son estomac, elle n’arrivait pas à couper sa faim. Il soupira et se releva.
Pour trébucher et tomber à plat ventre sur le chemin rocailleux.
Au sommet de l’Olympe, Zeus se demanda quel voyou avait pu hurler un juron aussi grossier, et ce qu’il reprochait exactement à sa mère.

___________________________________________________________________________

¹ : Les philosophes ont en effet réussi à se persuader que les dieux avaient accueilli Socrate dans l’Olympe et l’avaient sacré dieu des philosophes. En réalité, à sa mort, Thanatos s’était moqué de lui et Zeus avait déclaré qu’il était hors de question d’accueillir un clochard dans son palais, aussi fut-il réincarné en vendeur de chaussures. Et encore, il put s’estimer heureux, car Epicure, qui entame piteusement sa dixième réincarnation en poulet, doit amèrement regretter d’avoir un jour écrit que les dieux ne sont pas à craindre.
² : Voir à ce sujet l’exemple édifiant de Cratoso, un vendeur de chaussures qui se plaignit un jour de ne pas avoir assez de clients pour vivre et de ne pas avoir fait philosophe, comme il le rêvait quand il était enfant. Le lendemain, un tyran frappa à sa porte et lui demanda de fabriquer mille chaussures pour une fête qu’il organisait la semaine suivante. Cratoso mourut de fatigue avant que le tyran ne le fasse exécuter pour avoir failli à sa tâche. Mais une fois arrivé aux enfers, Hadès lui déclara qu’il tombait bien, car il avait de chaussures pour les centaines de milliers de morts qui faisaient la queue depuis des années. Cratoso se jeta dans le Tartare pour éviter cette torture, mais sur place, les Titans, que l’inconfort de leur prison commençaient à gêner, le forcèrent à créer des chaussures adaptées à leurs pieds. Or, leur morphologie changeant sans cesse, Cratoso n’a toujours pas fini de s’occuper de son premier client après 538 ans de dur labeur. On dit pourtant qu’il s’efforce de prendre la chose avec philosophie.
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyMer 14 Mar 2012 - 22:38

Well, well, well...

On a donc des grecs anciens, des philosophes (puissent-ils pourrir dans le Tartare !), de l'humour absurdiso-noiresque à tendances Rangiliennes...

Ce texte mérite le Sceau d'aprobation du CSB !
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyMer 14 Mar 2012 - 23:17

Citation :
Ce dernier message est une erreur, est-ce qu'un admin bienveillant pourrait l'effacer ?
Une première chose à savoir, très cher Rangil : il n'y a pas d'admin bienveillant. La CSB y a veillé tout particulièrement.

Deuxième chose : XDDDDDDDDDDDD J'adore le style d'écriture, fracassant le quatrième mur tel un jaffa corse manifestant pour l'interdiction des patchs de cocaïne générique à base d'essence d'autruche. On se fout ouvertement des Red Shirts, le philosophe qui fait face au seul problème qui n'avait pas été envisagé par ses mentors, un prêtre un peu con... Ouaip, le mélange est tout bon !

En conséquence, et comme ce fourbe de Vyslanté poste un pseudo-sceau, je me vois obligé de riposter de la même façon, mais en témoignant subtilement et adroitement du fait que je me gausse subrepticement du dit-sceau tout en témoignant de ma totale approbation pour ton texte :

Spoiler:
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyJeu 15 Mar 2012 - 0:35

L'approbation des deux CSB, c'est décidément pas rien, je suis prêt à être publié, maintenant ! Merci les amis :D

Mais je ne soutiens toujours pas les poneys.
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyJeu 29 Mar 2012 - 16:18

Bon, je pensais réussir à poster un chapitre par semaine, mais on va plutôt partir sur la base d'un chapitre toutes les deux semaines, ça sera plus simple pour moi et sans doute pour mes lecteurs aussi !

Comment la dernière fois, je conseille plutôt de télécharger le chapitre à partir de ce lien, ça sera plus propre et plus confortable pour la lecture, rapport aux alinéas et aux petites notes.

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Chapitre II : L’immortelle épopée

Pour une raison inconnue, les Grecs aimaient bien leurs philosophes. Tout comme un propriétaire aime bien son vieux caniche : certes, il n’est pas très beau, ni même très futé, mais enfin, ça reste son chien à lui. Alors que la plupart des peuples civilisés s’empressaient de jeter des cailloux sur ces bons à rien et de les forcer à se trouver un vrai travail, si possible au moyen de quelques tortures fort imaginatives, les Grecs, eux, exhibaient leur différence, non seulement en les acceptant dans leur société, mais parfois même en les encourageant.
Il n’est pas toujours facile d’être une civilisation non-conformiste, et il ne se passait pas un jour sans que les Grecs ne regrettent leur décision, prise une nuit où Dionysos s’était montré particulièrement généreux sur les boissons.
Chaque cité s’était donc dotée d’une école philosophique, plus pour ne pas sembler ringarde face à ses voisines que par réel intérêt pour ce domaine incompréhensible. Généralement, on cachait ces écoles au plus profond de la montagne la plus perdue de la région et on limitait autant que possible les interactions avec leurs représentants, officiellement pour ne pas troubler leur méditation. Malgré tout, il existait quelques écoles qui avaient su réussir à se construire une réputation mondiale, comme celle d’Athènes ou de Sparte¹. Mais l’école de Thèbes avait réussi à se construire une réputation d’un autre genre. En effet, quatre siècles plus tôt, le doyen de l’école avait décidé que, pour s’assurer l’impassibilité de la méditation de ses élèves, toute relation sexuelle serait dorénavant proscrite des philosophes thébains. Evidemment, les élèves avaient essayé de faire grève pour protester contre cette décision unilatérale, mais le reste de la ville avait vivement encouragé le directeur à se montrer ferme et à ne pas céder aux caprices d’adolescents turbulents. Tous les Thébains espéraient en effet que cette décision inespérée permettrait de limiter la propagation de ces hurluberlus, qui leur coûtaient déjà bien trop d’impôts par rapport à leur utilité sociale.
Bref, les élèves thébains étaient connus dans toute la Grèce comme les eunuques de la philosophie et s’attiraient toutes les moqueries du pays – enfin, encore plus de moqueries que celles que s’attiraient habituellement les philosophes.
Ce détail ne dérangeait pourtant pas Aristide, qui n’avait jamais été à l’aise avec la gent féminine, mais il sera important pour la suite.
Epicture, un professeur émérite de l’école de Thèbes, remplissait un seau d’eau au puits de l’académie. Il regardait passer le char d’Apollon avec un plaisir certain : cette journée s’annonçait sous les meilleurs augures. Dans la nuit, sa barbe avait encore grandi d’un bon centimètre, et si elle continuait à ce rythme, dans cinq semaines, elle aurait dépassé la taille de celle du doyen.
Les philosophes ont peu de plaisir matériel, mais la plupart passent par leur barbe.
Epicture était un homme simple, qui s’enorgueillissait de ne jamais se laisser surprendre. Une fois, un de ses élèves avait été transformé devant lui en âne par un dieu revanchard. Alors que toute la classe hurlait et paniquait, Epicture était calmement allé chercher une carotte et avait conduit l’animal dans l’écurie la plus proche. Aujourd’hui, si personne n’avait réussi à redonner à ce pauvre Anthropé sa forme initiale, au moins pouvait-il se targuer d’être l’âne le plus philosophe de tout le cosmos.
Aussi, lorsque Aristide entra dans le jardin d’un air penaud, le manche d’une épée incrusté dans le ventre et le reste de la lame dépassant dans son dos, Epicture déposa calmement le seau d’eau par terre, appela le doyen et s’évanouit dans la plus totale sérénité.
***
« Messieurs, commença le doyen, l’heure est grave.
- Très grave, renchérit un autre professeur.
- Que peut-on faire pour aider ce pauvre homme ?
- Je l’ignore, je n’ai jamais vu Epicture dans un tel état… »
Aristide, assis dans un coin de la pièce, attendait patiemment que tous ses professeurs aient fini de ranimer Epicture pour qu’on puisse enfin s’intéresser à lui. Les malédictions divines n’étaient pas rares en Grèce et il arrivait trop souvent qu’un jeune homme se retrouve coincé dans une situation défiant toutes les lois de la logique, parce qu’un dieu quelconque avait eu envie de faire une bonne blague. Aussi le cas d’Aristide, bien que fort curieux, passait après celui de l’évanouissement d’Epicture, qui, lui, apparaissait proprement exceptionnel. L’élève dut faire preuve de beaucoup de patience : lorsque, après plus d’une heure, le maître à la longue barbe se réveilla, ses yeux se posèrent accidentellement sur Aristide, puis sur l’épée dans son ventre, puis sa bouche marmonna « Je vais bien, je vais bien » et il s’évanouit à nouveau dans la plus grande distinction. Chacun dut convenir qu’il n’avait jamais vu une perte brutale de connaissance aussi paisible, et la tranquillité d’esprit d’Epicture était telle qu’un seau d’eau dans la figure ne put l’arracher à son délicat quoi que profond sommeil.
Aristide ne saurait dire combien de temps exactement il attendit patiemment le réveil de son professeur, mais il avait dénombré précisément 568 tâches dans le bois du plafond lorsqu’on daigna enfin lui accorder un peu d’attention.
« Est-ce que tu souffres ?
- Heu… Non, sauf quand l’épée bouge.
- Ah, ah, s’emporta l’un de ses maîtres, c’est donc que la blessure te fait mal ?
- Etrangement, non. J’ai mal tout autour, mais je ne ressens rien dans le… le périmètre touché.
- Hum, soupira le doyen d’un air inspiré, hum… As-tu essayé de la retirer ?
- Pas vraiment, comme je vous l’ai dit, ça fait mal.
- La douleur, mon garçon, est la pire ennemie du philosophe, il est trop facile de se complaire en elle plutôt que de se dresser fièrement. Il te faut savoir l’ignorer comme le marin ignore le chant de la sirène et… »
Son sage discours fut interrompu lorsque l’un des professeurs retira brutalement l’épée. Le professeur en question, Nixagore, avait toujours été le fervent partisan d’une philosophie de l’action plutôt que du discours et, pour d’obscures raisons, supportaient de plus en plus difficilement les tirades inspirées du doyen.
A la surprise générale, pas une goutte de sang ne vola lorsque l’épée fut arrachée. Une plaie béante dormait dans le ventre d’Aristide et on discernait parfaitement le mur de derrière à travers, mais le sang refusait obstinément de couler à l’intérieur, dans une attitude qui signifiait clairement qu’il avait vaguement entendu parler des lois de la physique, mais que personnellement, il ne se sentait pas vraiment concerné.
« Alors, demanda le doyen avec avidité, qu’est-ce que tu sens ?
- Heu… Pas grand chose. Ah si, le courant d’air. Ah, non, je le sens pas dans le… trou. Non, je sens rien.
- Oh.
- Désolé… »
Tout le monde autour d’Aristide semblait manifestement déçu. Le jeune homme aurait voulu leur dire quelque chose pour leur remonter le moral, mais il avait beau chercher, il ne sentait rien de particulier. La blessure semblait morte. Non, pas morte, parce que des tissus morts faisaient au moins souffrir les vivants. Plutôt endormie, un peu comme si elle s’était dit que plutôt que de mourir, elle allait simplement piquer un roupillon et refiler la patate chaude au reste du corps, le temps qu’il se figure comment régler ça.
« Est-ce que je peux tout de même rester à l’école ?
- Non, non, bien sûr que non… Je veux dire, nous ne pouvons décemment pas accepter un élève incapable de mourir, nous serions la risée de toutes les écoles du pays.
- Je propose même, risqua Epicture, que nous mettions dorénavant en place un test pour vérifier l’aptitude de nos élèves à mourir.
- Est-ce que, fit sagement remarquer Nixagore, mourir ne risque pas de les tuer ?
- Sauf s’ils ont tous trouvé une combine pour mourir en restant vivants, comme celui-là, objecta Anaximène le IIIème, toujours prompt à accuser la nouvelle génération de tous les vices.
- Je vous assure, risqua timidement Aristide, que c’était un accident…
- J’en mettrais pas ma main au feu, ronchonna Anaximène, vous êtes tous si paresseux que vous seriez bien capables de trouver l’immortalité juste pour être dispensés des cours sur la mort.
- En tout cas, coupa le doyen, un élève qui refuse de mourir n’a aucune place dans cette école, je le crains.
- Mais… Qu’est-ce que je suis censé faire, moi ?
- Vous pouvez toujours rentrer chez vous ?
- Vous ne connaissez pas mes parents, ils seraient ravis que je sois immortel : ça leur permettrait de me tuer à longueur de journée pour se passer les nerfs.
- Ah, soupira Nixagore, les parents… »
Tout le monde hocha la tête en silence. La polémique représentait un mode de vie permanent chez les philosophes et aucun sujet, pour ainsi dire, ne les mettait d’accord, à une exception près : les parents. Il faut savoir que les seuls parents qui acceptaient sans rechigner d’abandonner leur progéniture à la philosophie, c’étaient ceux qui de toute manière les avaient abandonnées dès leur naissance. Aussi lorsque, à la fin des banquets philosophiques, les conversations devenaient trop animées, les hôtes les plus sages lançaient une discussion sur le thème de l’incompréhension familiale. Là, comme par miracle, toutes les disputes s’arrêtaient le temps d’une longue complainte collective.
« Dans ce cas, jugea le doyen, je ne vois guère plus qu’une seule solution.
- Quelque chose me dit, articula Aristide, qu’elle ne sera pas de tout repos ?
- Il te faut escalader l’Olympe, trouver le royaume des dieux, les convaincre de ne pas te jeter dans un trou pour l’éternité et les persuader de lever cette étrange malédiction.
- Et éventuellement, ajouta Nixagore, les persuader de la lever en te laissant du côté des vivants plutôt que des morts. »
Aristide déglutit lentement. S’il y avait peu de chance qu’un tel programme lui rende sa condition de mortel, il lui semblait en revanche très probable qu’il mette son immortalité à rude épreuve. Il ne s’agissait peut-être pas d’une attitude très philosophique, mais il avait secrètement espéré une solution qui lui permettrait de trouver comment contourner le problème pour vivre normalement, plutôt que pour mourir définitivement. Il se dit même qu’il avait du mal à voir comment les dieux allaient encore pouvoir empirer la situation, à ce stade.
« Au fait, lui demanda Epicture, quitte à aller voir les dieux, est-ce que tu pourrais leur demander gentiment de lever la malédiction sur Anthropé ? Cet âne commence à me coûter cher en carottes. »
Evidemment…
***
Aristide soupira et tira une étoffe de sous son lit pour y envelopper toutes ses possessions. Un rapide examen lui indiqua qu’il ne possédait absolument rien d’utile pour un tel voyage, à l’exception d’une misérable poignée de drachmes. Alors qu’il s’assit un moment sur sa paillasse pour méditer sur les tourments du destin et de la condition humaine, la porte s’ouvrit avec fracas et son colocataire d’internat, Donis, entra d’un pas ravi, le visage encore recouvert de traces de rouge à lèvres.
« Tu ne devineras jamais, commença-t-il, il m’est arrivé le truc le plus incroyable de tous les temps, figure-toi que cette nuit… »
Il s’interrompit un instant en remarquant le trou dans le ventre de son ami et son air perdu.
« Hem, toussa-t-il, est-ce que tu as remarqué que tu as… ?
- Un trou ?
- Voilà.
- Je sais, je me suis dit pendant la nuit que ce serait une expérience à tenter, de se faire transpercer par une épée.
- Ah. Et ça fait quoi ?
- Mal.
- J’en serais arrivé à la même conclusion sans en passer par la case de l’expérience directe.
- C’est mon problème, je suis trop perfectionniste.
- Hum, je ne voudrais pas te vexer, mais… Je crois que ton corps a un tout petit problème… On dirait qu’il n’a pas vraiment compris qu’il devait, hem… Saigner ?
- C’est mon côté anticonformiste.
- Quitte à exprimer ton côté anticonformiste, tu pouvais pas plutôt t’envoyer en l’air avec une paysanne, comme tous les étudiants ?
- C’est trop conformiste, comme anticonformisme. »
Donis soupira et essuya le rouge à lèvre sur sa poitrine. A ce stade, le lecteur avisé aura sans doute noté une légère incohérence : les philosophes thébains avaient promis d’éviter toute intimité charnelle, or, les multiples traces buccales laissées en rouge sur tout le corps de Donis constituaient autant d’indices subtils qui semblaient contredire cette règle. Pour faire simple, disons que Donis était un bel homme. Un très, très bel homme. Avec un charisme capable de mettre un temple de vestales à ses pieds d’un simple clin d’œil. Et ne croyez pas qu’il s’agit ici d’une hyperbole : il l’a déjà fait. Enfin, pour être honnête, il avait eu besoin de cligner de l’œil et de susurrer cinq mots à l’oreille de la grande prêtresse. Aucun autre mortel ne sut quels furent les mots qu’il avait employés, mais on raconte que la déesse Hestia, en les entendant à travers sa servante, avait rougi comme une adolescente en fleur et que pendant une semaine, elle fut incapable de prononcer un autre nom que celui de Doris.
Le charisme de Donis et son talent pour en jouer l’auraient prédestiné aux plus hautes fonctions de la société, si enfant, il n’avait pas été maudit par Aphrodite. Craignant que le mortel ne finisse par donner naissance à une fille dont la beauté réduirait la déesse de l’amour au rang de conductrice de charrette, elle l’empêcha à jamais d’enfanter. Du même coup, elle avait privé Donis de tout mariage intéressant, mais il ne l’avait pas trop mal pris : le mariage ne l’intéressait pas vraiment et ses pleurs simulés sur la difficulté de vivre avec une malédiction divine constituaient une parfaite accroche pour séduire les jeunes filles naïves.
Certes, son mode de vie contredisait à tous les serments qu’il avait faits à l’égard de l’école philosophique de Thèbes et il arrivait parfois qu’il se fasse démasquer par l’un de ses professeurs. Mais un maître philosophique n’en demeure pas moins un homme comme les autres, avec certains besoins, et les Grecs n’ont jamais eu de difficulté avec l’homosexualité. Dans son registre qu’il tenait soigneusement toutes les nuits, Donis comptait d’ailleurs à peu près autant d’homme que de femmes, ainsi que quelques ermites si anciens qu’il n’avait pas vraiment réussi à déterminer leur sexe, mais dont il avait été étonné par les prouesses. Il avait d’ailleurs appris la plupart de ses techniques auprès d’un vieillard aveugle et sourd qui vivait au fond fin d’une grotte, mais qui avait réussi à développer son sens du toucher au-delà de ce que tout amant pouvait imaginer.
Bref, Donis pouvait se vanter d’être un homme d’exception. Pourtant, dans cette pièce, il se sentait affreusement banal, comparé à Aristide qui semblait fort bien s’accommoder de sa blessure mortelle.
« Très bien, jaugea Donis, tu comptes partir en voyage ?
- Le doyen m’a fait comprendre que je ne pourrai pas rester dans cette école tant que je ne serai pas capable de mourir proprement. On dirait qu’il va falloir que j’aille sur l’Olympe pour discuter avec quelques dieux…
- Ah, ça tombe bien, c’est justement ce que je voulais te dire. Cette nuit, j’ai couché avec une sorcière, ce qui fait qu’il ne me reste plus qu’une seule rubrique blanche dans mon cahier : la colonne dieux et déesses. »
Donis avait en effet dressé une liste de toutes les espèces avec lesquelles il pouvait physiquement avoir des relations intimes. Celle réservée aux hommes aux femmes avait été remplie en quelques jours à peine, l’obligeant à acheter un nouveau cahier, plus gros. Les héros mythologiques avaient été une formalité, alors que les monstres humanoïdes lui avaient résisté un moment. Par sa défense, bien des Grecs ignorent comment avoir des relations sexuelles en toute sécurité avec une mortelle : imaginez donc le casse-tête qu’a dû poser une nuit avec Médusa. Les demi-dieux, en revanche, n’avaient pas posé de souci particulier. Il avait même été déçu par l’endurance d’Hercule, que les mythes avaient beaucoup exagérée. En revanche, il avait eu beaucoup, beaucoup de soucis à vaincre sa répugnance pour remplir la rubrique des monstres non-humanoïdes et s’était promis de ne plus jamais recommencer. On raconte que le lion de Némée aussi s’est promis de ne plus jamais refaire ça avec un humain.
« En fait, objecta Aristide, j’avais plutôt pensé à un voyage initiatique et solitaire. Tu sais, pouvoir méditer seul au clair de lune sur la condition humaine, tout ça…
- Ne t’en fais pas, le rassura Donis, tu auras toutes tes nuits à toi, je pense que je saurai trouver de quoi occuper les miennes.
- C’est-à-dire…
- Attends, laisse-moi juste retrouver mon épée, ça peut servir. »
Aristide s’arrêta. Il devait reconnaître qu’une épée pourrait se révéler fort utile dans un voyage de plusieurs semaines au milieu de terres hostiles. Les voleurs seraient nombreux et acharnés, mais même eux évitaient les horreurs surnaturelles qui traînaient aux alentours de l’Olympe. Oui, une épée ne serait pas de trop, surtout tenue par un bras assez fort pour la soulever. Le jeune philosophe regarda ses muscles, ceux de Donis, et soupira. Il n’aurait pas dû sécher autant de cours de gymnastique.
« Très bien, je suppose que ton arme pourra servir, tu peux venir. T’es sûr que tu sais la manier, au moins ?
- Moi ? Pas le moins du monde, je n’ai jamais utilisé une épée de ma vie !
- Mais alors à quoi ça va te servir ?!
- Si on croise un Spartiate, ce sera très efficace, d’avoir une plus grosse épée que lui.
- Oui, parce qu’une épée tenue par un philosophe, c’est un symbole de terreur universel…
- Non, un symbole phallique très efficace. Je n’ai jamais rencontré un spartiate qui savait résister à une grosse épée, et pourtant j’en ai rencontré, des spartiates. »
Aristide soupira : il pressentait déjà que leur épopée ne resterait pas longtemps dans les mémoires.

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¹ : De prime d’abord, il peut sembler surprenant que cette cité si fière de sa virilité et tout entière tournée vers la guerre puisse estimer les philosophes. Mais si on y réfléchit bien, il n’y a rien de plus logique : quel genre de guerriers cracheraient sur des recrues qui déclarent ne pas craindre la mort ? Aussi l’école philosophique de Sparte forment-elles à la fois les philosophes les plus sages et les soldats les plus suicidaires de tout le continent grec.
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyJeu 29 Mar 2012 - 18:10

Citation :
Bon, je pensais réussir à poster un chapitre par semaine, mais on va plutôt partir sur la base d'un chapitre toutes les deux semaines, ça sera plus simple pour moi et sans doute pour mes lecteurs aussi !

Hum, je vais pas t'en vouloir, moi qui de deux fragments de Sidus par semaine suis passé à un tous les deux mois ^^'

Anyway, c'est toujours aussi drôle, et, euh, c'est toujours aussi drôle !

Juste une chose, c'est que autant Zarquon est à l'aise avec les dialogues, autant toi tu es à l'aise avec les descriptions ! (Ce n'est pas un reproche, hein. C'est juste un autre style d'écriture ^^)


Et puis, je pense que quant à l'introduction de notre nouveau protagoniste, je n'ai qu'une seule chose à dire : Oô
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyMer 11 Avr 2012 - 12:28

Hop, chapitre 3, ça y est, on commence à passer aux choses sérieuses, puisque nos deux héros philosophiques entament leur grand voyage ^^

Comme toujours, vous pouvez le télécharger en PDF en cliquant sur ce lien, ce que je vous recommande vivement, pour le confort de la lecture.

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Chapitre III : L’arbre qui cache la forêt
« On est perdus, affirma Aristide.
- Mais non, objecta Donis, on est juste dans une forêt que le cartographe a oubliée, c’est tout.
- Hân, synthétisa l’âne. »
Aristide soupira, s’assit dans le creux d’un tronc d’arbre et arracha la carte des mains de son ami. Son visage eut alors une réaction des plus intéressantes : d’abord neutre, il se mit à pâlir extraordinairement, puis des tâches rouges apparurent un peu partout et s’étendirent jusqu’à le transformer en une tomate géante, tandis que des hurlements enragés échouaient à s’échapper de sa gorge, qui ne crachaient que des râles impuissants.
« Ta carte, finit-il par articuler entre deux crises de frénésie, elle a été dessinée par Hérodote !
- Un très bon cartographe, plaida Donis pour sa défense.
- Hân, ajouta Anthropé qui avait toujours eu un faible pour cet historien.
- Oui, très bon… IL Y A 1400 ANS !
- Justement, un cartographe dont on se souvient 1400 ans après sa mort, ça doit vraiment être un très bon cartographe, tu crois pas ?
- Il n’était pas même sur la même planète que nous, lorsqu’il a dessiné cette carte !
- J’ai entendu dire que Zeus avait recopié fidèlement la géographie de l’ancienne Terre, pour créer Gaïa.
- 1400 ans ! Une forêt entière a eu le temps de pousser, depuis que ta carte a été rédigée !
- Alors, d’abord, c’est pas ma carte, je l’ai volée à Anaximène avant de partir.
- Par le Chien, non seulement on est perdus, mais en plus on va se faire tuer à notre retour !
- Mais non, on a aucune chance de réussir, donc tu seras encore immortel quand il nous reverra.
- Merci pour l’optimisme, j’ai bien fait de te prendre avec moi. Et ensuite ?
- Quoi, ensuite ?
- T’as dit d’abord, j’attends donc la suite de ta défense, parce que pour le moment, je ne te cache pas que je trouve ça un peu léger.
- Heu, commença Donis, heu… Explique-lui, toi, Anthropé !
- Hân, soutint l’âne, hââân. »
Aristide soupira pour la seconde fois en une demi-page et se dit fort justement que cette attitude risquait de devenir une habitude. Il jeta un nouveau coup d’œil à la carte. Lorsqu’elle avait été dessinée, les flancs de cette montagne étaient plus nus que des éphèbes lors d’une prière collective à Aphrodite. Aujourd’hui, Héphaïstos n’aurait même pas eu la place d’enfoncer une enclume derrière les éphèbes qui reluquaient sa femme, avec tous ces arbres1.
Vous le constatez, le voyage commençait déjà mal. Mais la situation empira lorsqu’une jeune femme en larmes apparut au détour d’un buisson, courant comme si elle était poursuivie par un satyre. Ce qui pouvait parfaitement arriver, les satyres se révélant fort nombreux en région forestière. L’anecdote, en soi, aurait suffi à titiller la curiosité de plus d’un, mais il faut savoir qu’en plus la jeune femme en question ne portait que quelques feuilles de chênes stratégiquement placées, ce qui expliqua pourquoi les jambes de Donis réagirent avant le cerveau d’Aristide. Quelques instants plus tard, un Aristide pourtant déjà ahuri vit apparaître un barbare tout en barbe et en muscles huilés, qui le menaça avec son épée, lui cria quelques jurons incompréhensibles et fila comme le vent rejoindre la jeune femme qu’essayait déjà de rejoindre Donis, tandis qu’Aristide se disait qu’il ferait mieux de les rejoindre avant que l’étrange individu masqué qui sortait de nulle part les rejoigne le premier.
La situation, jusque là finalement assez commune selon les critères helléniques, prit un nouveau tournant lorsque la jeune femme, effrayée et coincée, se tourna vers ses poursuivants et, sans prévenir, se métamorphosa en arbre.
Le barbare baissa son épée, visiblement déçu, tandis que l’homme au masque tapait du pied. Donis, en revanche, se tâtait un peu, bien qu’il se soit promis par le passé de ne plus jamais refaire ça avec un arbre. Quant à Aristide, il se demandait pourquoi les dieux le haïssaient autant.
« Bar, lança d’un ton énervé l’homme masqué au barbare, bar, bar !
- Bar, répondit piteusement la brute épaisse. »
Les philosophes en profitèrent pour détailler ce nouvel arrivant. Il portait une longue cape rouge qui, quoi que de fort bonne facture, n’intéressait personne, car toute l’attention des deux amis se focalisait sur son masque en cire. Il représentait manifestement une divinité monstrueuse et hurlante, mais aucun des deux philosophes n’avaient la moindre idée de qui il s’agissait. L’homme en question, lui, les observait calmement. Son masque avait beau être figé dans un sourire supplicié, son sourire semblait s’étendre en les regardant, et probablement pas pour dire « Vous, je vous aime bien, allons prendre un verre ensemble, c’est ma tournée ! »
« Bon, risqua Aristide, maintenant que la dryade s’est transformée, je suppose qu’on n’a plus rien à faire ici, alors je propose que chacun reprenne tranquillement son chemin ?
- Malheureusement, objecta l’homme au masque d’une voix où semblaient se noyer mille âmes oubliées, mon ami Var-var ici présent est déçu de la tournure des événements. Très déçu. Savez-vous ce que fait un barbare, lorsqu’il se sent frustré en amour ?
- Hem, risqua Aristide, il rédige un poème ?
- En quelque sorte.
- Ah !
- Avec les boyaux de ses ennemis.
- Ah… »
Le barbare leur lança son plus beau sourire. Celui qui laissait voir le vide dans sa dentition et dans sa tête.
« Fort bien, décréta l’homme au masque, je vous laisse entre amis. Je n’ai rien contre la vue du sang, mais j’ai encore un peu de mal avec celle des tripes, lorsqu’il les mange. »
Il avait déjà disparu dans la forêt. Donis, entraîné par les années passées à fuir des maris qui rentraient retrouver leur femme à une heure plus matinale que prévue, détala à toute vitesse. Aristide, qui ne jouissait pas de tels réflexes, se retrouva avec une épée plantée dans le torse avant de comprendre ce qui se passait.
« Bar, s’étonna le barbare, bar, bar, bar ? »
Tandis que la brute retirait son épée pour la planter dans tous les points vitaux qu’il connaissait, Aristide soupira : la journée risquait d’être longue.


***
« Et là, tu sens quelque chose si j’appuie là ?
- Non, répondit machinalement le philosophe.
- Et là ?
- Non plus.
- Et là ?
- Tu peux pas m’aider à me relever, plutôt ?
- Désolé, j’ai mal aux jambes, j’ai trop couru.
- Oh, tu as raison. J’ai pris une trentaine de coups d’épée mortels répartis sur toute la surface de mon corps, mais tu as mal aux jambes, je comprends.
- Bah, théoriquement, t’as pas mal, toi…
- Tu pourrais pas au moins m’amener l’âne, que je puisse m’appuyer sur lui ?
- Hââân, refusa tout net Anthropé.
- Je crois, décrypta Donis, qu’il n’aime pas que l’appelles l’âne.
- Mais c’est un âne !
- Peut-être, mais c’est avant tout un adepte du réalisme idéel. Il croit que le mot et l’idée influent sur la chose, donc que tu vas en faire un âne si tu l’appelles l’âne.
- Mais c’est un âne !
- Hââân2, brailla Anthropé d’un air boudeur. »
Aristide soupira une première fois, puis en seconde en constatant que cela commençait à vraiment devenir une habitude, puis s’efforça de se relever par ses propres moyens. Nous ne dirons pas qu’il échoua lamentablement, mais enfin, un buisson conserva l’empreinte de son visage près d’une semaine après leur départ. Le philosophe nota que certes, ses jambes ne fonctionnaient plus très bien et qu’il avait trop de trous dans le corps pour ressentir des concepts tels que le chaud ou le froid, mais que cependant ses bras répondaient presque du premier coup aux ordres que leur envoyait son cerveau. Cerveau miraculeusement intact : la seule stratégie qu’avait su adopter Aristide avait été de protéger sa tête en laissant le barbare le frapper à mort partout ailleurs, jusqu’à ce qu’il finisse par se lasser. Il ne savait pas ce qui passerait si son cerveau s’endormait comme les autres parties de son corps blessées, mais il sentait confusément qu’il ne tenait pas à expérimenter la chose.
Trois événements se déroulèrent alors à peu près simultanément. Donis coupa une branche sur un arbre pour en faire canne, afin d’aider son ami à déambuler de façon moins ridicule. Deux nouveaux barbares, eux aussi tout en muscles huilés, déboulèrent de derrière un buisson en chargeant les philosophes à grand renfort de cris sauvages. Le spectacle d’un philosophe incapable de tenir sur ses jambes, accompagné d’un autre uniquement armé d’un bout de bois, alors qu’ils devaient affronter deux puissants barbares aux techniques de combat mortelles et ancestrales, tandis que leur âne boudait dans un coin en portant la seule épée du groupe, aurait déjà suffi à remplir le reste du chapitre. Pourtant, il fut bref. Très bref. Les barbares moururent en quelques secondes à peine, dans un bain de sang inhumain.
Pourquoi ? Parce que tous deux se jetèrent en premier sur Donis, qui s’enfuit au galop. Ils heurtèrent alors l’arbre derrière le philosophe. Pour l’arbre en question, déjà irrité d’avoir été mutilé, cette ultime bousculade fut comme la goutte d’eau qui fit déborder l’amphore : il se métamorphosa en homme. Et pas n’importe quel homme, non, le genre d’homme qui n’existe que dans l’imagination des dieux : plus de deux mètres de haut, une beauté sophistiquée à couper le souffle et des mains assez épaisses pour le faire au sens propre. Les barbares, interdits devant cette métamorphose, restèrent immobiles cinq secondes, soit approximativement le temps qu’il fallait à un dryade mâle pour démembrer deux brutes épaisses.
On ne parle pas souvent des dryades mâles, dans la mythologie grecque. La raison est très simple : ils ne sont pas drôles. Les femmes aiment beaucoup jouer avec les mortels et les dieux, elles se cachent, font semblant d’avoir peur, se transforment en arbre au moment de se faire violer, bref, elles minaudent. Les poètes raffolent des minauderies et des fioritures. Les mâles, en revanche, disposent de cette étroitesse d’esprit propre aux arbres : le concept de jeu leur est étranger, lorsqu’ils désirent quelque chose, ils le font directement et sans détour. Aussi, lorsqu’un homme doté de toute la force d’un chêne millénaire souhaite votre mort, il n’y a guère matière à composer des poèmes épiques : votre cadavre pourrit déjà dans un buisson avant la fin du premier hexamètre.
Les deux barbares furent donc instantanément transformés en engrais pour la forêt, et le dryade posa alors les yeux sur les deux autres spectateurs, c’est-à-dire l’âne, qui détala aussitôt en glapissant, et Aristide, qui ne pouvait pas courir mais qui commençait à développer un talent certain pour faire le mort. Il prit l’épée du barbare, la planta dans son cœur et fit semblant de perdre connaissance. Le dryade, quoique surpris, haussa les épaules et retourna à sa forme végétale. Le philosophe attendit plusieurs minutes, puis se traîna hors de la forêt. Sans se relever et lentement. Très lentement.


***
Le char d’Apollon traînait un soleil récalcitrant sous la surface du globe lorsque trois philosophes – deux hommes et un âne – s’approchèrent des portes d’Oenoe. Les cinq hommes de garde cette nuit-là en avaient vu, des types louches, ces dernières semaines. Trois jours auparavant, quatre barbares qui pleuraient comme des fillettes étaient venus leur demander l’asile. La veille encore, un drôle de type leur avait demandé s’ils n’avaient pas vu ses quatre barbares, ils sont faciles à reconnaître, il en manque des bouts. Avant qu’un seul garde ait pu répondre, leur hôte éternua, sortit une racine de son nez et se transforma en olivier. Avec des olives mûres, qui plus est.
Pourtant, s’il fallait voter pour le spectacle le plus saugrenu de ce mois-ci, ce serait l’équipe des philosophes qui remporterait la palme à l’unanimité. Le premier, le grand, tenait une épée d’un air pas franchement rassuré, et cela se comprenait car vu sa façon de tenir une arme, il devait être la seule personne qu’il avait une chance de blesser. Ce qui ne l’empêchait pas d’agiter sa lame démesurée d’un air menaçant, qui devait au moins avoir le mérite de ralentir ses ennemis potentiels. On court toujours moins vite quand on rit. Le second, lui, semblait avoir du mal à tenir debout et sa toge dévoilait plus de trous que de chair. C’était à se demander comment il pouvait encore être en vie, et en effet sa démarche n’était pas sans rappeler la grâce d’un cadavre qui s’essayait au Marathon alors que les vers avaient depuis longtemps terminé de festoyer avec sa rotule. Son teint, d’ailleurs, n’était pas sans rappeler ce même cadavre non plus, mais on leur expliqua par la suite que c’était normal et qu’il s’agissait d’un philosophe. Le troisième, enfin, disposait sans conteste du regard le plus intelligent de la troupe, mais il se révéla, après une analyse plus poussée, être un âne.
« Dis-moi p’tit, demanda l’un des gardes, ça va aller ? T’as pas l’air très en forme…
- Je suis mort une quarantaine de fois aujourd’hui, soupira Aristide, mais c’est rien, je crois que je commence à prendre le coup de main.
- Ah, heu… Bon, ben qu’est-ce que vous voulez ?
- On voudrait, répondit Donis, parler à votre assemblée, prince, tyran ou n’importe qui qui soit à la tête de cette région. On a de fortes raisons de penser qu’une force d’invasion barbare est en train d’emprunter votre forêt.
- Heu, notre forêt ?
- Je dois avoir une preuve sur moi, marmonna Aristide. Donis, est-ce qu’il me reste une de leurs épées, dans le dos ?
- Non, rappelle-toi, je l’ai arrachée.
- Dans le dos, essaya un garde, vous aviez une épée barbare dans le dos ?
- Oui, expliqua Donis, mais un arbre voulait récupérer l’épée.
- Un arbre ?
- Enfin, précisa Aristide, un arbre, mais humain, vous voyez.
- Heu, je crois…
- Le barbare en tout cas n’a rien vu, lui, quand les arbres se sont mis à le poursuivre avec sa propre épée.
- Ça doit en dérouter plus d’un, s’étonna le garde, faut l’admettre. Moi, chuis pas sûr de savoir comment je réagirai. »
La discussion continua un petit moment ainsi, jusqu’à ce que le plus haut gradé finisse par avoir vraiment mal à la tête et les conduise jusqu’au magistrat d’Oenoe. Ce dernier, peu habitué à recevoir des visiteurs, les accueillit avec une civilité à laquelle les philosophes ne sont pas vraiment habitués. Il refusa néanmoins de faire entrer l’âne dans son palais et Anthropé, pour se venger, composa mentalement un traité de 500 pages qu’il intitula De l’arrogance en politique, chef d’œuvre malheureusement connu de la seule race asinienne.
Le magistrat invita donc Donis et Aristide à s’asseoir dans son bureau. Les deux philosophes lui expliquèrent en détail la situation : le nombre croissant de barbares qui semblait emprunter cette forêt, le mystérieux homme masqué qui les guidait, leurs ambitions sans aucune doute expansionniste et le danger potentiel qu’ils représentaient si près de la cité d’Athènes. Aristide n’hésita pas à montrer toutes ses blessures pour appuyer ses propos et le magistrat en déduisit qu’il avait été tué un nombre de fois qui équivalait à la perte d’une ou deux phalanges3. En conséquence, à la lumière de ces événements d’une importance première, le magistrat décida de ne rien faire du tout.
Enfin, si, il proposa tout de même aux deux philosophes un verre de vin, mais il comprit à leur figure qu’ils auraient préféré qu’il leur soit servi par une dizaine de troupes d’élite juste avant leur départ pour pacifier la forêt. Le magistrat leur expliqua alors qu’Oenoe disposait d’une bien meilleure armée que tout ce qu’Athènes pourrait leur envoyer. Etrangement, la taille ridicule des installations militaires ne suffit pourtant pas à rassurer les Thébains et le magistrat comprit qu’il leur devait quelques explications. Il leur adressa un simple sourire, mais le genre de sourire qu’avait dû prendre Zeus lorsqu’il alla à la rencontre de Cronos le jour de la fête des pères. Alors, le magistrat prononça une phrase, une seule, courte, simple, mais qui expliqua tout. Aussitôt, Donis et Aristide se levèrent et quittèrent la ville en courant si vite que même leur terreur n’arrivait pas à les rattraper. Ils avaient compris qu’aucune armée, qu’aucune force d’invasion ne passerait jamais la forêt, et ils galopèrent si vite qu’ils doublèrent le char d’Apollon et que, lorsqu’ils atteignirent la ville la plus proche à quelques lieues de là, il faisait encore jour.
Ce qu’avait dit le magistrat ? Simplement qu’il n’y avait jamais eu de forêt à Oenoe.

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1 : Les Grecs archaïques, lors d’un hiver particulièrement rigoureux, avaient eu l’idée pourtant a priori innocente de couper quelques arbres pour se réchauffer. Comme, chez les Grecs, n’importe quelle activité vire rapidement à la compétition, chaque ville ne tarda pas à prouver qu’elle pouvait déboiser plus vite que ses voisines et rapidement, la plupart des montagnes grecques se retrouva nue comme une déesse dont je préfère taire le nom car mon arrière-train manifeste une certaine allergie aux enclumes. Simultanément, les Grecs récoltèrent toutes sortes d’inondations, qui dévalaient les montagnes et emportaient leurs maisons, leurs récoltes et leurs femmes – Zeus, taquin, aimant bien se mêler aux cours d’eau. Par un de ces miracles dont seuls les Grecs ont le secret, des prêtres parvinrent à persuader la population qu’il s’agissait d’une punition divine et qu’ils devaient faire plus d’offrandes aux dieux et à leurs intègres représentants s’ils voulaient éviter ces inondations. Il fallut tout de même plus d’un millénaire avant qu’un philosophe complètement ivre se dise que si on plantait des trucs sur les flancs des montagnes, ça pourrait peut-être ralentir les chutes d’eau. Depuis, les Grecs ont reboisé toutes leurs montagnes et légiféré pour que toute offrande divine soit obligatoirement remise en mains propres.
2 : Ce qu’on pourrait grossièrement traduire par « Ce n’est qu’une contingence empirique qui n’affecte en rien mon moi métaphysique, je préfèrerais donc qu’on conserve avant tout de l’Idée d’Anthropé son identité profondément humaine plutôt que son apparence temporairement et superficiellement asinienne. »
3 : Oui, les Grecs ont nommé leurs troupes d’élite les phalanges. Les Romains, toujours prêts à ironiser sur les capacités militaires de leurs voisins, prétendent que c’est parce que les Grecs sont tellement raffinés qu’ils ne se battent que du bout des doigts. D’autres, plus directs, considèrent que c’est en général ce qui restent des troupes grecques après une charge de leurs légions.


Dernière édition par Rangil le Dim 22 Avr 2012 - 12:00, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyJeu 12 Avr 2012 - 19:53

C'est excellent ! J'apprécie tout particulièrement ! Et puis ça change un peu, de se moquer des philosophes, à la place des scientifiques Razz

Je t'encourage franchement à continuer, et attend la suite avec impatience !

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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyVen 20 Avr 2012 - 19:27

Désolé, j'étais parti pour faire un commentaire ligne par ligne, puis une crise de flemmagite aiguë m'a pris de court...

Donc, c'est encore une fois excellent, et c'est vrai qu'un peu de philo rafraîchi un peu notre antre bien embuée par la Science. Enfin, tant que c'est de la comico-philo. Parce que la vraie, au secours ^^

Mention spéciale pour l'âne, tout de même ^^

Oh, juste une petite faute d'accord ici :

Citation :
la jeune femme en question ne portaient
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyVen 20 Avr 2012 - 23:18

Je lis normalement très peu de fanfictions (oui je sais, je sais c'est pas bien^^), la dernière en date devant être Kaliam Connection de Mat. Cependant, le format court et les sujets de "La divine cacophonie", m'ont attiré et m'ont donné envie de jeter un coup d'œil. En effet, j'adore la mythologie grecque depuis que je suis enfant, et j'ai failli entreprendre des études de philosophie, même si j'ai finalement opté pour L'Histoire et le Français moderne.

Donc pour en revenir aux textes, j'ai lu les deux premiers et je les ai trouvé trouvé très drôles, avec une mention spéciale pour les notes de bas de page.

Bref, mon commentaire est plutôt succinct mais tu peux dorénavant me compter parmi tes lecteurs!

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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyVen 20 Avr 2012 - 23:53

Je confirme, c'est toujours aussi délirant et vraiment dans l'esprit des délires que j'adore : cohérent dans sa folie. L'univers et les persos sont bien décrits, et je ne sais vraiment plus qui je dois encourager, pour qui je dois souffrir, c'est du n'importe quoi, oui, mais du grand n'importe quoi, qui ne mérite qu'une chose : d'être continué !
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyDim 22 Avr 2012 - 12:00

Merci beaucoup tout le monde, ça fait vraiment plaisir de voir autant de commentaires élogieux ^^ Et merci Vyslanté pour m'avoir fait remarquer la faute d'accord, c'est corrigé !
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyMer 25 Avr 2012 - 23:19

Sur ces encouragements, je publie le chapitre 4, qui devrait faire plaisir aux amateurs d'humour noir et de cynisme ^^ C'est le dernier du premier acte, préparez-vous à passer aux choses sérieuses d'ici peu !

Comme d'habitude, vous vous recommande de télécharger le PDF
en cliquant sur ce lien, pour les alinéas, les polices d'écritures différentes, tout ça, tout ça.

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Chapitre IV : La légende vivante

« Alors ?
- Alors, répliqua Aristide, elle est absurde, ta question !
- C’est un vrai problème, hein ? Alors ? Qui, de la bête la plus monstrueuse ou du sage le plus élevé, aurait peur de l’autre ?
- Le sage le plus élevé n’éprouverait pas la peur, c’est un peu le principe du sage, en fait.
- Ah non, on ne parle pas d’une petite peur du genre « J’ai le rhume depuis trois jours, est-ce que je vais mourir ? » Non, moi je te parle d’un monstre tel que sa seule vision réveillerait en chacun de nous les peurs les plus ancestrales de l’être humain.
- Dans ce cas, ce serait le sage, qui aurait le plus peur. C’est normal après tout, c’est l’autre, le monstre.
- Moi, soutint Donis, je pense que ce serait la bête, qui aurait le plus peur.
- Hâân, ajouta Anthropé.
- Tu as parfaitement raison, inventa Aristide qui ne comprenait toujours pas un traître mot à ce que racontait l’âne mais qui ne souhaitait pas le vexer, c’est un point de vue bien plus intelligent que ceux que j’ai entendus jusqu’à présent sur la question.
- Hân, répliqua Anthropé en fronçant les sourcils. »
Il disait qu’il avait faim et qu’il se ferait bien une botte de foin et voilà qu’on le complimentait sur son intelligence. Mais enfin, il était un âne et les ânes, se considérant eux-mêmes comme le parangon de l’intelligence, ne refusent jamais un compliment à ce sujet.
Aristide regarda son torse. La plupart de ses blessures avaient fini par cicatriser. Certes, il avait fallu plusieurs jours pour qu’elles se résorbent, mais bon, il n’allait pas se plaindre parce que ses blessures mortelles mettaient trop de temps à cicatriser.
Brusquement, un homme en armure légère apparut devant eux. Littéralement. Les trois philosophes arpentaient une route déserte et, l’instant suivant, ils manquaient de rentrer dans un type un peu perdu qui portait une armure qui semblait avoir trop longtemps servi.
« Excusez-moi, leur fit cet inconnu, auriez-vous vu un monstre, par hasard ?
- Justement, répondit Donis qui ne se laissait pas démonter par des apparitions mystérieuses tant qu’il s’agissait de séduisants guerriers, on était en train de discuter de ça.
- Où sommes-nous ?
- A un jour de marche d’Acharnes. Si rien n’a changé dans la région depuis 1400 ans.
- J’en connais un, siffla Donis, qui n’a pas digéré la disparition de Sarones…
- Trois jours de marche pour atteindre une ville qui n’existe plus depuis cinq cent ans, non, quelque chose me dit que tu risques d’en entendre parler encore longtemps…
- Et vous, demanda Donis, qui êtes-vous ?
- Je me présente : je suis Bellérophon. »
Il y eut un instant de blanc, pendant lequel les trois philosophes se regardèrent. Anthropé se disait que c’était impossible, Donis se disait qu’il avait toujours rêvé de coucher avec un héros mythologique qui n’existait plus et Aristide disait :
« Mais vous êtes mort !
- De ta part, souffla Donis, je trouve ça un peu mesquin.
- Excusez-moi, les interrompit un Bellérophon de moins en moins à l’aise, mais je ne pense pas être mort, je me sens tout ce qu’il y a de plus… »
Il avait disparu avant de finir sa phrase.

***
Anytos préparait du pain. Ce qui, pour un boulanger, ne semblait pas extraordinaire. Mais l’extraordinaire surgit parfois là où on l’attend le moins. Par exemple lorsque, sans même daigner se retourner, Anytos demanda d’un ton autoritaire à son apprenti de s’occuper du feu, il eut la surprise de sentir un jet de flammes le recouvrir et transformer ce que sa femme avait tendrement surnommé « sa grasse carcasse » en une carcasse carbonisée d’où coulait effectivement une quantité de graisse supérieure à la moyenne. Il n’eut que le temps de pousser un cri, mais ce cri attira l’attention de toute la ville, qui s’arrêta pour regarder ce qui se passait dans la boulangerie.
La chimère se tourna vers eux. La chimère monstrueuse dont parlaient les mythes, avec sa tête de lion affamée, sa queue en forme de serpent qui les regardait d’un air cruel et le buste d’une chèvre qui les narguait d’un air moqueur. Tous les Grecs connaissent le mythe de Bellérophon et de la chimère, beaucoup prenaient la chèvre pour un animal ridicule et croyaient qu’elle rendait grotesque un monstre qui se serait voulu terrifiant. Ils avaient tort. Que représentent le lion et le serpent ? Des animaux féroces et dangereux, dont la faim de chair humaine est inscrite au plus profond de leur être. Mais la chèvre, elle, ne mange pas les hommes. Elle se contente de les déchiqueter pour le plaisir. Dans ses yeux, on pouvait lire une perversité d’autant plus terrifiante que désintéressée, une perversité telle que les hommes avaient naïvement cru qu’elle leur était réservée. Le lion et le serpent n’étaient que des animaux sauvages à la faim insatiable ; c’était la chèvre le véritable monstre.
La chimère s’avança d’un pas. La foule, jusque-là hypnotisée, se déchira soudain. Des hurlements de panique résonnèrent partout sur la place de la ville, des gens couraient dans tous les sens, se bousculaient, se gênaient, se poussaient. De tendres amants, qui la veille récitaient des poèmes amoureux à de douces demoiselles, consacraient à présent leur talent à convaincre la bête qui s’approchait que la fille devait avoir meilleur goût. Des mères attentionnées, qui auraient jusque-là fait n’importe quoi pour leurs fils, les laissaient en arrière en espérant que ce casse-dalle ralentirait le monstre, jugeant – non sans raison – que des enfants, ça pouvait après tout se refaire n’importe quand.
La tête de lion renversa en arrière sa gueule puissante et envoya une boule de feu qui heurta le dos d’un voyageur. Voyageur dont la seule réaction fut de s’extasier devant une statue d’Hercules. La foule s’arrêta soudain comme un seul homme pour regarder ce prodige.
Aristide, qui sentait une attention inhabituelle se focaliser sur lui, se retourna vers la foule et vit le monstre. Donis, lui, vit les flammes qui léchaient le dos de son ami et, d’un geste machinal, arracha sa propre toge pour éteindre le feu. Aristide comprit alors ce qui lui arrivait et essaya de se rattraper en mimant une douleur déchirante.
« Ah ! Dieux, quelles flammes déchirantes ! Zeus, aie pitié de ton humble serviteur ! Oh, je ne suis que douleur ! »
Anthropé lui jeta un de ces regards accusateurs dont les ânes ont le secret et Aristide, vexé, lança pour sa défense :
« Ouais, ben je voudrais t’y voir, toi ! Essaie donc de trouver le ton juste pour jouer quelqu’un qui vient de se faire brûler par la chimère ! La chimère, enfin ! Non seulement elle a été tuée y’a des millénaires, mais en plus elle se trouvait en Lycie ! Ça existe même plus, la Lycie, mais quand ça existait, ça se trouvait à l’autre bout du monde !
- Peut-être, marmonna Donis, mais la chimère, elle, elle existe encore et elle vient vers nous…
- Par pitié Donis, enfile quelque chose, j’ai pas envie de voir ta chimère lorsque je te parle !
- Un monstre carnassier s’avance vers nous et tu penses qu’à mon corps ?! … Non, en fait, je comprends. A ta place, je pourrai pas penser à autre chose non plus.
- La chimère n’existe pas !
- Dis-lui toi, elle n’a pas l’air au courant ! »
Comme pour contredire Donis, ce fut ce moment que la chimère choisit pour disparaître. Là où elle se trouvait un instant auparavant, il ne restait plus rien. On aurait pu croire qu’elle n’avait jamais existé, sans l’odeur de bacon grillé qui se dégageait du cadavre d’Anytos.

***
Trago le mendiant regarda à ses pieds. Deux misérables drachmes. La journée s’annonçait mauvaise, pour sûr. Il releva les yeux. Un fantôme se tenait devant lui.
« Bonjour, commença le fantôme, je suis Bellérophon. Auriez-vous vu une chimère, par hasard ? »
Plutôt poli, pour un fantôme. Les morts ne s’embêtaient pas beaucoup avec les formalités, en général. On a tendance à considérer la vie d’un autre œil, lorsqu’on en est privé.
« L’était sur la place ce matin, mais l’est plus là, maintenant.
- Oh, je l’ai encore manqué, mille saperlipopettes ! »
Le mendiant hocha gravement la tête. A quoi bon avertir un mort qu’il parlait comme un fossile ? Il en était un.
« Hey, ça alors, Bellérophon ! Comment ça va, depuis tout à l’heure ? »
Donis courut vers lui et le prit par l’épaule. Des épaules puissantes et carrées, nota-t-il, ses préférées. Bellérophon le regarda un moment, de cet air caractéristique des héros grecs qui disait que son cerveau essayait de se remettre en marche, mais qu’il ne fallait pas attendre des miracles et que son interlocuteur ferait mieux de casser la croûte le temps que tous les rouages se souviennent dans quel sens il fallait tourner.
« Oui, s’exclama-t-il en voyant Aristide arriver à son tour, les deux voyageurs qui me croyaient morts !
- Sans vouloir vous vexer, vous n’avez toujours pas l’air très vivant…
- Baliverne, je me sens capable de prendre d’assaut l’Olympe à moi seul, fit-il avec moult gestes impétueux pour appuyer ses dires.
- Oui, marmonna Aristide qui se souvenait des circonstances de sa mort, c’est sans doute aussi ce que vous avez dit aussi la dernière fois, avant de mourir.
- Attention, le prévint Donis avec obligeance, vous marchez sur le machin qui mendie.
- Oh, je vous présente mes excuses, mon pauvre !
- Y’a pas de mal, votre pied me passe à travers. »
S’en suivit un silence gêné, le genre de silence où un ange serait bien passé, s’il n’avait craint de se faire foudroyer par Zeus, qui voyait d’un mauvais œil toutes les divinités étrangères sur son territoire, et particulièrement les monothéistes.
« Je cherche une chimère, reprit Bellérophon, vous ne l’auriez pas vue ?
- Si, soupira Aristide, tout à l’heure, quand elle a essayé de me griller.
- Tiens, et vous êtes encore en vie ?
- Venant de votre part, je trouve cette remarque quelque peu déplacée.
- Je ne suis pas mort, simplement… coincé.
- Moi aussi. Coincé du côté des vivants.
- Dîtes, les interrompit le mendiant, votre chimère, elle n’aurait pas une tête de lion, une tête de serpent et une tête de chèvre qui vous jette des regards mauvais en riant ?
- Cela manque un peu de poésie, mais voilà qui correspond en effet à sa description.
- D’accord. Parce qu’elle est juste derrière vous, en fait. Et j’aime vraiment pas comment elle me regarde, cette chèvre.»
La tête chèvre se passa la langue sur les lèvres tandis que celle de lion envoyait un jet de flammes dans leur direction. Trago resta immobile : il était un mendiant et même les monstres mythologiques méprisaient les mendiants1. Bellérophon, avec tous les réflexes d’un héros, se jeta sur le côté et dressa son épée. Donis, avec tous les réflexes de l’amant habitué à se faire surprendre par des maris jaloux, s’enfuit à toute jambe. Un seul d’entre eux n’eut pas suffisamment de réflexes pour se dégager à temps. Devinez qui ?
« Je vous déteste, marmonna Aristide, tous et profondément. »
Il essaya de bouger, mais ses jambes carbonisées ne supportèrent plus son poids et, une fois de plus, il s’écroula face contre terre, impuissant. Il essaya de soupirer, mais une fourmi en profita pour rentrer dans sa bouche, contente de pouvoir grignoter un peu de viande grillée, pour une fois.
« Ok, cria un Donis parfaitement à couvert à plusieurs dizaines de mètres de là, vas-y Bellérophon, c’est le moment de nous montrer tes talents de héros !
- Cela fait des jours que j’attends cette occasion ! Monstre infâme, retourne dans les abysses d’où tu… Parbleu !
- Quoi, s’énerva Aristide, comment ça, parbleu ?
- Je crains que je ne doive… »
Il ne put finir sa phrase : il venait de disparaître. Les deux philosophes regardèrent la chimère qui les regardait à son tour. Un silence embarrassant s’établit. Le tonnerre vibra2. Puis la tête de chèvre sourit. Avec un sourire qui dévoilait bien trop de dents pour être honnête.
« Ok, réfléchit Aristide, on sait tous que le combat contre la chimère symbolise le conflit entre la bestialité de l’homme et son élévation spirituelle. La victoire de Bellérophon représente le triomphe de la rationalité contre nos instincts les plus bas.
- Fuck this shit3! Ça ne marche jamais ces trucs-là, et tu le sais ! Bellérophon est parti, tant pis ! Amène-toi la chimère, on va jouer sérieusement !
La chimère avança d’un pas impitoyable. Puis Donis arracha sa toge et s’avança d’un pas tout nu. La chimère recula d’un pas impressionné. Son serpent à elle ne pouvait rivaliser avec ce monstre…
« Rassure-moi, déglutit Aristide, tu comptes bien lutter contre la bête, hein ?
- Oui, oui. Ça se pratique tout nu, la lutte, non ?
- Ben… Dans un stade, peut-être, mais…
- Allez, tu sais bien que j’ai promis de plus jamais refaire ça avec un monstre. »
A ce stade, la tête de chèvre leva un sourcil craintif.
« Mais bon, là c’est un cas extrême. C’est la lutte de nos instincts les plus bas, bête contre bête ! Tiens d’ailleurs, ça fait un bail que j’ai pas pratiqué cette position-là… »
La chèvre poussa un bêlement effrayé. Elle avait beau être intégrée à un corps de lion, elle n’en restait pas moins une chèvre et des milliers d’années à côtoyer des bergers solitaires dans la montagne avaient laissé des traces jusque dans son ADN. Un instinct millénaire se réveillait en elle et elle entendait la voix de milliers de bergers qui s’élevaient pour lui dire en substance « Viens là biquette, que je te montre un nouveau jeu… »
La chimère détala de toute sa vitesse légendaire, avec une expression qui disait clairement qu’elle ne chercherait plus jamais à s’aventurer près de cette cité ou même de toute compagnie humaine, et qu’elle partait élever des chèvres dans la montagne. La tête de chèvre avait d’ailleurs toujours eu envie de posséder son propre troupeau.
« Pas mal, commenta Aristide, pas mal. Tu voudrais bien remettre ta toge, s’il te plaît ?
- Je peux pas, dans le feu de l’action, je l’ai déchirée.
- Hé bah débrouille-toi tout seul cette fois, moi je garde ma toge de rechange.
- Elle a brûlé. Ton sac aussi, en fait.
- Je déteste ma vie. Enfin, ma mort. Enfin, ma non-mort… Et zut, soupira-t-il. »

***
Un second mendiant vint s’asseoir à côté de Trago. Ils s’insultèrent civilement, comme l’exige la coutume entre mendiants, et Trago lui infligea même un uppercut poli qui cassa courtoisement quelques côtes au nouveau venu. Ces amabilités passées, ils s’assirent pour profiter du spectacle.
« Alors, demanda le nouveau, y paraît que t’as vu la chimère ?
- Ouaip. Ces deux-là l’ont vaincue.
- Le petit tout brûlé a pas fière allure, mais le grand a une bonne carrure de héros.
- Pff, c’est un philosophe. »
Trago cracha ce mot avec tout le mépris dont il était capable. L’autre mendiant hocha la tête avec un air de dégoût. Les philosophes, toujours à errer sans but dans les rues, à défigurer la ville en s’asseyant n’importe où pour méditer. Quel exemple désastreux ils offraient pour la jeunesse… De vrais parasites sociaux, qui feraient mieux de se trouver un travail plutôt que de concurrencer les honnêtes mendiants !
A quelques pas de là, Bellérophon se matérialisa près des deux philosophes, l’air hagard.
« La chimère, demanda-t-il avec inquiétude, où est-elle passée ?
- Aucun souci, le rassura Donis, je m’en suis occupé.
- Vous ? Mais avec quelle arme ? … Oh, je vois. Rengainez ça, je vous prie.
- Dîtes, commença Aristide, j’ai besoin de savoir. Pourquoi êtes-vous ici, alors que vous êtes… Que vous êtes mort, il y a des siècles ?
- Oh, je crois que vous vous méprenez. Vous devez me confondre avec… Oh, non.
- Quoi, non ?
- Il m’a retrouvé. Parbleu, je n’aurais pas dû essayer de m’échapper aussi souvent, il a fini par me remarquer…
- Qui ça ?
- Le maître des dieux en personne…
- Zeus ?
- Zeus ? Non, cela importe peu : écoutez-moi bien tous les deux, il ne me reste plus beaucoup de temps ! Quelqu’un, quelque part, a blessé l’univers. Quelqu’un qui cherche à faire advenir ce qui n’est pas. Ecoutez bien : l’usurpateur a peur de celui qui n’a jamais été ! »
Bellérophon n’eut pas le temps de préciser sa pensée : sur ce dernier mot, sa bouche se dessécha et sa chair tomba en poussière. Son squelette disparut alors, aspiré par l’univers impossible d’où il venait.
Donis et Aristide se regardèrent longuement. Puis, sans un mot, ils se levèrent, appelèrent Anthropé et quittèrent cette ville. Les deux mendiants restèrent seuls un moment, puis Trago décida qu’une petite marche lui ferait du bien aussi et se mit en quête d’un autre lieu où travailler. Le second mendiant resta longtemps immobile.
Athéna apparut à ses côtés.
« Je viens de voir Hadès. Bellérophon n’a jamais quitté les enfers.
- Ce n’était pas notre Bellérophon. Je ne sais pas d’où il venait celui-là, mais il se passe quelque chose de très bizarre. On prévient Zeus ?
- Il est sans doute déjà au courant. Lui seul sait ce qu’il compte faire, maintenant.
- Moi, je pense que de notre côté, on devrait mener notre petite enquête.
- L’univers s’agite. Quelque chose le dérange, et je n’aime pas ça. Tiens-moi au courant. »
Athéna se retourna et disparut, regagnant sa demeure olympienne.
Hermès sourit et quitta son déguisement de mendiant. Lui non plus n’était pas sûr d’aimer ce qui se tramait, mais au moins, l’avenir promettait de se révéler riche en surprises.
Il était tellement concentré à se figurer son prochain mouvement qu’il ne remarqua pas que le soleil descendant se releva légèrement, hésita et reprit sa chute comme si de rien n’était.

___________________________________________________________________________

1 : Une fois, sans faire exprès, il avait marché sur un serpent, qui appartenait en fait à la chevelure de Médusa. Elle l’avait regardé avec dégoût et, pour passer sa colère, avait transformé en pierre un passant qui se baissait pour faire la charité. Sa bourse, par contre, était restée intacte : Trago avait même pu la récupérer. Une bonne journée, en définitive.
2 : Un ange, qui avait trouvé l’occasion trop belle, avait envers et contre tout essayé de passer. Zeus n’avait pas beaucoup apprécié.
3 : En latin dans le texte.
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyMer 25 Avr 2012 - 23:31

C'est un complot, c'est ça ? Pile au moment où je vais me coucher, tu postes un nouveau chapitre ! C'est le nouveau plan de la Confrérie, me priver de sommeil ? ^^

Anyway, c'est toujours aussi drôle et excellent (et cette fois, sans fautes ^^), comme d'habitude, on n'a qu'une envie, c'est d'avoir la suite !
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyJeu 26 Avr 2012 - 13:51

Je confirme ce que dit Vyslanté ! Oui, c'est du grand n'importe quoi qui se lit toujours avec plaisir (On sent l'expérience personnelle du personnage qui déteste sa vie... Peut-être des réminiscences du premier contact entre la vie réelle de l'auteur et sa nouvelle passion audiovisuelle ?) entre la logique imparable et l'univers toujours aussi dingue.

Et, oui, je confirme aussi qu'il s'agit d'un complot de la CSB et de ses sbires sinistres... Mais bon, qu'est-ce qui ne l'est pas, ces derniers temps ?
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyVen 13 Juil 2012 - 14:07

Après une petite pause pour cause de beaucoup de projets dans les cartons, je vais publier avec plus de régularités la suite. Le chapitre qui suit ouvre le deuxième acte du roman, qui sera assez différent du premier puisque, comme vous allez le voir, on abandonne le format stand alone. J'espère que vous trouverez ce nouveau format tout aussi efficace que le précédent, voire plus !

Comme toujours, pour une lecture plus confortable, je vous suggère de lire le texte au format PDF :
Télécharger le chapitre V

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Acte II
Chapitre V : C’est la fête

L’archonte-roi n’était pas un pleutre, ça non. Loin de là. Il pouvait même s’enorgueillir de ses anciens exploits guerriers. On racontait que durant la dernière guerre contre Sparte, il avait tué à lui seul une vingtaine de soldats ennemis en une après-midi. L’archonte-roi n’était donc pas du genre à se laisser dominer par la peur, la terreur ou leurs cousins, ça non.
Pourtant, à cette heure précise, il aurait donné n’importe quoi pour se trouver chez lui. A aider sa femme à faire le ménage, par exemple.
Le Patriarche gardait sur lui un regard impassible, mais ses longs doigts squelettiques frappaient régulièrement contre le bureau.
« Vous voulez dire, Callimaque, qu’à la veille du premier jour des Grandes Dionysies, un septième homme a été retrouvé sauvagement assassiné, le crâne arraché et défoncé. Un citoyen athénien. Alors que notre ville accueille des visiteurs de la Grèce entière. »
Dire que sa voix était glaciale ne rendrait pas justice à la panique irrésistible qui envahissait l’archonte. Il s’agissait là d’une voix capable d’éteindre un soleil, d’une voix qu’un iceberg aurait pu réchauffer, si le ton du Patriarche ne l’avait pas gelé sur place.
L’archonte-roi essaya désespérément de se défendre. Il avait tout de même été élu démocratiquement1, après tout !
« Sachez, que nous mobilisons toutes les ressources possibles pour résoudre cette crise, jusqu’aux prêtres !
- Donc, si j’ai bien compris, non seulement tous les mortels sont témoins de notre impuissance, mais vous mêlez aussi les dieux à notre humiliation ? »
Les doigts accélèrent leur course. Très légèrement. Il ne faisait aucun doute que si les Grecs avaient inventé le dictionnaire, ils auraient mis une gravure du Patriarche à côté du mot acariâtre, mais jamais, jamais il n’élevait la voix. La rage est le résultat de l’impuissance. Les mortels peuvent se sentir impuissants, les héros peuvent se sentir impuissants, les dieux même peuvent parfois se sentir impuissants. Mais pas le Patriarche. L’univers semblait se plier au moindre de ses désirs, ce qui était encore la réaction la plus censée à avoir. Personne ne commettait jamais l’erreur de contrevenir aux désirs du Patriarche. Ou en tout cas, personne n’avait ensuite jamais survécu assez longtemps pour pouvoir démentir cette légende. L’archonte sentit couler une goutte de sueur.
« Je vous promets que nous arrêterons le coupable avant le début des festivités !
- Les serments sont sacrés Callimaque, ne l’oubliez pas. Les briser revient à insulter les dieux. Savez-vous ce qui arrive à ceux qui insultent les dieux ?
- Que leur arrive-t-il ?
- Personne ne le sait. Ils ne restent pas avec nous suffisamment longtemps pour le dire. »
L’archonte-roi nota soudain que les doigts cadavériques du Patriarche avaient arrêté leur danse. Ses mains immobiles semblaient lui jeter le même regard qu’un lion qui se réveillerait après une bonne sieste, et qui découvrirait avec le plus grand plaisir une antilope roupillant à quelques mètres de lui. Callimaque avala lentement sa salive, exécuta un salut maladroit et commença à se retirer, lorsque la voix du Patriarche l’arrêta :
« Au passage, ramassez ma dague qui se trouve à voix pieds. »
L’archonte baissa les yeux. La lame légendaire était figée entre ses sandales. Tout le monde connaissait la dague du Patriarche : on racontait qu’à la moindre éraflure, elle vous envoyait directement dans les profondeurs les plus reculées du Tartare, là où les Titans eux-mêmes hésitaient à s’aventurer2. L’archonte releva les yeux. Les mains du Patriarche n’avaient pas bougé, mais il sentait qu’elles le narguaient. Lentement, Callimaque se baissa, attrapa la lame du bout des doigts et la déposa sur le bureau. Puis il se retourna.
La dague était figée dans la porte.
Callimaque adressa un regard craintif au Patriarche. Ce dernier arqua un sourcil interrogateur et contrarié, comme s’il ignorait pour quelle raison on le dérangeait encore. Mais ses mains, elles, semblaient sourire comme un chat qui laissait s’échapper une souris. Le Patriarche n’avait pas besoin d’élever la voix, pour exprimer sa désapprobation. Il n’avait même pas besoin de parler. Bientôt, disaient ses mains.

***
« Est-ce que tu peux me rappeler, demanda Donis, ce qu’on fait à Athènes ? Parce que d’après ma carte, l’Olympe, c’est dans la direction opposée.
- Tu veux voir des dieux, oui ou non ?
- Oui, c’est justement pour ça que je me demande ce qu’on fout à Athènes !
- Je veux dire, les voir. Tu sais bien que les dieux ont masqué leur sanctuaire aux yeux des mortels. Alors est-ce que tu as une idée de comment faire pour les voir ?
- Hum, non, aucune.
- Moi non plus, mais si quelqu’un a une idée, il doit se trouver quelque part à Athènes en train d’essayer de la vendre. C’est comme ça que ça marche, ici. »
Tout en parlant, Aristide se cogna contre quelqu’un et lui présenta ses excuses, mais la personne en question paraissait passablement offensée, car elle pointait une épée dans sa direction, le visage déformé par la colère.
Il fallut quelques secondes au philosophe avant de réaliser qu’il s’agissait d’une statue. Une statue incroyablement réelle. Il regarda derrière elle et en aperçut des dizaines d’autres, éparpillées partout sur la place, dans des postures guerrières ou au contraire, agonisantes. Aristide, surpris, arrêta un passant.
« Dîtes-moi, je ne voudrais pas vous déranger mais… Est-ce que vous avez prévenu le sculpteur d’Athènes qu’il a égaré quelques-unes de ses… créations ?
- Vous plaisantez, j’espère ? C’est les grandes Dionysies en ce moment, tout le monde sait ça ! Vous venez de la cambrousse ou quoi ?
- Ben, oui, regardez, on a même un âne avec nous.
- Ah.
- On vient de Thèbes.
- Ah…
- Et on est des philosophes. L’âne aussi.
- Aaaah.
- C’est quoi exactement, demanda un Donis très intéressé dès qu’il entendait parler du dieu de l’alcool et de la fête, les grandes Dionysies ?
- Une fête qui dure toute la dernière semaine du mois du mars. En l’honneur de Dionysos, la ville organise un concours de tragédies. Cette année, le thème, c’est la chute de Troie. »
Aristide examina les statues avec attention. Il sentait confusément que quelque chose n’allait pas. Ses expériences répétées dans la mort le rendaient plus sensible à tout ce qui relevait du meurtre et il sentait qu’il planait sur cette ville une atmosphère malsaine et hostile.
Le philosophe campagnard l’ignorait, mais à Athènes, on appelait tout simplement ça une journée ensoleillée.
Soudain, une barque traversa le ciel. Il en fallait beaucoup pour choquer un Athénien. Les citoyens d’Athènes avaient appris à se montrer assez indifférents face à ce que les habitants des autres cités nommeraient des miracles. Toutes les semaines, un dieu s’écrasait avec fracas dans la ville, un héros miraculeux chassait un monstre surnaturel ou une jeune fille innocente se métamorphosait en animal. Forcément, quand vous pouvez trouver à trois rues de chez vous des gorgones reconverties en architecte, il en faut beaucoup pour vous surprendre.
Le spectacle d’une barque évoluant tranquillement dans le ciel n’avait donc pas grand chose d’étonnant. En revanche, qu’il s’agisse d’une barque égyptienne, avec toutes sortes de hiéroglyphes et de symboles étranges, voilà qui se révélait déjà un peu plus exotique. Mais qu’un homme en cape rouge portant le masque d’un dieu inconnu bombarde la foule avec des petits chevaux de bois, ça, ce n’était pas banal. Le temps que les gens réalisent qu’ils se faisaient agresser par des jouets, Aristide, lui, s’était déjà élancé à la poursuite de cette barque.
Il venait de reconnaître l’homme de la forêt aux dryades.

***
Hermès ne pouvait pas vraiment dire qu’il aimait Hadès. Pour sa défense, personne n’aimait vraiment Hadès. Déjà, il était sérieux et travailleur, deux tares insurmontables aux yeux des dieux grecs. Ensuite, il avait vraiment un goût trop développé pour la mise en scène. On pouvait à la rigueur passer outre son gigantesque palais pré-gothique avec ses crânes qui suivaient des yeux les visiteurs et ses rires fantomatiques dans chaque pièce. Mais sa peau livide, qui contrastait avec sa barbe et sa chevelure, qui brûlaient de toutes les nuances imaginables du noir, c’était décidément un peu trop.
« Parle, ô mon neveu, toi qui portes la voix de nos frères. Le Seigneur des Enfers Souterrains t’écoute.
- Salut, tonton. T’as redécoré depuis la dernière fois, non ? J’aime bien, c’est très… gris !
- Toi aussi, fit-t-il avec un de ses insupportables demi-sourires gelés, tu trouves le palais tout de suite plus accueillant ?
- Ça, c’est sûr, tes visiteurs doivent être tellement heureux quand ils arrivent ici ! C’est bien connu, le gris, c’est une couleur pleine de vie.
- Que me veux-tu, ô Hermès à la houlette d’or ?
- Ah oui, à ce propos, avec les autres Olympiens, on s’est mis d’accord pour arrêter les épithètes. C’est pas que même les mortels commençaient à trouver ça ridicules, mais…
- Aux Enfers, rien ne débute ni ne prend fin. Tout se maintient.
- D’accord, d’accord. Bref, je venais juste te demander un renseignement. Est-ce qu’il ne s’est pas passé, disons, des choses étranges chez toi, dernièrement ?
- D’étrange ? Dans le royaume des morts ? »
Au même moment, une âme en peine et en flammes traversa la pièce en hurlant et se jeta dans le fleuve infernal qui serpentait près du trône d’Hadès. Les pleurs de mille voix plus vieilles que le Temps résonnèrent alors dans les murs, tandis que dans l’eau, le cadavre se recroquevillait et devenait un bébé, qui disparaissait à l’intérieur du ventre de sa mère.
« Ouais, soupira Hermès, ça risque d’être plus long que prévu. »
Hadès claqua des doigts. L’un des innombrables rouleaux posés sur une étagère derrière lui bondit dans sa main et s’étendit sur plusieurs dizaines de mètres. Le dieu souterrain examina rapidement la liste de noms sans fin qui s’y trouvaient.
« J’ai quelques noms en double, depuis plusieurs jours. Et celui d’Aristide de Thèbes passe son temps à apparaître pour que Thanatos vienne le rayer dans la minute.
- Tiens, il a un passe-droit, celui-là ? C’est un nouveau héros ?
- Je ne sais pas trop, mais Thanatos m’a assuré qu’il s’occupait personnellement de son cas. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’un philosophe.
- Non, je cherche quelque chose d’important. T’aurais pas des soucis dans le Tartare, par exemple ? Ou aux Champs-Élysées ?
- Pas à ma connaissance. Mais je peux charger l’un de mes serviteurs de vérifier, si cela suffirait à te rassurer. Jalousie ! »
Jalousie apparut dans un nuage de soufre en grommelant. Il s’agissait d’un des fléaux de l’humanité libérés par Pandore. Comme tous ses frères, il avait été déçu de découvrir en quittant la boîte que la liberté dont ils avaient tant rêvé consistait en réalité en une servitude sans condition au dieu des morts. Comme bien des divinités, ils éprouvaient l’amer sentiment de s’être un peu fait arnaquer par Zeus, au moment de la répartition des rôles supra-célestes.
« Oui mon seigneur, que puis-je faire pour vous ? Perséphone a-t-elle besoin d’essayer une nouvelle robe ? A moins que ce soit pour une nouvelle paire de sandales, cette fois-ci ?
- Non, je veux que tu ailles vérifier qu’aucun de nos hôtes du Tartare ou des Champs-Élysées ne manque à l’appel. »
Jalousie grommela. Aider une femme à essayer de nouveaux habits, il pouvait le supporter : rien de tel pour susciter une bonne jalousie qu’une nouvelle robe éclatante. Mais devoir s’occuper de toute la comptabilité ne rentrait définitivement pas dans ses attributions.
« Bien, maître.
- Et n’oublie pas la formule cette fois-ci, Jalousie.
- Vos désirs sont des ordres, ô Incorruptible Gardien des Abysses Immémoriales. »
Jalousie disparut dans un nouveau nuage de soufre, qu’il espérait plus nauséabond encore que d’habitude. Si Hadès avait depuis longtemps perdu tout sens de l’odorat, Hermès en revanche apprécia à sa juste valeur olfactive cette légère revanche mesquine.
Mesquinerie, d’ailleurs, crut qu’on le conviait, et apparut dans une nouvelle explosion de soufre qui acheva l’exploit de masquer l’odeur de mort qui régnait aux Enfers.
« Oui mon seigneur, c’est encore pour aider Perséphone à montrer sa nouvelle robe à ses amies ? Ses nouvelles sandales, peut-être ? »

***
Aristide cavalait. Ce n’était pas un comportement habituel chez lui, les chapitres précédents nous ont déjà démontré qu’il éprouvait un léger problème avec le concept de la course. Mais aujourd’hui, il sentait quelque chose. A force de mourir à répétition, il devenait plus sensible à tout ce qui concernait ce domaine. La mort constituait en quelque chose une force invisible, présente partout et au cœur de chaque être vivant. Vivre, ce n’était guère plus que repousser la force de mort. Sauf chez cet homme masqué, Aristide le comprenait, à présent. Le philosophe se sentait mal à l’aise en sa présence parce qu’il n’y avait plus de mort autour de cet inconnu. Le regarder venait à regarder une pierre, mais une pierre qui s’agitait et parlait. La mort le traversait innocemment, comme s’il n’existait pas.
Il avait perdu de vue la barque depuis plusieurs minutes déjà, elle avait dû se poser près d’ici. Il courut au hasard et prit un nouvel embranchement, s’élançant dans une petite rue.
Il eut du mal à la voir, au début. Une troupe de curieux observaient le spectacle, comme hypnotisés. Mais on ne pouvait pas ne pas la voir.
Une danseuse égyptienne, qui dansait avec une grâce féline sur une musique qui semblait provenir d’une petite boîte près d’elle. Le peu d’habits qu’elle portait n’aurait guère permis de camoufler ses formes, et ils s’envolaient à chacun de ses mouvements. Paradoxalement, elle se mouvait à une telle vitesse qu’elle ne laissait pas le temps à l’œil humain de fixer une image précise de son corps. Ce qui n’empêchait pas les dizaines de paires d’yeux fixés sur celui-ci d’essayer avec beaucoup d’application. Un serpent coulait sur elle, et ses ondulations épousaient le rythme du corps de l’Egyptienne, soulignaient chacune de ses formes.
Aristide avala sa salive tandis qu’il sentit sa méditation philosophique se troubler. Il comprenait à présent pourquoi l’école de Thèbes avait banni toute proximité féminine, et il se promit de rester pur et incorruptible. Dès que la fin du spectacle.
Donis ne tarda pas à le rattraper. Sa méditation philosophique à lui ressemblait à un océan déchaîné, mais il s’agissait après tout de son état habituel. Donis ne savait même plus comment méditer si son esprit n’était pas déchiré par toute sorte d’images érotiques.
Anthropé les rattrapa en traînant. Si sa condition actuelle l’inclinait plutôt vers les juments bien constituées, il apprécia néanmoins avec un plaisir d’esthète ce spectacle enivrant.
Le temps passa et la musique finit par s’arrêter. Doucement, l’Egyptienne s’arrêta et Aristide réalisa avec gêne qu’avec sa simple toge, il devait porter sur lui assez de tissus pour habiller une dizaine de danseuses comme elle. En plein hiver. Si elles étaient prudes. Et particulièrement frileuses. La jeune femme lui sourit et le philosophe eut l’impression d’être seul au monde.
« Alors, le spectacle vous a plu ?
- Heu, oui, c’était très, heu… bien, et heu… ondulant et, heu… le serpent était super !
- Tant mieux, je vous devais bien ça, avant de vous faire condamner à mort.
- Heu, pardon ?
- Quoi, vous n’aviez pas encore compris ? C’est évident, il s’agit d’un piège. »
Aristide réalisa qu’à l’exception de la femme, de Donis et d’Anthropé, il était effectivement seul au monde. Ou en tout cas, seul à portée de vue. Un esclave scythe choisit précisément ce moment pour patrouiller dans la rue3. Il s’avança vers eux pour leur demander ce que signifiait ce rassemblement suspect, espérant pouvoir convaincre la jeune femme bronzée et pas très habillée de le suivre jusqu’au palais.
Aucun des philosophes n’eut le temps de l’avertir. L’Egyptienne, au mépris de toutes les lois et notamment celles de la logique, sortit une dague de son pagne en soie et l’envoya directement dans la gorge du malheureux. Il s’effondra en hurlant. Donis et Anthropé n’attendirent par leur reste et s’enfuirent à toute allure. Aristide, en revanche, fixait calmement la danseuse, qui lui renvoya son regard.
« Très bien, fit-t-elle, vous avez peut-être une minute avant l’arrivée des renforts. Vous avez une chance.
- Pour ?
- Pour vous venger. Prenez cette dague et tuez-moi, allez-y. »
Mais Aristide ne bougea pas. L’Egyptienne lui lança un regard étonné, puis courroucé. Sa silhouette s’effaça alors, comme un songe qui n’avait jamais existé. Les autres Scythes, avertit par le hurlement de leur compagnon, déboulèrent alors en courant. Aristide se baissa, récupéra la boîte à musique, et s’enfuit à son tour.
Les Scythes encerclèrent rapidement la rue. Anthropé réussit à forcer le barrage en jouant l’âne innocent, mais trois esclaves tombèrent sur Donis et le tabassèrent pour s’assurer de sa coopération. Quant à Aristide, isolé, aculé devant une falaise, il n’avait plus d’échappatoire. Les Scythes se rapprochaient en riant.
Plus d’autre échappatoire que la mort.
Il sauta de la falaise. Son corps atterrit sur la statue de Pâris, épée dressée. L’épée traversa son dos, ressortit de son ventre, et son sang aspergea la statue.
Les Scythes observèrent la scène quelques minutes, puis repartirent d’un pas tranquille. Ils ne ramassaient que les ordures métaphoriques, les ordures prosaïques n’entraient pas dans leurs attributions.
Aristide attendit un peu, puis ouvrit les yeux et se releva. Il quitta la scène du crime, la scène de son propre suicide, en titubant, et s’assit un peu plus haut pour récupérer ses forces. Il voyait encore son sang couler de la statue.
« Hé bien, marmonna-t-il ironiquement à l’attention du Pâris de pierre, quelle fête, hein ? »

___________________________________________________________________________

1 : Athènes était une démocratie : le peuple élisait démocratiquement les dirigeants qui obéiraient au Patriarche.
2 : Cette rumeur, comme beaucoup, se révèle largement exagérée. Tant que votre sang n’a pas coulé sur la lame, vous êtes parfaitement à l’abri.
3 : Les Athéniens ont un sens du commerce particulièrement développé. Pourquoi payer des policiers, quand des esclaves peuvent faire le même travail gratuitement ?
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyMar 24 Juil 2012 - 14:45

Attention, ce post a été rédigé le 13 juillet, mais malencontreusement absorbé par une faille temporelle. Puisqu'on vous le dit.

Anyway.

Bon, tu me connais, je suis pas du genre à commenter ligne par ligne, aussi me contenterais de content
(Oui, toujours aussi fun, toujours aussi décalé, que demande le peuple ?)
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyJeu 16 Aoû 2012 - 19:57

J'ai lu le premier acte et je me suis bien marré ^^. L'écriture est bonne et le rythme tient bien, le premier chapitre est même excellent. Concernant les petits changement qui risquent de venir dans l'acte II (genre plus de stand alone) c'est une bonne idée, ça peut éviter la monotonie inhérente à ce genre de texte. Parce que l'humour absurde c'est bien mais au bout d'un moment quand le lecteur à compris que tout pouvait vraiment arriver, l'effet de surprise s'amoindrit (je trouve) et il faut alors d'autres petites astuces pour captiver le lecteur (genre un fil rouge prenant, des images de poney qui apparaissent...)

J'attend que tu avance un peu l'acte II avant de continuer sinon je vais être frustré ^^.


Peut-etre une toute petite faute, chapitre 2 page 5:

Citation :
Par sa défense...
au lieu de Pour.

Ou alors il y a un jeu de mot qui m'a échappé Heureux

_________________
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyJeu 16 Aoû 2012 - 22:01

Merci beaucoup ^^ Il faut que je mette la suite en ligne prochainement, mais je suis un peu occupé pour le moment, du coup j'ai la flemme de m'y mettre XD Mais l'acte II est déjà écrit, il ne lui reste qu'à être relu.

Citation :
Concernant les petits changement qui risquent de venir dans l'acte II (genre plus de stand alone) c'est une bonne idée, ça peut éviter la monotonie inhérente à ce genre de texte. Parce que l'humour absurde c'est bien mais au bout d'un moment quand le lecteur à compris que tout pouvait vraiment arriver, l'effet de surprise s'amoindrit (je trouve) et il faut alors d'autres petites astuces pour captiver le lecteur (genre un fil rouge prenant, des images de poney qui apparaissent...)
Je suis d'accord avec toi, c'est quelque chose qu'il arrive trop souvent dans des films ou des livres que j'aime bien, du coup j'ai voulu éviter ce piège. Reste à espérer qu'on ne trouvera pas l'ambiance de l'acte II trop différente de celle du premier, justement... A vous de le me dire ^^

Oh, et je vais décevoir Rufus, mais non, j'ai pas prévu de poneys dans la Divine Cacophonie !

Citation :
Citation :
Par sa défense...
au lieu de Pour.
C'était pas un jeu de mot, j'ai corrigé la faute dans le fichier originel, thanks !
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyVen 17 Aoû 2012 - 7:49

On notera ici que ce n'est pas moi qui ai proposé de mettre les équidés...

Par contre, s'il faut relire l'Acte II, pourquoi ne me l'as-tu pas indiqué mercredi ?
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MessageSujet: Re: La divine cacophonie   La divine cacophonie EmptyVen 17 Aoû 2012 - 11:31

Sorry, là, j'avais complètement la Divine Cacophonie, je bosse tellement sur l'autre projet que celui-ci m'était sorti de la tête ! C'est parce que d'habitude je m'occupe de relire les chapitres tout seul, en fait ^^
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